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Les assassinats ciblés au service des intérêts stratégiques d’Israël
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Le mardi 2 janvier 2024 à 17h41, Saleh al-Arouri a été la cible d’une attaque de drone alors qu’il se trouvait à Beyrouth. Le n°2 du bureau politique du Hamas ainsi que plusieurs autres membres importants ont été tués sur le coup. Ils ont été victimes d’un outil stratégique controversé qu’Israël développe depuis plusieurs années : l’assassinat ciblé, que le gouvernement israélien préfère qualifier de « prévention ciblée ».  Quatre ans plus tôt, presque jour pour jour, cette même stratégie avait coûté la vie à Qassem Soleimani. Le célèbre général iranien avait été abattu par l’armée américaine à l’aide d’un drone de combat.

 

Al-Arouri était un Palestinien engagé dans le militantisme islamique anti-israélien depuis les années 1980. Il avait été incarcéré pendant plus de dix-huit années dans les prisons israéliennes pour son activisme et avait atteint un très haut niveau de responsabilités au sein du Hamas. Il fut notamment impliqué dans les négociations spectaculaires de 2010 au cours desquelles Israël s’était résolu à relâcher un millier de prisonniers palestiniens en échange du retour d’un soldat israélien capturé. Finalement libéré mais contraint à l’exil, Al-Arouri avait habité plusieurs pays et se trouvait à Beyrouth lors de son assassinat, où il assurait notamment la liaison entre le Hamas et le Hezbollah. On lui prête également une grande responsabilité dans la planification des attaques du 7 octobre perpétuées par le Hamas.

 

Il devint donc une cible prioritaire pour les services de sécurité israéliens. Il était déjà considéré  comme un terroriste depuis 2015 par le gouvernement des États-Unis qui s’engageait à rétribuer de 5 millions de dollars toute information pouvant conduire à sa capture. Al-Arouri vivait donc avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête depuis plusieurs années.

 

Pourtant, sa mort coïncide avec une stratégie israélienne spécifique qui consiste à tenter d’affaiblir le Hamas en s’attaquant à ses cadres. En effet, Israël considère que la lutte contre le groupe armé doit passer par une éradication des éléments structurants de son organisation. Si Al-Arouri faisait partie de la direction du Hamas, beaucoup d’assassinats ciblés visent prioritairement des cadres de moyenne importance. Le but : empêcher le groupe armé de préparer l’avenir et de former ses dirigeants futurs en les éliminant. Cette politique s’est intensifiée à partir de la Deuxième Intifada entre 2000 et 2005, puis elle s’est considérablement développée durant les années 2010.

 

L’assassinat ciblé présente des intérêts stratégiques évidents. Nul besoin d’envoyer des troupes au sol, ni d’engager des moyens considérables, ce type d’action « chirurgicale » vise à optimiser le rapport entre les dégâts causés et l’intérêt stratégique d’une élimination. Israël a pu recourir à différentes méthodes allant du tir de précision au drone en passant par l’agent infiltré.

 

Ces procédés ont fait l’objet de critiques de la part des grands États occidentaux qui ont finalement commencé à recourir aux mêmes types d’actions après le 11 septembre 2001 pour les États-Unis et dans leurs engagements militaires contre le djihadisme pour la France ou le Royaume-Uni. D’une certaine façon, la politique d’assassinats ciblés initiée par Israël est devenue une nouvelle doctrine militaro-sécuritaire assez largement employée. Le développement des drones facilite et accroît cette tendance pour des raisons pratiques.

 

Juridiquement, Israël profite d’une forme d’ambiguïté. En effet, l’assassinat ciblé organisé par un gouvernement sur son propre territoire est comparable à une application de peine de mort sans procès (celle-ci n’est d’ailleurs appliquée qu’en cas d’activité terroriste en Israël), comme le soulignait récemment Ariel Colonomos, docteur en sciences politiques enseignant à Sciences po Paris. Cependant, beaucoup de ces assassinats ciblés se déroulent en dehors du territoire israélien : c’est par exemple le cas de celui d’Al-Arouri qui qui a suscité l’indignation  du gouvernement libanais. Concernant les éliminations organisées sur le sol israélien, le gouvernement de l’État hébreu peut toujours se justifier en affirmant que certaines parties de son territoire ne sont pas pleinement sous son contrôle et sous le coup d’un conflit armé. Les règles de la guerre remplacent alors le droit usuel, jugé impropre à statuer sur ces sujets par le gouvernement. De fait, les assassinats ciblés israéliens sont décidés par un comité restreint autour de la personne du Premier Ministre. Ce comité rassemble des généraux, des juristes mais également des philosophes qui apportent sans doute un éclairage moral et civique à ces questions stratégiques.

 

La Cour suprême israélienne a longtemps tergiversé autour de ce sujet. L’assassinat ciblé ne respecte pas le droit international. Pourtant, l’instance israélienne  reconnaît l’utilité de ces actions et a choisi de leur accorder un statut qui n’est ni légal ni illégal, mais dont chaque projet est à juger au cas par cas. Une attention particulière doit être portée aux dégâts collatéraux et à l’identification de la cible, découlant de cela la nécessité d’une activité de renseignement très approfondie. L’élimination du 2 janvier en est un exemple, il a fallu repérer et identifier la cible mais également s’assurer que la frappe aérienne ne serait pas la cause de dégâts collatéraux.

