Par Maëlle Bongrand,
En l’espace de trois ans, la crise du Covid-19 puis la guerre russo-ukrainienne ont fragilisé les chaînes d’approvisionnement des denrées alimentaires. Dans le contexte d’une alimentation mondialisée, cette fragilisation a révélé les dangers d’une trop grande dépendance aux importations de denrées agricoles et alimentaires. La souveraineté alimentaire, c’est-à-dire le droit de chaque pays à maintenir et développer sa propre capacité de produire son alimentation de base en respectant la diversité des cultures et des produits[1], s’est alors imposée dans les discours officiels comme l’unique planche de salut pour la puissance agricole française, frappée de plein fouet par la hausse des prix des matières premières agricoles et énergétiques sur les marchés mondiaux. En parallèle, les chefs d’Etats et les organisations internationales ont également placé la coopération et l’entraide au cœur de leurs stratégies pour enrayer la crise alimentaire mondiale. Si souveraineté et solidarité servent une seule et même cause, la sécurité alimentaire, elles sont toutefois contradictoires par leurs effets.
La politique agricole et commerciale française semble elle aussi marquée par ces contradictions. D’un côté, la promotion de la consommation de produits nationaux voire locaux donnent lieu à des initiatives visant à relocaliser les filières agricoles et alimentaires, comme les Projets Alimentaires Territoriaux (PAT). De l’autre, des mesures prises au nom de la solidarité internationale encouragent l’importation de denrées alimentaires en provenance de l’Ukraine dont l’activité économique est fortement entravée par la guerre. C’est ainsi qu’en juin 2022 les droits de douane européens sur la volaille ukrainienne ont été levés et que les importations françaises de volailles ont augmenté de 122% lors du premier semestre 2022 par rapport à la moyenne de l’année passée sur la même période[2].
En plus d’étouffer la filière de la volaille de chair française déjà malmenée par la concurrence étrangère – pour rappel, un poulet sur deux consommé en France est importé[3] et un filet de poulet ukrainien coûte deux fois moins cher qu’un filet de poulet français[4] – cette mesure, en inondant le marché français de volailles importées, contredit ouvertement l’objectif affiché de consolider la souveraineté alimentaire française.
En effet, comme le précise très justement Pierre-Marie Aubert[5], la notion de souveraineté alimentaire est bien souvent utilisée à tort par nos dirigeants qui désignent et visent en réalité l’autosuffisance alimentaire. Or, l’autosuffisance alimentaire, en tant que capacité à satisfaire tous les besoins alimentaires d’une population par la seule production nationale[6], est inconciliable avec l’importation en masse de denrées étrangères. Seul un protectionnisme agricole extrême assurerait une réelle autosuffisance mais qui, par temps d’inflation galopante, fragiliserait une solidarité internationale reposant sur le maintien du libre-échange qui garantit la stabilité des prix et donc l’accès des Etats les plus vulnérables aux ressources. Les restrictions aux exportations alimentaires opérées par certains Etats membres pour assurer leur sécurité alimentaire nationale au détriment du principe de libre circulation des marchandises au sein du marché unique mais également de la sécurité alimentaire collective[7] ont par ailleurs été montrées du doigt.
Dans le cas de puissances aujourd’hui particulièrement exposées à l’insécurité alimentaire et supposées atteindre leur souveraineté alimentaire grâce à l’aide internationale, l’incohérence d’une stratégie combinant souveraineté alimentaire et aide alimentaire est d’autant plus visible. L’initiative FARM (Food and Agricultural Resilience Mission) lancée par la France en mars 2022 et portée par l’Union européenne, le G7 et l’Union africaine en témoigne. L’initiative prévoit une aide humanitaire d’urgence permise par la constitution d’un stock mondial de céréales financièrement accessible aux pays les plus menacés par l’insécurité alimentaire[8]. Dans une perspective d’autonomisation de leurs systèmes productifs agricoles, elle soutient également le développement de l’agriculture dans ces pays vulnérables. Si cette double stratégie est pensée comme complémentaire par ses instigateurs, elle n’en n’inquiète pas moins les principaux concernés qui y voient au contraire le risque d’accroître l’extraversion alimentaire de leur nation au détriment de leur souveraineté alimentaire. Pour Kako Nubukpo, commissaire à l’agriculture, aux ressources en eau et à l’environnement de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), l’aide alimentaire est une solution de court terme, nécessaire dans les situations d’urgence. Mais « l’Afrique doit nourrir l’Afrique » et investir dans ses moyens de production sur le long terme pour sortir de sa dépendance aux surplus agricoles européens[9].
Finalement, comme l’illustre le cas africain, bien plus que la compatibilité entre souveraineté alimentaire et entraide internationale, c’est la temporalité dans laquelle cette combinaison s’inscrit qui est à interroger. L’aide alimentaire internationale, ou encore les mesures douanières facilitant l’importation de denrées en provenance de pays en guerre comme l’Ukraine, doivent être pensées que comme des solutions temporaires uniquement déployées pour contrer les effets des crises alimentaires aiguës. Ces solutions ponctuelles ne doivent nuire à l’atteinte, sur le long terme, d’une souveraineté alimentaire bâtie sur un modèle de production nationale durable. Le risque, aujourd’hui bien réel, est que le système d’entraide se prolonge dans le temps et que les flux d’importations de volailles et d’exportations de céréales s’entérinent, esquissant les contours de nouveaux circuits commerciaux et renforçant l’interdépendance économique mondiale.