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L’adaptation de Daech face à ses pertes territoriales – Interview de Historicoblog
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Propos recueillis le mercredi 21 novembre

 

Nous remercions très chaleureusement Historicoblog de nous avoir accordé cette interview passionnante.

 

 

Agrégé d’histoire, l’auteur travaille depuis août 2013 sur le conflit syrien et analyse les vidéos militaires de l’Etat islamique depuis août 2015 (210 analysées à ce jour). Il tient aussi le blog Historicoblog (4), et vous pouvez le suivre sur twitter sous le nom Historicoblog4. Il rédige au reste depuis novembre 2016 une chronique pour France-Soir, qui s’intéresse à l’actualité jihadiste. Vous pourrez retrouver au lien suivant les articles qui la composent :  www.francesoir.fr/contributeurs/Matteo-Puxton-Expert-etat-islamique-syrie-irak-propagande.

 

 

Nemrod: Depuis les pertes territoriales du groupe, quelles sont les perspectives qui se dessinent à moyen et long terme ?

 

Historicoblog: Il faut d’abord se rendre compte que l’évolution avait été anticipée depuis 2016, voire plus tôt, par Daech qui avait préparé la perte de son territoire. Depuis l’automne 2017, on assiste à un retour du mode insurrectionnel qui avait déjà été pratiqué en Irak dans certaines régions. Depuis moins de six mois, vers mars 2018, il y a donc un basculement de stratégie.

 

En Syrie, la situation est différente puisque la reprise des territoires conquis par Daech n’est pas terminée. Il reste un nombre important de poches de résistance, notamment dans les régions désertiques. Il y a deux secteurs « territoriaux » : la poche de Hajin assiégée par les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) ; et le désert à l’Est de Homs et à l’Ouest de Deir ez-Zor, où Daech maintient une présence sans que les forces du régime puissent contrôler complètement le terrain. Récemment une colonne de Daech en mouvement a justement été détruite par les forces du régime dans ce secteur.

 

Depuis juin, la tendance est effectivement à une évolution vers un mode insurrectionnel dans les régions de Raqqa, Hassaké et Deir Ez-Zor. On assiste à de nouvelles attaques à Manbij et à une présence persistante dans l’enclave d’Idlib.

 

C’est pour le groupe, un retour à la situation pré-2013 lorsque Daech se prénommait Etat Islamique d’Irak. Depuis, le groupe avait acquis davantage de capacités, un retour d’expérience, des ressources importantes et de nombreux combattants étrangers.

 

Cette situation peut-elle amener à une réévaluation des relations avec les autres groupes jihadistes, notamment al-Qaïda ?

 

Une alliance entre les groupes est peu probable depuis la scission entre Daech et al-Qaïda en 2014. Par exemple, au Yémen, les combats entre les partisans de Daech et AQPA (al-Qaïda dans la Péninsule Arabique) s’intensifient. En Somalie où se trouve un petit nombre de combattants de Daech, ces derniers sont traqués par HSM (Harakat al-Shabab al-Mujahidin, connu sous le nom d’al-Shabab, affilié à al-Qaïda).

 

Un basculement des combattants vers d’autres terres de jihad est-il possible ?

 

Des mouvements ont été constatés entre le groupe au Levant et les wilayats[1] extérieures, notamment en Afghanistan. S’agissant de l’Afrique occidentale, il y a un durcissement de la branche et des capacités militaires améliorées qui témoignent d’un lien plus fort avec le commandement au Levant mais nous n’avons pas de preuve de la présence d’étrangers. Par ailleurs le Nigéria a tendance à utiliser l’argument de l’arrivée de combattants étrangers pour justifier ses défaites récentes face aux raids lancés contre les bases militaires ces derniers temps…

 

Ces mouvements restent pour le moment circonscrits, avec de faibles transferts de combattants. Si le groupe y a reculé en automne 2017, la Libye constitue un terrain particulièrement inquiétant ; on y observe une recrudescence du groupe et une attention particulière portée par le commandement de Daech. Le manque de contrôle du territoire en fait un terreau particulièrement fertile.

 

On commence également à voir apparaître des combattants étrangers en Asie du Sud-Est (notamment aux Philippines), sans qu’on puisse déterminer s’il s’agit de décisions individuelles ou d’une stratégie du groupe.

 

Les groupes présents à Idlib, notamment le HTS (Hayat Tahrir al-Sham) tentent de se « syrianniser » en préconisant un jihad local, est-ce le cas de Daech ?

