Now Reading:
Syrie – Annonce et conséquences du retrait des forces américaines
Full Article 11 minutes read

Par Clémence Cassé, Xavier Marié et Simon Roche

 

Prenant par surprise les plus hauts responsables du Pentagone, mais aussi les alliés des Etats-Unis sur le terrain (Forces Démocratiques Syriennes, France et Royaume-Uni), le président Trump a donné l’ordre au Département de la Défense de procéder dans les plus brefs délais au retrait des forces américaines du théâtre syrien. Ces dernières représentent environ 2000 hommes, largement issus des forces spéciales du fait de la sensibilité des missions qu’ils conduisent en Syrie (appui des FDS dans la lutte contre Daech et formation des unités combattant ce même groupe) et de la complexité de l’environnement tactique (multiplicité des parties, enchevêtrement d’alliances et d’intérêts tantôt convergents, tantôt contradictoires).

 

Cette décision serait à l’origine de la démission du Secrétaire à la Défense James Mattis. Elle correspond à l’abandon du triple objectif que poursuivait la stratégie américaine en Syrie : la défaite durable et en profondeur de Daech ; le retrait ou du moins l’entrave des forces iraniennes et assimilées (avec notamment le retrait américain de la base syrienne d’al-Tanf, point de cristallisation des tensions entre Washington, Téhéran et Moscou, symbole de la réorientation du dispositif américain en vue de contrebalancer l’influence iranienne) ; le déclenchement d’un processus de transition politique. Si le caractère unilatéral de cette décision a pris de court le Pentagone comme les alliés de Washington, elle n’est pas structurellement surprenante, Donald Trump ayant dès sa campagne présidentielle exprimé le souhait de rapatrier au plus vite les soldats américains déployés à l’extérieur.

 

Cependant, selon un article du New York Times, les Etats-Unis pourraient ne pas quitter définitivement le conflit et le théâtre syriens, du fait de la conscience prégnante au sein du Pentagone que le combat contre l’Etat Islamique demeure une priorité. De fait, le Département de la Défense travaille à élaborer des options tactiques afin de maintenir la pression militaire sur Daech malgré l’ordre de retrait. Ces options seront présentées par le Pentagone au président Trump dans les prochaines semaines.

 

Outre la poursuite de frappes aériennes et la livraison d’armement aux FDS, l’administration américaine envisagerait ainsi l’action locale de groupes de forces spéciales, déployés dans le cadre de missions spécifiques. Ils prendraient pour appui le contingent américain déjà basé en Irak. De cette manière, les Etats-Unis pourraient maintenir une présence et un soutien direct aux FDS, fer de lance de la lutte contre Daech dans le nord du pays. Cette évolution tactique permettrait un recentrement à moyen terme des activités américaines dans la région vers l’Irak, selon les vues du Central Command, avec des forces américaines qui seraient stationnées de manière permanente dans le pays et projetées de manière ponctuelle au-delà de la frontière.

 

Cette option peut également répondre à une double réalité tactique.

Tout d’abord la vulnérabilité des forces spéciales et des groupes de commandos américains sur le territoire syrien face à des forces djihadistes qui ont appris à les surprendre, bénéficiant du terrain et de l’environnement : ainsi, par deux fois, en octobre et en novembre, ils ont profité des tempêtes de sable pour piéger les forces américaines, qui se sont retrouvées en difficulté. Une base permanente en Irak permettrait ainsi un repli sûr pour ces hommes.

 

D’autre part, une telle modalité d’intervention des forces spéciales pourrait marquer une évolution des vues de l’administration américaine vis-à-vis de la menace que continue à faire peser Daech, alors même que l’organisation perd de plus en plus son assise territoriale et en revient à des modes opératoires clandestins. L’intervention spécifique de tels groupes rapprocherait les Etats-Unis de la doctrine française de traque des djihadistes nationaux sur le sol syrien, puisque les Etats-Unis demeurent une cible prioritaire des organisations djihadistes.

 

Les conséquences de ce retrait sont complexes et marquées par une forte incertitude quant aux évolutions envisageables. Nous tenterons ici d’esquisser quelques scénarii potentiels pour les différents acteurs.

