Arnaud Valli, conseiller politique pour le Ministère des armées, spécialiste de stratégie maritime et de la Russie, officier de réserve opérationnelle dans la Marine nationale
Pouvez-vous nous présenter votre rôle et vos fonctions en tant que conseiller politique (POLAD) du commandant de l’état-major Maritime de l’OTAN ?
Initialement cadre dans l’industrie de défense, j’ai parallèlement poursuivi une carrière dans la réserve opérationnelle, et en tant que conseiller politique à plusieurs reprises. Ayant suivi une formation maritime dans la réserve et des études sur la Russie et l’environnement sécuritaire européen, j’ai eu l’opportunité de remplir la fonction de conseiller politique à temps plein en 2020, en tant que contractuel du ministère des Armées au sein du commandement maritime de l’OTAN.
Un conseiller politique est un spécialiste des relations internationales déployé au profit du commandant d’une opération militaire et/ou d’un État-major, dans le but de l’éclairer sur les questions politiques et diplomatiques qui pourraient impacter la mission et le déploiement des forces. Ce rôle est très souvent lié à une participation au sein des opérations extérieures de manière temporaire (ce que je continue à faire dans la réserve). Toutefois, il existe parfois un besoin permanent dans certains états-majors internationaux où les relations internationales et la gestion des crises font partie prenante du travail quotidien.
Au quotidien, le POLAD est très présent dans les réunions du Comand group et dans les décisions prises par le commandant de la force, notamment en raison de son statut particulier qui en fait un observateur « out of the box » qui échappe au poids de la hiérarchie. C’est aussi une fonction particulièrement utile pour anticiper les difficultés politiques ou nationales qui pourraient survenir pendant la planification d’opérations internationales (que cela soit entre alliés ou face à un adversaire), et qui peut faire le lien entre plusieurs sensibilités au sein des Etats-majors. Spécialiste d’une ou plusieurs régions sensibles et très souvent lié au monde universitaire ou de la recherche, le POLAD est aussi un intermédiaire entre son état-major et le monde civil (think tanks, universités, diplomates, experts etc.) ou même entre différentes administrations. J’ai tendance à affirmer que cette fonction se rapproche de celle d’un pont entre deux rives, entre militaires et civils, ou entre différents systèmes de pensées.
Vous avez donc vu de « l’intérieur » le lancement du conflit ukrainien, pouvez-vous nous dire quel a été le rôle de l’OTAN dans ce conflit ?
Vous vous doutez qu’une large partie de mon expérience sur le sujet n’a pas vocation à être rendue publique. Je me limiterai à dire que j’ai particulièrement pu observer la différence d’interprétation entre les alliés aux prémices du conflit, bien qu’il n’y ait eu aucune surprise sur le niveau et la finalité des préparatifs russes d’invasion. L’OTAN a été placé en alerte bien avant que l’immense majorité des opinions publiques n’ait réalisé l’imminence et l’importance de cette invasion. Cela restera pour moi une leçon sur le fait qu’il est essentiel de mieux préparer nos décideurs politiques et nos opinions aux ruptures stratégiques et à la fin du confort diplomatique dont nous avons bénéficié des décennies durant. L’affrontement stratégique actuel est hélas là pour durer, et il n’y aucun observateur militaire ou stratégiste sérieux sur la Russie qui ne puisse en douter aujourd’hui.
Le rôle dans l’OTAN dans le lancement du conflit a été structurellement limité, d’une part car l’Ukraine ne fait pas partie de l’alliance et qu’elle ne bénéficiait pas à ce titre des mécanismes précieux de dissuasion qui auraient pu lui éviter le pire. D’autre part, le narratif russe consistant à présenter cette invasion comme une tentative de « neutraliser » l’Ukraine et d’empêcher l’OTAN de s’étendre ne résiste pas longtemps à l’analyse des faits et face à la réalité d’une tentative d’annexion pure et simple. Dans ce contexte, les capacités dissuasives de l’OTAN ne pouvaient peser dans les calculs politiques du Kremlin. Etant par nature une alliance défensive, il était évident que l’OTAN ne riposterait pas cinétiquement face à cette invasion.
