« Bridés dans l’emploi réel de leur force armée, ils sont invinciblement conduits à chercher un exutoire, un champ libre, aux manifestations de leurs oppositions. D’où des phénomènes d’exaspération et de transfert de l’agressivité dans des domaines et des espaces ordinairement non belligènes(1) ».
Lucien Poirier
Par Simon Roche,
L’enchainement des conflits et des drames en Ukraine, au Haut-Karabagh puis à Gaza semble, en cette fin d’année 2023, marquer un changement dans la perception de la guerre par les opinions occidentales, quelque peu anesthésiées par les vingt dernières années de « paix heureuse » sur le Vieux Continent. Au point que la guerre, définie comme le recours à la force armée entre les Etats, paraissait avoir définitivement disparu du sol européen. Cet art barbare, vieux comme l’Humanité, pouvait en effet apparaître anachronique à l’heure du triomphe de la mondialisation, où la paix par le commerce et le droit avait remplacé en apparence les logiques de puissance(2).
Si la guerre était réduite à une forme historique, contingente, des relations entre Etats, le conflit ne disparaissait pas pour autant des préoccupations stratégiques occidentales. Consacré après 1991, ce nouvel âge stratégique se définissait par l’importance grandissante des nouvelles technologies qui offraient des perspectives inédites aux politiques et aux militaires dans l’usage de la violence. Pour les puissances les plus établies, la « Révolution des affaires militaires » faisait de la guerre moderne un mode d’affrontement reposant sur les communications et les frappes de précisions, dans un horizon de la « guerre sans soldat et sans mort »(3). Pour les moins forts, la technologie démocratisée offrait les moyens de frapper les capacités adverses sans faire reposer la réussite de l’action armée sur la masse des soldats. Confrontée à cette double dynamique, la pensée stratégique occidentale orientait alors sa réflexion vers les « nouvelles conflictualités », caractérisées par une multiplication des types et des formes d’acteurs, ainsi que par l’émergence des menaces asymétriques.
C’est dans ce cadre que naissait le concept de « guerre hybride », lequel prévaudra dans le champ stratégique occidental entre le début des années 2000 et la décennie 2020. Le terme, utilisé pour la première fois aux Etats-Unis en 2005(4), devait aider à mieux conceptualiser les « nouvelles formes de conflictualité » auxquelles l’Occident se trouvait confronté. Dans cette approche, l’objectif était de mettre en lumière la variété des modes d’action offensifs des Etats restant sous le seuil de la guerre ouverte, et destinés remettre en question la primauté des Etats-Unis et de leurs alliés européens sur la scène internationale. Si le terme est alors critiqué pour sa dimension « fourre-tout »(5), il n’en demeure pas moins fécond au sein des Etats-majors occidentaux(6). Telle qu’on la retrouve dans le Livre Blanc de la Défense de 2013, la notion de « menace hybride » se caractérise par une dualité dans les moyens tactiques, entre conventionnels et irréguliers, et dans les acteurs, puisqu’il s’agit autant de prendre en compte les stratégies étatiques comme non-étatiques. Ainsi défini, le concept permet à la réflexion occidentale de sortir d’une certaine forme de « sommeil stratégique »(7), d’autant plus que le milieu de la décennie 2010 voit alors la résurgence, sur le sol européen, des actes terroristes.
Malgré ses apports, la notion de « guerre hybride » a pourtant aujourd’hui largement disparu de la réflexion stratégique alors même que la « guerre de haute intensité », marquée par un usage extensif des arsenaux – notamment des armements les plus lourds – et par un bilan élevé de perte humaine, est devenu le paradigme stratégique des Etats-majors occidentaux. Le concept de guerre hybride disparait ainsi du vocabulaire, notion trop floue à l’heure où l’Occident est passé de la « défensive stratégique » à la préparation des « guerres chaudes » et des « guerres longues » de demain.