 

Le groupe a une capacité à s’inscrire dans une logique locale et à capitaliser sur les dissensions de ces adversaires. Par exemple, le groupe s’appuie dans la province de Raqqa sur des membres de la tribu al-Breij, présents à al-Karamah, en délicatesse avec les FDS[2]. De manière générale, Daech essaye de jouer sur les lignes de failles entre alliés, comme les dissensions entre les FDS et les populations arabes, l’opposition entre les FDS et les forces du régime syrien. A Idlib, le groupe profite des conflits entre groupes jihadistes et rebelles pour maintenir sa présence, espérant ne pas être une priorité pour ceux-ci. Hayat Tahrir al-Sham combat Daech sans réussir à l’éradiquer de la poche d’Idlib.

 

Alors qu’une alliance de fait existait entre le régime syrien et Daech, qu’en est-il aujourd’hui ?

 

Il est vrai que le régime a pu instrumentaliser Daech et a permis de le favoriser dans certaines zones, notamment grâce à des transferts de combattants. Au fur et à mesure que le régime syrien reprend des territoires, le groupe lui est de moins en moins utile: il a notamment liquidé le camp de Yarmouk. De son côté Daech, continue d’attaquer les zones tenues par le régime syrien et a adopté un mode insurrectionnel dans l’est.

 

Comment le commandement du groupe compte-t-il assurer sa sécurité ?

 

Quand la poche d’Hajin sera prise, le commandement pourra profiter du chaos pour se disséminer. Certains cadres sont partis en Afghanistan, notamment des gouverneurs de province, mais la structure de commandement reste profondément irakienne. Une évolution à surveiller sera l’ouverture de postes de commandements à des combattants non irakiens, alors que les liens entre wilayats se resserrent.

 

Quel est l’état des lieux de la situation militaire du groupe ?

 

En Irak, depuis les pertes territoriales subies par Daesh, le groupe est revenu à des méthodes insurrectionnelles avec la pose d’IED et des assassinats ciblés. Depuis février-mars, on assiste à des tactiques de plus en plus sophistiquées avec des assauts nocturnes de petites unités et le recours à des véhicules piégés. Trois secteurs sont de plus en plus actifs, la province de Ninive, al-Anbar et Falloujah. S’agissant d’al-Anbar, il y a eu moins d’activité récemment en raison des renforts envoyés à la frontière suite à la déroute des FDS devant Daech. La même logique peut être observée à Falloujah, sans doute à cause de la réaction des forces de sécurité après la montée en puissance de l’activité de Daech depuis septembre.

 

En Syrie, dans la poche d’Hajin, le groupe est encore capable de grandes opérations avec l’utilisation de tunnels et de snipers. Des grandes attaques mécanisées ont permis de reprendre une grande partie des territoires pris par les FDS cet été. La dernière contre-attaque d’ampleur des FDS date du 28 octobre[3].

 

À al-Safah, les combattants de l’Etat Islamique venus de Yarmouk ont tenu six mois avec une résistance très importante malgré des conditions de combats et de vie très dégradées. Si ces combats ont peu fait l’objet de propagande[4], ils montrent la capacité du groupe à opérer sur un entre-deux hybride entre combat conventionnel et asymétrique (combats d’infanterie, cavités, IED, mais aussi mortiers et tir de missiles antichars).

 

Sait-on où se situent les combattants étrangers ?

 

En Irak, l’insurrection est très majoritairement locale même s’il n’est pas exclu que des combattants étrangers aient pu se disséminer parmi la population après la fin des combats à Mossoul. En Syrie, dans la poche d’Hajin, plusieurs centaines de combattants étrangers sont encore présents.

 

S’agissant des Français, plusieurs centaines sont encore présents au Levant, la difficulté est de les placer avec une granularité précise. Certains sont encore actifs dans la poche d’Hajin, comme le seraient les frères Clain[5]. Depuis l’automne dernier, beaucoup de familles ont été capturées, principalement détenues par le YPG. Certains individus avec des profils importants ont été également capturés tels Thomas Barnouin ou Adrien Guihal[6].

 

Le groupe dispose-t-il encore de la capacité de monter des opérations extérieures complexes ?

 

La perte des bases territoriales a désorganisé les structures chargées des opérations extérieures mais trois autres menaces se profilent. La première vient d’individus radicalisés, frustrés de ne pas pouvoir rejoindre le Levant. La deuxième vient des individus qui sortiront de prison: l’année 2019 va voir une sortie massive d’anciens du jihad particulièrement aguerris, qui risquent de reconstituer des réseaux. La troisième vient d’individus de retour du Levant qui n’ont pas été détectés par les services.

 

L’organisation du groupe a-t-elle évolué en conséquence ?

 

Le schéma territorial a été revu avec la montée en puissance de la stratégie insurrectionnelle. Les wilayats au Levant ont été regroupées, il ne reste qu’une wilaya irakienne et une syrienne. L’Amnyat, le service chargé des opérations extérieures, a perdu de son ampleur, même si son rôle est rappelé dans certains communiqués.

