Par Michel Fosdinovo, professeur agrégé d’histoire
“Harry Caul is an invader of privacy. The best in the business. He can record any conversation between two people anywhere. So far, three people are dead because of him.”
Extrait du film The conversation (Conversation secrète), Francis Ford Coppola, 1974.
Le lundi 23 octobre 2022, le journal Le Monde révélait que l’entreprise américaine Phoenix Tower International négociait l’acquisition de 1226 sites de télécommunications en France auprès du groupe espagnol Cellnex[1]. Cette opération donnerait au groupe américain la possibilité d’accéder à 600 toits terrasses parisiens ; certains de ces toits, situés à proximités de ministères, d’ambassades ou de sièges sociaux d’importance, constitueraient des endroits rêvés pour installer des dispositifs d’écoute. À tel point qu’au ministère de l’économie et des finances, le Service d’Information Stratégique et de Sécurité économique (SISSE) suit le dossier de près pour des motifs de sécurité nationale.
Sa crainte est en effet que l’acquisition de ces infrastructures téléphoniques par un groupe américain ne permette à la CIA ou à la NSA de déployer des outils de renseignement sur des toits privés parisiens. Le procédé n’est pas nouveau : comme le relève encore Le Monde, les services secrets américains avaient installé, sur la terrasse de l’ambassade des États-Unis dans le 8ème arrondissement, des appareils permettant d’espionner l’Élysée. La présence de ce dispositif avait été confirmée en 2015 par les documents Wikileaks. Outre les craintes d’espionnage, l’article du Monde attire l’attention sur des infrastructures critiques difficiles à protéger, dont les enjeux pour la sécurité nationale sont pourtant cruciaux.
Les infrastructures de communication dans le jeu de la concurrence
Comment est-on passé en quelques années de stations d’écoute situées sur la terrasse d’une ambassade à des suspicions liées à la vente d’une infrastructure de télécommunication entre deux entreprises étrangères ? Cette affaire est le symptôme d’une évolution rapide du marché des télécoms, qui dissocie désormais la possession des infrastructures – les antennes relais – et l’offre commerciale – les forfaits téléphoniques par exemple. Les opérateurs, après avoir atteint dans les années 2010 des niveaux d’endettement record[2], ont en effet cédé leurs antennes pour dégager des liquidités ; ils louent désormais les infrastructures qu’ils utilisent auprès d’entreprises spécialisées[3]. Ainsi en France, 3% seulement des 30 000 pylônes de téléphonie mobile répartis sur le territoire appartiennent encore en propre aux opérateurs[4]. Ces cessions ont fait la fortune de groupes comme l’espagnol Cellnex, créé en 2000 et devenu depuis le premier acteur européen de la location d’antennes téléphoniques. La croissance rapide des groupes spécialisés dans la fourniture d’infrastructures téléphoniques rencontre toutefois une double limite, juridique et économique. Tout d’abord, du point de vue juridique, plusieurs autorités européennes de la concurrence craignent que Cellnex, qui contrôle par exemple 70% du marché des antennes téléphoniques en Italie, ne profite de sa situation de quasi-monopole pour pratiquer auprès des opérateurs des tarifs désavantageux. Le lundi 24 octobre 2022, Cellnex annonçait par exemple devoir revendre 1100 de ses tours sises au Royaume-Uni au groupe Wireless Infrastructure Group Limited[5] ; l’obligation lui en avait été faite par l’autorité britannique de la concurrence.
Ce modèle d’externalisation des tours téléphoniques à des acteurs nouveaux rencontre du reste une limite économique : les entreprises comme Cellnex se sont développées avec un fort effet de levier et ont ainsi, à leur tour, accumulé une dette importante. Un tel endettement est la source de fragilités que tentent d’exploiter de nouveaux concurrents comme Phoenix Tower International ; ceux-ci se livrent une bataille acharnée non seulement pour la possession des antennes, mais aussi pour la maîtrise des terrains sur lesquels elles sont situées[6]. La violence des processus concurrentiels entre les entreprises qui louent les antennes aux opérateurs a par exemple conduit en mai dernier à déplacer une antenne téléphonique en Alsace, laissant pendant plusieurs mois les habitants de 18 communes sans réseau téléphonique[7]. En mai, la préfecture de l’Eure, face à des stratégies similaires, a appelé à la vigilance les maires qui se voyaient proposer des loyers revalorisés pour des terrains sur lesquels étaient installées des tours. Ces infrastructures téléphoniques livrées à une telle concurrence sont pourtant stratégiques à trois titres : premièrement, elles assurent la capacité de la population à communiquer ; deuxièmement, elles font transiter des données qui, si elles étaient placées entre de mauvaises mains, pourraient être utilisées de manière malveillante. Troisièmement, les antennes sont parfois situées sur des sites stratégiques, notamment en zone urbaine : de tels sites privés peuvent donc, comme les toits de Paris, être exploités par des services étrangers.