Est-ce à dire néanmoins que le concept doive être enterré aussi vite qu’il est apparu ? Si, de nos jours, le paradigme dominant est bien celui de la guerre de « haute intensité », le retour de la compétition stratégique entre les Etats n’exclut pas pour autant le recours à des moyens irréguliers. Les relations internationales au XXIe siècle, marquées par une mondialisation toujours plus approfondie, multiplient les espaces et les voies de la concurrence et des conflits entre Etats. Si on devait replacer son concept dans une généalogie, on pourrait dire que la guerre hybride trouve son origine dans la théorie de l’ « approche indirecte », conceptualisée par Basil Liddle Hart dans les années 1920(8). Mais c’est bien l’avènement des stratégies totales lors de la Seconde Guerre mondiale qui en consacra l’affirmation stratégique. Dans ce nouveau paradigme, les conflits ne visent plus à l’écrasement des seules forces armées adverses ; ils s’en prennent plutôt aux « forces vives », essentiellement économiques et morales, des nations. La Guerre froide, cette situation de « paix impossible, guerre improbable » (Raymond Aron, Le grand schisme, 1948) entre l’URSS et les Etats-Unis, a ensuite prolongé cet état de fait, notamment en détournant la conflictualité vers les domaines civils et diplomatiques.
Or il serait peut-être prématuré aujourd’hui d’enterrer ce concept face à l’installation sur la durée d’une nouvelle « guerre froide »(9) sino-américaine. Derrière ses défauts notables, qui expliquent certainement son abandon progressif, la notion de « guerre hybride » a néanmoins permis de poursuivre une réflexion sur la révolution stratégique du XXe siècle et sur la vulnérabilité de la puissance des Etats occidentaux au XXIe siècle. Alors que la guerre interétatique est redevenue un horizon stratégique potentiel pour les nations européennes en 2023, il serait préjudiciable d’enterrer trop tôt les enseignements apportés par la guerre hybride. En particulier parce que le développement du concept permet de mettre l’accent sur le fait que la compétition entre unités politiques n’emprunte pas toujours les voies de la violence physique. Surtout, le concept s’inscrit dans une réflexion intellectuelle qui cherchait à limiter les risques d’escalade en prenant acte de la possibilité que la guerre atteigne son paroxysme.
En cela, la guerre hybride représentait en quelque sorte le revers d’un moment libéral de la pensée stratégique occidentale, marquée par l’idéal de la guerre « propre », qui se gagne sur une économie de moyens, notamment humains. Du même coup, la notion de guerre hybride reposait sur une définition de la puissance militaire avant tout technologique, au risque d’être désincarnée et déréalisée(10). Bien qu’inatteignable en soi, cet idéal régulateur mérite de demeurer une préoccupation constante des chefs d’Etat ; car la guerre, dans son acception clausewitzienne, n’est rien d’autre qu’un moyen de poursuivre des desseins politiques supérieurs. Dès lors, s’il importe de se préparer plus que jamais à la « haute intensité », il convient également de garder à l’esprit que la clé des batailles ne repose pas uniquement, aujourd’hui comme hier, sur la profondeur des arsenaux et des armées.
[1] Lucien POIRIER, Des stratégies nucléaires, Paris, Hachette, 1977, p. 212. [2] Raymond ARON, La société industrielle et la guerre, Paris, Plon, 1959.
[3] Bruno TERTRAIS, « Faut-il croire à la « révolution dans les affaires militaires » ? », Politique étrangère, n°3, 1998, p. 622.
[4] James MATTIS, Frank HOFFMAN, « Future Warfare : The Rise of Hybrid Wars », Proceedings, novembre 2005, vol. 131, n° 11, pp. 18-19.
[5] Elie TENNEBAUM parle même « d’auberge espagnole » pour qualifier l’usage qui est fait du concept (« Le piège de la guerre hybride », Focus stratégique, n°63, octobre 2015.
[6] Ainsi, la nouvelle loi de programmation militaire pour l’exercice 2024-2030 a été élaborée autour de la menace de la « haute intensité » : LPM 2024-2030 Les grandes orientations, Ministère des Armées, avril 2023.
[7] Christian MALIS, « Guerre hybride et stratégie de contournement », Revue défense nationale, vol. 788, no. 3, 2016, p. 25.
[8] Sir Basil LIDDLE HART, Stratégies (1954), Paris, Perrin, 1998.
[9] John MEARSEIMER (interviewé par Jason Chau & Andrew Wang), “This is an issue that makes me very nervous”: John Mearsheimer on the US-China Rivalry, Oxford Political Review, 12 janvier 2023. Lien url : https://oxfordpoliticalreview.com/2023/01/12/this-is-an-issue-that-makes-me-very-nervous-john-mearsheimer-on-the-us-china-rivalry/ [03/12/2023].
[10] Jean BAUDRILLARD, La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991.