 

Daech :

Les experts de l’organisation islamiste estiment que celle-ci est loin d’être définitivement vaincue même si elle a perdu l’essentiel de son assise territoriale ; elle a subi de lourdes pertes matérielles, humaines mais aussi financières et a été durablement et profondément affaiblie par les efforts de la coalition internationale comme en témoigne son retour à la clandestinité et à une stratégie de guérilla. De manière symbolique, alors que Donald Trump annonçait ce retrait, Daech commettait un attentat à Raqqa, ancienne « capitale » syrienne de l’organisation qui avait été reconquise par les Forces démocratiques syriennes en octobre 2017 qui l’occupent depuis. Le retrait américain d’Irak en 2011 avait permis à Daech de s’implanter durablement au Levant : sans les frappes et les forces américaines, le combat contre l’Etat islamique sera difficile pour les FDS. Le statut des frappes aériennes américaines demeure à préciser, elles constitueraient une modalité efficace de poursuite du soutien américain, mais l’absence de contrôleurs aériens avancés américains (JTAC) pourrait les rendre moins précises, accroissant le risque de dommages collatéraux ou de frappes fratricides.

 

Forces démocratiques syriennes :

Jusqu’à présent, les forces américaines servaient de tampon militaire et diplomatique entre la Turquie et les Kurdes de Syrie. Les Forces démocratiques syriennes (FDS), alliance arabo-kurde, contrôlent l’essentiel du nord-est de la Syrie. Avec le retrait américain, elles se retrouvent placées en situation de grande vulnérabilité car prises en tenailles entre les forces résiduelles de Daech, les forces loyalistes et surtout la Turquie, qui a annoncé son intention de conduire une offensive dans un délai imminent à la fois contre Daech et contre cette force majoritairement kurde. En outre, ce retrait américain pourrait amener les forces kurdes un peu plus au bord de la rupture d’un point de vue matériel : alors qu’elles bénéficiaient de l’aide américaine depuis 2017, cet armement ne leur était fourni que jusqu’à la cessation des combats, et de manière plus formelle, jusqu’au départ des forces et de la logistique américaine. Néanmoins, le maintien de livraison d’armes aux FDS fait partie du panel d’options à l’élaboration duquel travaille le Pentagone.

 

Point particulièrement sensible, les FDS détiennent plusieurs centaines voire quelques milliers (jusqu’à 3 000) prisonniers issus des rangs de Daech qu’elles pourraient libérer (ou qui pourraient s’échapper) car leur surveillance mobilise beaucoup d’hommes pour ces forces en mauvaise posture. Or, parmi ces prisonniers se trouvent plusieurs dizaines de djihadistes français, dont certains sont des vétérans du djihad, comme Thomas Barnouin ou ont joué un rôle clé dans le déroulement des dernières attaques terroristes, à l’instar d’Adrien Guihal qui avait revendiqué les attaques de Magnanville et de Nice. Les FDS pourraient donc être tentés d’utiliser ces individus comme leviers de pression sur Paris pour s’assurer de son soutien.

 

Il est probable que les Kurdes des FDS essaieront de conclure un accord avec le régime syrien pour une autonomie limitée dans l’Est du pays contre leur loyauté: ainsi, toute attaque turque constituerait un affront à la Syrie et à son alliée, la Russie. De plus, le retrait américain laisserait les troupes françaises comme la principale force occidentale dans la région (environ 200 opérateurs des forces spéciales, même si la présence française reste peu connue et donc peu chiffrée). C’est pour cela que les FDS ont fait appel au soutien de la France afin de dissuader une offensive turque.

 

Iran :

le pays sera l’un des plus grands bénéficiaires du retrait américain : il a désormais le champ libre pour renforcer son emprise au Levant, établir un couloir entre Téhéran et la Méditerranée et conduire à bien son projet de liaison avec le Hezbollah. Il risque donc de devenir une menace accrue pour Israël. Ce revirement inattendu des Etats-Unis qui avaient fait des concessions majeures au gouvernement de Benjamin Netanyahou (retrait du JCPOA, déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem) jette une ombre de doute sur l’engagement américain auprès de ses alliés dans la région mais aussi sur la crédibilité de l’administration Trump et pourrait pousser ces derniers à se rapprocher de la Russie. Enfin, ce retrait risque d’accroître les tensions confessionnelles dans la région, ce qui pourrait être au fondement d’un nouveau cycle de violences et de radicalisation.