Quelles solutions pour la sécurité des antennes téléphoniques ?
L’affaire symbolique des toits de Paris achève de révéler combien le contrôle des investissements constitue un pilier de la stratégie de sécurité nationale. Quels outils de protection le ministère de l’économie français pourrait-il mobiliser ? Le décret Montebourg de 2014 impose, dans certains secteurs, que la prise de contrôle d’une entreprise par un acteur étranger soit soumise à une validation ministérielle. Alors qu’un tel dispositif n’existait, avant 2014, que dans les seuls champs de la sécurité et de la défense, la liste des secteurs concernés n’a depuis cessé de s’allonger : elle fut étendue pour la dernière fois en 2019, et comprend notamment l’exploitation des réseaux et des communications électroniques. En réalité, des dispositifs similaires existent dans de nombreux pays : aux États-Unis, le Foreign Investment and National Security Act est ainsi entré en vigueur dès 2007. L’Allemagne elle-même, quoiqu’elle ne soit pas la patrie du protectionnisme, a adopté un décret similaire en 2017. Ce texte avait été pris Outre-Rhin dans le contexte d’une affaire qui avait scandalisé l’opinion publique : le groupe chinois Midea avait racheté en 2016 l’entreprise bavaroise Kuka, fleuron de la production de robots industriels pour le secteur automobile comme pour Airbus, faisant planer la crainte d’une perte de souveraineté sur un secteur industriel stratégique[8]. Aux États-Unis, en Allemagne ou en France, le principe est le même : la prise de contrôle d’un actif stratégique par un acteur étranger est soumise à un accord des ministères concernés.
Plus qu’à des règles juridiques gravées dans le marbre, ce régime d’autorisation ministérielle renvoie donc à des pratiques diplomatiques et à des rapports de force. Ce fut ainsi au terme de six mois de tractations avec General Electrics, Alstom et même des représentants de l’État américain qu’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, autorisa le rachat des activités énergie d’Alstom par General Electrics en novembre 2014[9].
Mais derrière le débat sur la nature stratégique des actifs se cache une perception de la menace : c’est en effet toujours en considération du profil de l’acquéreur que la décision ministérielle est prise. Dans le cas des antennes téléphoniques parisiennes, la préoccupation des services français de sécurité économique s’agissant du transfert d’une infrastructure d’un groupe espagnol à une entreprise américaine peut étonner. En première analyse, cette préoccupation témoigne qu’aux yeux du gouvernement français, un investisseur américain représente désormais une menace potentielle pour la sécurité nationale, à la différence d’un investisseur espagnol – chose qui n’avait rien d’évident au début des années 2000[10].
Mais plus encore, ce n’est pas ici, comme dans le cas d’une start-up stratégique, la crainte du déplacement d’une technologie française à l’étranger qui meut les services de Bercy ; c’est la volonté de se protéger contre une utilisation malveillante d’un site par des services de renseignement américains. La défense économique, ici, vise à protéger le territoire national contre des tactiques de subversion davantage qu’à protéger une industrie : un refus de l’acquisition des antennes parisiennes signifié à Phoenix Tower International constituerait donc un signal diplomatique fort envoyé à Washington, en même temps qu’une sanction économique indirecte de l’espionnage pratiqué en France par la CIA et la NSA depuis 2008 au moins.
En l’espèce, les documents de Wikileaks ont démontré en 2015 l’usage que pouvaient faire les Américains des toits de Paris ; en 2021, une enquête de la télévision danoise révélait que les scandales de 2015 n’avaient pas dissuadé l’« ami américain » de continuer à espionner ses alliés – en particulier français et allemand[11]. Reste à se demander si Bercy ira jusqu’au bout de ce rapport de forces pour signifier sa fermeté à Washington. Après le démantèlement de Gemplus, leader français dans le domaine des cartes à puce, racheté en 2003 par le fonds In Q Tel lié à la CIA, après l’affaire Alstom en 2014, un tel signal marquerait une volonté politique claire d’affirmer la sécurité économique du pays contre les velléités américaines.