Par Naël Madi, Président de Nemrod – Enjeux Contemporains de Défense et de Sécurité.
A l’heure où nous rédigeons ces lignes, le Moyen-Orient attend la réaction des États-Unis après la mort de trois de ses soldats en Jordanie, visés par un drone tiré par un proxy de Téhéran. Si la République islamique d’Iran s’est empressée de dénier toute responsabilité dans cette attaque, le drone utilisé a été fabriqué sur ses terres, et ceux qui l’ont tiré sont financés par Téhéran.
Quelle juste réaction ? C’est la question que devra trancher le Président des États-Unis, Joe Biden. Son pays, a-t-il déclaré, répondra à cette attaque par la force, en visant les responsables. Mais quels responsables, ceux qui ont exécuté le tir ou ceux qui l’ont commandé ? Autrement dit, la milice chiite qui a armé le drone ou Téhéran ? Les heures qui viennent nous le diront.
Pour reprendre un terme anglais passé dans la littérature stratégique, cette attaque le 29 janvier contre la base T-22 de l’armée américaine, située en Jordanie à la frontière avec la Syrie, est un « game changer ». Du sang américain a coulé. Et nous pouvons interroger la stratégie américaine dans la région qui avait justement déporté une partie de ses troupes du Qatar vers cette base pour les « protéger » car ils étaient trop vulnérables en face de l’Iran. Il n’existe donc aucune zone de sécurité dans la région que Téhéran et les milices qui lui sont inféodées ne sauraient atteindre.
Depuis le 7 octobre 2023, plus de cent attaques contre des bases américaines avaient eu lieu, mais aucune n’avait encore fait de mort. Ce qui n’avait d’ailleurs pas empêché les Américains de frapper fort pour éviter toute escalade dont des frappes en Irak en décembre 2023. Force est de constater qu’ils ont échoué à enrayer cette dynamique mortifère. A l’inverse des précédentes, cette attaque a été réalisée non pour prévenir mais pour punir. Le drone pro-iranien a été tiré au moment où un drone américain se posait sur la base afin d’empêcher les tirs des batteries anti-aériennes américaines au risque de cibler leur propre drone.
Contrairement à la situation en 2020 ayant amené à l’assassinat du Ghassem Soleimani1, le conflit entre l’Iran et les États-Unis intègre la guerre à Gaza. L’Iran, principal soutien du Hamas, contient sa réaction afin d’éviter un conflit ouvert avec l’État hébreu. Ainsi, l’Iran répond à Israël en frappant les Etats-Unis. L’objectif est double : montrer à l’opinion publique de la région que l’Iran agit en défiant le « Grand Satan » américain ; faire pression sur des États-Unis qui veulent à tout prix éviter tout conflit régional afin qu’ils tempèrent l’offensive israélienne sur la bande de Gaza. Les États-Unis sont dans un rôle de soupape de déconfliction à leurs corps défendants.
Frapper la base T-22 permettait à l’Iran d’envoyer un message direct aux États-Unis. En effet, entre la base T-22 et leur base en Syrie Al-Tanf, les États-Unis disposent d’un corridor aérien qui permet à leurs avions de survoler une partie du territoire syrien. Ce corridor constitue un cordon de sécurité pour tout avion américain sur zone ; il sert au ravitaillement de la base en hommes, armes et nourritures plutôt qu’à lancer des actions militaires. Or, Israël a utilisé ce corridor pour assassiner le général Razi Moussavi, haut gradé des gardiens de la révolution, à Damas fin décembre 2023. Grâce à ce corridor, les avions israéliens sont assimilés à des avions américains par les forces syriennes, jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour les frapper. Le message de Téhéran est clair : Washington doit cesser de prêter ce corridor aux avions israéliens pour réaliser leurs raids contre les forces iraniennes sises en Syrie.
La réponse américaine se veut suffisamment ferme, d’autant plus que la réaction qu’aura Joe Biden représente un important enjeu de politique intérieure : les Républicains fustigent la mollesse du président démocrate, et se réclament de l’assassinat de Souleimani sous Donald Trump pour vilipender par contraste les hésitations de Biden.
Il s’agit donc, pour l’État-major américain, de frapper si fort que l’adversaire n’aurait d’autre choix, s’il voulait répondre, que de déclencher la guerre, chose que l’Iran ne veut absolument pas. L’enjeu est bien ici de réinstaurer une relation de dissuasion tout en ménageant une porte de sortie à Téhéran. Rappelons que les deux ennemis continuent à se parler. Washington avait ainsi prévenu Téhéran d’une attaque imminente de l’État islamique sur son sol, attentat ayant fait 91 morts à Kerman le 3 janvier dernier.
La plus grande menace qui pèse désormais est de maintenir cet équilibre au bord de la guerre pour la région. Or chacune des trois parties, Israël, les États-Unis et l’Iran est bousculée par des politiques virulents, va-t’en guerre qui pourraient déclencher une guerre que tout le monde souhaite jusqu’alors éviter.
Au bord du gouffre, le Moyen-Orient patiente pour connaître son sort.
1 Commandant de la force Al-Qods, le général Ghassem Soleimani avait, selon les officiels américains, commandé à des milices pro-iraniennes de frapper des cibles américaines dans la région à la fin de l’année 2019. Un drone américain l’avait abattu sur le sol irakien, au début de l’année 2020.