En revanche l’OTAN a bien connu un choc structurel après le 24 février 2022. Non seulement, l’intégralité de ses membres ont réalisé qu’il s’agissait bien d’une des meilleures assurances vies possibles, d’autre part, l’organisation devait très vite monter en gamme face aux nouveaux défis stratégiques. Après une parenthèse de 20 ans de contreterrorisme et d’opérations extérieures malheureuses, l’alliance revient à ses fondamentaux et aux raisons même de son existence : son rôle de protection et de dissuasion du fort au fort. En plus de recevoir le commandement direct de centaines de milliers d’hommes et d’assurer une présence militaire bien plus forte à l’Est (qui était jusque-là réduite justement pour ne pas provoquer Moscou), l’OTAN et ses capacités d’entrainement et de standardisation ont démontré qu’elles étaient bien capables de mettre en œuvre un appareil militaire composé d’une trentaine de nationalités.
Au-delà de ces capacités de réassurance dont la montée en puissance a été assez remarquable, l’OTAN a ensuite été un facilitateur de l’aide à l’Ukraine. Si ce sont bien les Etats membres qui décident souverainement de l’aide à apporter à Kyiv, certains organismes ou processus otaniens ont pu aider à la montée en puissance de l’armée ukrainienne, tant en termes de formations que d’apport matériel ou de coordination des efforts des alliés, qui comporte d’ailleurs nombre de pays non membres de l’OTAN au sein du groupe de Ramstein. Ce soutien direct des membres et indirect de l’OTAN est absolument nécessaire pour permettre à l’Ukraine de protéger sa terre et sa population. Mais rappelons encore une fois que le rôle principal de l’Alliance dans cette crise est de préserver la paix chez nous en rappelant à Moscou les risques de faire escalader la situation ou de menacer d’invasion d’autres pays.
Plus largement, quelles évolutions voyez-vous pour l’OTAN dans les années à venir ? Quel est aujourd’hui l’état de la relation entre la France et l’OTAN ?
L’OTAN a définitivement amorcé son virage doctrinal sur la dissuasion et la protection du continent européen, comme cela a été acté par le sommet de Madrid. Le sommet de Vilnius a lui notamment ouvert la porte d’une potentielle adhésion de l’Ukraine à l’Alliance. Cette potentielle adhésion sera une question essentielle dans les prochaines années. Dans quel état et comment sortira l’Ukraine de la guerre, et comment lui garantir une protection au sein de la famille occidentale face à un pays qui a rompu l’intégralité de ses promesses diplomatiques et ses responsabilités de grande puissance nucléaire au cours des dernières années ?
Une des autres grandes questions sera l’avenir du lien entre les deux rives de l’atlantique. Les Etats-Unis sont tiraillés une fois de plus entre leurs engagements mondiaux (les conséquences de l’hyperpuissance) et leur volonté d’isolationnisme. La potentielle réélection de Donald Trump a de quoi donner des sueurs froides à nombres d’européens qui ne peuvent assurer leur défense sans alliés et qui connaissent le poids fondamental des Etats-Unis dans la protection du continent. Aucune mesure de remplacement à court terme ne semble réaliste, même avec l’augmentation relative des budgets de défense européen et plusieurs avancées au sein de la relation avec l’Union européenne et de ses différentes politiques de défense. L’horizon de l’OTAN comme premier protecteur du continent semble indépassable à court terme, et c’est bien pour cela que l’immense majorité de nos alliés continueront de prioriser leur engagement au sein de l’alliance pour conserver ce lien ombilical avec l’autre côté de l’Atlantique.
La question française est toujours particulière, comme le montre d’ailleurs votre question. Vous parlez de « l’état de la relation entre la France et l’OTAN » : mais la France c’est l’OTAN. Elle n’est pas un membre à côté, à plus forte raison depuis la réintégration du commandement intégré en 2009. C’est bien plus au niveau des mentalités françaises que cette séparation existe, fruit d’une politique de dissuasion nucléaire totalement indépendante et d’une longue tradition stratégique très francocentrée qui ne nous rend pas tributaire d’une alliance comme garantie suprême de notre sécurité. Cette différence existera probablement toujours avec la plupart de nos alliés.