 

Qu’en est-il de la pertinence d’une telle stratégie sécuritaire ? Elle est évidemment l’objet d’un débat entre ceux qui tâchent de la justifier et ceux qui remettent en question son efficacité. Les partisans de l’assassinat ciblé estiment que cette politique a fait ses preuves. En effet, son développement est associé à une diminution significative des attentats-suicides commis en territoire hébreu par les Palestiniens. Pourtant, certains opposent à cet argument que cette diminution s’explique par l’érection, à partir de 2002, du mur de sécurité qui sépare les territoires hébreux des territoires palestiniens sur plus de 700 kilomètres. Celui-ci a rendu beaucoup plus difficile pour les Palestiniens le passage d’un côté à l’autre de la muraille et donc la planification d’attaques terroristes.

 

De façon générale, la mention de « guerre contre le terrorisme » demeure le pilier sur lequel repose la justification de telles pratiques. En qualifiant ainsi sa lutte contre le Hamas, Israël fait de ce combat une mission qui ne doit souffrir aucun obstacle et favorise la légitimation de tous les moyens possibles, y compris les plus controversés. Si d’autres États ont recours à l’assassinat ciblé, Israël se distingue tout de même par la récurrence de ce type d’opération. Le manque de données, très protégées par l’État israélien, empêche de chiffrer précisément la quantité de personnes éliminées de cette façon. Cette culture de l’élimination des éléments jugés dangereux est évidemment à chercher du côté de l’histoire de l’État d’Israël. Outre le génocide subi par les Juifs d’Europe durant la Seconde guerre mondiale, les violences commises à l’encontre des populations hébraïques en Palestine ont commencé au lendemain du vote de l’Assemblée générale des Nations unies pour la partition de la Palestine, le 29 novembre 1947. Alors que l’accord ne doit entrer en vigueur que six mois plus tard, des civils juifs sont déjà pris pour cibles par des groupes armés palestiniens. Les deux communautés entrent dans une phase de conflit considérable. les armements étaient rudimentaires. Face à de nombreuses lacunes, le commandement de la Haganah guidé par David Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël, se résout à procéder à l’élimination de cibles dont la disparition constitue un gain stratégique pour les Juifs. Yaakov Dori, commandant en chef de la Haganah, a établi que ces actions ciblées doivent consister en la capture ou l’élimination de leaders politiques arabes. La Haganah dispose d’une branche préposée au renseignement qui développe rapidement des moyens humains et électroniques pour traquer des cibles.

 

La guerre israélo-arabe de 1948 commence avec les Israéliens d’un côté et les Palestiniens, soutenus par les pays arabes aux alentours. Les attaques arabes contre Israël continuent et la nécessité de s’en prémunir n’en est que décuplée. Avec cette fondation étatique fusionnent les différents services préposés au renseignement que comptent la Haganah pour former une entité à trois branches composée de l’AMAN (renseignement militaire), le Shin Bet (renseignement intérieur) et le Mossad (renseignement extérieur). Le poids de ces institutions est tout de suite très important, compte tenu de la menace sécuritaire. Les agences de renseignement sont placées entre les mains du Premier Ministre et du Ministre de la Défense. Par ailleurs, ces administrations sont complètement dissimulées à la société israélienne et la mention de leur existence, non reconnue par l’État israélien, est tout simplement interdite pendant plusieurs décennies. Les premières années du renseignement israélien sont donc marquées par l’ombre et l’impunité juridique, cela justifié par la nécessité de préserver la sécurité de l’État. Ben Gourion se dota du pouvoir d’ordonner des exécutions contre les ennemis d’Israël. Plus encore, la charte du Mossad rédigée par Isser Harel, son directeur de 1952 à 1963, stipule que les services doivent protéger les Juifs au-delà du territoire d’Israël. Il apparaît clair pour les acteurs du renseignement israélien que l’assassinat ciblé est la méthode par excellence pour assurer la protection de la communauté juive.

 

La culture du renseignement et de la défense israélienne tire ainsi ses origines de l’opacité de ses premières heures. Elle perdure aujourd’hui et émerge dès qu’une menace sécuritaire se fait sentir pour Israël. Le Hamas et les organisations hostiles au régime israélien continueront donc très probablement à en faire les frais.

Sources :

Bergman Ronen, “Lève-toi et tue le premier”,, L’histoire secrète des assassinats ciblés commandités par Israël, 2018

Ferey Amélie, « La prudence du prince : les assassinats ciblés et leurs conséquences stratégiques, internationales et politiques », Les Champs de Mars, vol. 30+s, no. 1, 2018, pp. 467-478.

Assassinats ciblés : une pratique militaire, une question juridique: épisode • 11 du podcast Israël-Palestine : les mots de la guerre, (radiofrance.fr)

Israël-Hamas, l’heure des assassinats ciblés a sonné (lejdd.fr)

Targeted Killings Work – Military Strategy Magazine

A look at killings of militant leaders believed targeted by Israel – The Washington Post

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