 

Régime syrien :

Damas a toujours dénoncé la présence américaine, présentée comme une occupation morcelant un pays déjà profondément divisé. En 2017, lors du recul territorial de Daech, les forces du régime et les forces kurdes (soutenues par Washington) sont rentrées en compétition pour prendre le contrôle des zones riches en ressources : les autorités gouvernementales ont tenu rigueur aux Etats-Unis de la prise de contrôle de ces ressources par les forces kurdes. Ainsi, le retrait américain devrait permettre au régime de reprendre la main sur une partie du territoire contrôlé pour l’instant par les FDS afin de mettre un terme au projet national kurde au nord du pays (point d’accord avec l’Iran et la Turquie). Néanmoins, Damas n’exclut pas que la Russie et la Turquie cherchent à se tailler une part du gâteau syrien: une alliance avec les Kurdes est donc envisageable pour stopper l’installation des Turcs sur le territoire syrien.

 

Turquie :

Une chaîne de télévision turque a annoncé que la décision américaine a été adoptée après un entretien téléphonique entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan. De fait, Donald Trump a clairement annoncé vouloir voir les acteurs locaux, au premier rang desquels Ankara, se charger de poursuivre la lutte contre Daech. Ce retrait laisse donc le champ libre à la Turquie pour agir contre les Kurdes des FDS, considérés comme terroristes du fait de leur proximité avec le PKK turc, (et une menace prioritaire sur Daech) et ce alors qu’une première opération avait déjà été lancée à leur encontre par Ankara et l’Armée syrienne libre dans l’enclave d’Afrin en janvier, ironiquement baptisée Rameau d’olivier. De fait, de nombreux observateurs signalent déjà l’arrivée de renforts militaires turcs à la frontière avec la Syrie, notamment en direction de la ville de Manbij, tenue par les Kurdes et où la présence militaire américaine et française avait dissuadé Ankara de conduire une offensive. Les autorités turques ont annoncé retarder leur offensive à l’est de l’Euphrate en attendant de connaître plus précisément les modalités du retrait américain.

 

Russie :

Moscou se trouve indiscutablement en position de force (5 000 hommes, plusieurs dizaines d’aéronefs, plusieurs bâtiments en Méditerranée, sans compter les mercenaires russes). La Russie se voit consacrée comme acteur central dans la reconfiguration des équilibres régionaux, et sera en mesure d’influencer de manière quasi unilatérale l’évolution de sa présence militaire en Syrie. En outre le théâtre syrien est l’occasion pour Moscou de regagner en crédibilité au plan militaire, et d’expérimenter en conditions réelles certains nouveaux armements (cf. tirs de missiles de croisière Kalibr).

 

France/Royaume-Uni :

Au moins à court terme, la décision américaine n’affectera pas le dispositif français, conformément à la volonté manifestée par les autorités de porter un coup d’arrêt durable au volet militaire de Daech au Levant, comme l’ont rappelé les ministres des Armées et des Affaires Européennes Florence Parly et Nathalie Loiseau. Rappelant que des poches de résistance de Daech au Levant demeuraient, et mettant en exergue le risque que ne se reforment des avatars du groupe en cas de retrait prématuré, elles ont ainsi souligné les divergences de vues et de priorités qui demeurent toujours possibles avec Washington, plaidant en faveur d’une autonomie stratégique accrue au niveau national et européen.

Le Royaume-Uni semble se positionner sur la même ligne, selon un communiqué du Foreign Office.

Néanmoins, l’action des forces françaises et anglaises sera vraisemblablement rendue plus exigeante encore par la fin de la présence américaine sur les routes permettant le ravitaillement en vivres et munitions.

Input your search keywords and press Enter.