Néanmoins depuis 2020 une vraie inflexion a été faite avec le General Burkhard et la réalisation de plusieurs constats stratégiques. Tout d’abord, l’OTAN est la pierre angulaire de la politique de défense de l’ensemble de nos alliés européens. Ensuite, la France ne pourra pousser ses arguments sur l’autonomie stratégique ou le renforcement des capacités européennes sans prendre sa juste part dans l’OTAN. Enfin, les efforts au sein de l’OTAN ne sont pas incompatibles avec l’Union européenne mais peuvent être complémentaires. Ce constat a amené à une vraie montée en gamme de la participation de la France au sein de l’OTAN, et à un renouveau des profils envoyés, dont j’ai par ailleurs fait partie. Rien qu’entre ma première année au Commandement maritime de l’OTAN et mon départ, la participation française a plus que quadruplé et est devenue l’un des piliers essentiels des opérations navales de l’alliance, appréciée et réclamée par ses pairs. C’est par cette participation accrue au sein de l’OTAN que la France réalise un double objectif très utile : assurer la sécurité de l’espace euro-atlantique et influencer par sa présence l’avenir de la plus puissante alliance militaire de l’Histoire.
Le dernier concept stratégique adopté à Madrid en juin 2022 fait référence au “défi chinois”. L’OTAN se veut-elle une organisation d’endiguement de la Chine?
Notons d’abord que cette référence explicite à la Chine arrive quelques années après que d’autres institutions importantes, comme l’Union européenne, aient définit la Chine comme un « rival systémique ». Notons également que la Chine n’est évidemment pas mise au même niveau de risque stratégique que la Russie ou que les groupes armés terroristes, qui demeureront la première menace sécuritaire en Europe.
Il est cependant aujourd’hui indéniable que la Chine représente un défi stratégique aux implications mondiales, que cela concerne des questions d’accès aux ressources, de compétition économique ou d’enjeux environnementaux. Comme vous le savez peut-être, les bordures de l’OTAN sont strictement définies par la charte de l’Atlantique, mais cela n’empêche pas l’alliance de considérer la Chine comme un acteur stratégique dans notre espace. Ainsi, rien que dans le domaine maritime, en plus de devenir la plus grande flotte militaire du monde en nombre de navires, il suffit d’observer quelles sont les prises de participations chinoises dans la plupart des grands ports européens, l’extension de leur marine de pêche dans les ZEE des Etats membres ou la présence de Task Forces chinoises dans des détroits stratégiques pour l’alliance (Suez, Bab El mandeb, parfois Gibraltar etc.) La Chine devenant une superpuissance globale, il serait contreproductif pour les alliés de ne pas prendre en compte cette réalité dans leur concept stratégique décennal.
Même si l’OTAN se rapproche d’autres nations aux mêmes valeurs démocratiques et aux enjeux communs dans l’Indopacifique (Australie, Nouvelle Zélande, Japon et Corée du sud), les alliés dans leur ensemble ne sont pas prêts à accorder à l’espace Indopacifique la même priorité qu’à l’espace euro-atlantique. Les débats sur l’installation ou non d’un bureau de représentation à Tokyo en témoignent.
L’OTAN n’a ainsi pas pour vocation idéologique ou géographique d’endiguer le développement de la Chine. Mais il existe un consensus chez l’intégralité des alliés que ce développement ne peut se faire au détriment des règles internationales ou du respect de la souveraineté d’autres nations. Sur un domaine très cher au MARCOM, le principe de la libre circulation sur les mers est perçu comme universel et consubstantiel à la sécurité du commerce et au développement économique. Le rapprochement de la Chine avec Moscou suscite évidemment beaucoup d’inquiétudes, d’autant plus que la guerre en Ukraine s’installe dans la durée. Je pense également que les alliés restent aussi profondément marqués par la crise du Covid et la politique extrêmement mensongère et agressive de Pékin à leur égard. Il n’est donc pas étonnant de voir des frictions diplomatiques entre certaines nations membres et la Chine, mais nous sommes extrêmement loin de voir une prise en compte de la Chine comme rival militaire de l’OTAN, qui a déjà beaucoup d’autres chats à fouetter. La Chine a également beaucoup d’autres sujets dans son espace proche. Mais les conséquences de ses actions auront de toutes façons des répercussions jusqu’en Europe.
Le monde est un espace qui se conflictualise de plus de plus, où la force brute redevient un outil diplomatique presque comme un autre pour certaines puissances. Dans ce contexte, il me semble d’autant plus important pour la France de continuer de travailler de concert avec des puissances alliées pour continuer de dissuader nos compétiteurs d’aller trop loin, et de défendre ce qui doit l’être. C’est grâce à cela que nous resterons maîtres de notre avenir.