 

S’agissant des individus, il est difficile de désigner des responsables. Abou Souleyman, que certains ont identifié comme Abdelillah Himich serait en fait Mohammed Abrini (aujourd’hui incarcéré). Comme le montre Mathieu Suc dans son nouveau livre Les espions de la terreur, les opérations extérieures ont été menées par un groupe de vétérans du jihad dont la plupart seraient morts (Boubakeur El-Hakim, Samir Nouad).

 

Début 2017, une nouvelle structure est apparue, le Comité de Logistique et d’Immigration (CLI). Son rôle est vague puisque les mouvements entre le Levant et le reste du monde deviennent de plus en plus difficiles pour le groupe. Les territoires encore contrôlés par l’organisation sont encerclés, et pour passer jusqu’en Turquie, il faudrait désormais traverser des zones occupés par le régime syrien, le YPG puis l’ASL.

 

Pour autant, l’organisation du groupe est encore capable de frapper à l’extérieure. L’attentat de Manchester en mai 2017 qui aurait été préparé depuis la Libye montre que la menace est en constante évolution.

 

Après plusieurs années d’attrition, le commandement du groupe a-t-il été renouvelé ?

 

Le commandement de Daech fait preuve d’une grande résilience. Abou Bakr al-Baghdadi a envoyé des signes de vie en août, et le porte-parole, Abou Hassan al-Mouhajir n’a pas changé. Les cadres sont toujours au Levant. Les productions vidéo et les communiqués montrent que les décisions sont encore centralisées. Même s’il existe des désaccords au sein du commandement (notamment sur la doctrine religieuse takfiriste), la cohérence reste intacte. Les liens avec les wilayats extérieures se sont même resserrés avec une attention accrue sur la Libye. Par exemple, lors de la mort du chef de la wilaya Sinaï, il a été immédiatement remplacé sans que la branche ne se désorganise.

 

Quelle est l’efficacité de la propagande et quel message le groupe cherche-t-il à faire passer malgré ses revers sur le terrain ?

 

On assiste depuis l’été 2015 à un repli en terme de volume de la propagande. La propagande sur la gouvernance et la vie sous le califat ont été remplacés par des vidéos presque uniquement militaires. L’appareil de propagande fait cependant preuve d’une résilience avec la publication de cinq à dix contenus par mois pour les vidéos. Les photos sont quasi quotidiennes et les communiqués sont quotidiens. Pour la propagande francophone, il y a une nette diminution avec beaucoup moins d’activités; celle-ci reposant essentiellement sur Telegram.

 

Dernièrement un accent est mis sur la propagande à destination des pays d’Asie, pouvant montrer une volonté de recrutement et un intérêt particulier pour l’actualité de pays tels les Philippines ou l’Indonésie.

 

Les revendications d’attentats semblent de plus en plus opportunistes, s’agit-il d’une volonté du groupe ou d’un manque de moyens ?

 

Effectivement, le groupe a lui même reconnu que certains des auteurs des attentats qu’il revendiquait n’avaient pas de lien direct avec Daech. C’est un peu des deux, le fondateur d’Amaq a été tué et certaines productions laissent à penser que le niveau de qualité a baissé. D’un autre côté, le groupe sait que la question des liens avec les auteurs est secondaire dans l’opinion publique et privilégie des attentats de faible intensité mais avec une fréquence plus importante.

 

 

 

SOURCES ET NOTES :

 

[1] Ndlr. Division administrative correspondant peu ou prou à une province ou gouvernorat sous le pouvoir d’un wali. Cette division administrative ayant existé à travers l’histoire et existant encore dans plusieurs pays musulmans fut reprise par Daech pour structurer le « Califat ».

[2] Tribu faisant partie des Afadlah, dominante à l’est de Raqqa composée d’environ 40 000 personnes. Leur centre est la ville d’al-Karamah à l’est de Raqqa sur l’Euphrate, où Daech est actif depuis cet été.

[3] Ndlr. L’interview fut effectuée le 21 novembre 2018.

[4] Il y a eu une vidéo au moment où Daech a évacué le plateau le 20 novembre. Avant seulement quelques reportages photos très limités.

[5] Ndlr. Islamistes toulousains proches de Mohamed Merah connus notamment pour avoir été les voix de la revendication des attentats du 13 Novembre 2015.

[6] Ndlr. Respectivement ancien des filières « irakiennes » proche des frères Clain ; et voix francophone au sein de Al-Hayat media, l’agence Amaq et la radio Al-Bayan ayant notamment revendiqué les attentats de Magnanville, Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray.

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