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Entretien : Des enjeux industriels – Renaud Bellais (1/2)
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Propos recueillis par François Gaüzère, Cyril Pouzoulet et Naël Madi

 

La guerre en Ukraine a mis en exergue l’importance stratégique des stocks d’armement, dont se sont dépossédés non seulement la France mais aussi l’ensemble des pays d’Europe occidentale. Quelle politique de stock la France pourrait-elle désormais déployer ?

Dans une perspective historique, nous n’avons jamais eu de stocks aussi importants que durant la Guerre froide. Ces stocks répondaient alors à une nécessité, celle d’un conflit massif et conventionnel qui pouvait se déclencher très rapidement, c’est-à-dire en moins de 24 heures.

L’augmentation des stocks d’armement est toujours corrélée à une crise, à une menace. Cependant, il s’agit trop souvent d’une politique réactive, c’est-à-dire en retard par rapport à une évolution plus rapide de la menace car construire des forces armées ou les équiper prend du temps : l’anticipation est donc essentielle.

S’armer est une chose, mais les stocks ne sont pas une fin en soi non plus. Ils vieillissent, entraînent des coûts de stockage tout en devenant obsolètes au bout de quelques années. Ils deviennent alors, pour l’armée qui les déploie, potentiellement dangereux – pour leur risque d’explosion pour les missiles – et coûteux. Par exemple, les missiles sol-air Strela de l’ex-RDA, donnés par l’Allemagne à l’Ukraine au début de la guerre, allaient être détruits car ils étaient obsolètes donc dangereux.

À la fin de la Guerre froide, détenir des stocks gigantesques n’avait plus aucun sens. Les pays occidentaux ont alors divisé par 10, par 20 sur une décennie leurs commandes publiques. Cette baisse drastique ne posait pas de problèmes alors, car on pouvait vivre sur les stocks de la Guerre froide. Cependant, au bout de trois décennies, ces stocks se sont épuisés et, comme les États achetaient moins, nous sommes arrivés à un étiage très bas. Cette nouvelle politique de stocks faisait sens dans une conflictualité diffuse c’est-à-dire parfois intense, comme elle le fut au Mali, mais limitée géographiquement et ponctuelle avec des adversaires ayant des moyens limités. Nous étions alors dans le registre de l’accrochage plutôt que dans un engagement militaire répondant à la définition clausewitzienne de la guerre entre États.

Le déclenchement de la guerre en Ukraine a bouleversé la perception du niveau de stocks approprié dans la mesure où elle a remis au premier plan le besoin de répondre à un conflit de haute intensité. Ce conflit a révélé qu’on avait perdu le sens clausewitzien de la guerre entre puissances militaires avec un front sur la durée s’étalant sur 650km, des pertes humaines massives et une utilisation très importante d’équipements et de munitions, avec 5 à 10 000 obus qui peuvent être tirés chaque jour.

Dans ce nouveau cadre, nous nous sommes rendu compte que nos stocks ne sont plus adaptés. Mais le temps de réaction pour revenir à un niveau bien plus élevé de production est long. Les États-Unis ont également rencontré le même problème à leur échelle. Même si leurs stocks sont pharaoniques, ils se sont vite retrouvés à court de missiles Javelin (antitank) et Stinger (air-sol) en raison des livraisons à l’Ukraine. Ils se sont rendus compte que les stocks restant étaient insuffisants pour répondre à leurs propres besoins. Ainsi le bon niveau de stocks est une notion relative correspondant à la taille de l’armée et à son niveau envisageable de consommation.

 

Le passage en « économie de guerre ne résoud-il pas ce besoin d’accroissement des stocks face à une situation internationale tendue ?

Pour reconstituer des stocks, nous avons dû réapprendre à travailler différemment : changer d’échelle et de cadence dans la production prend du temps. La France a donc repensé la manière de travailler mais également la politique de commandes. Car si l’industrie a les capacités de s’adapter, ces changements d’échelle demandent des moyens pour financer les nouveaux moyens de production.

Or aujourd’hui, l’industrie peut augmenter ses livraisons mais dans les limites des capacités existantes. Les commandes comme les soutiens étatiques font aujourd’hui défaut pour permettre de changer d’échelle en France comme en Europe. A l’inverse, aux États-Unis, l’État est soumis à l’obligation juridique de commander aux industriels les stocks d’armes qui ont été donnés à des pays tiers pour préserver l’outil de défense national et reconstituer les stocks.

Dans le cas de la France, la commande publique met un certain temps à venir car la hausse des dépenses dans la LPM reflète des besoins identifiés avant février 2022. Il y a donc une contradiction entre la crainte des décideurs politiques de ne pas disposer d’une industrie qui réponde à nos besoins de défense et l’absence de commandes pour la faire grandir. La logique française n’a pas été celle d’économie de guerre comme on l’a souvent entendu, mais d’une préparation des capacités industrielles au cas où un conflit devait arriver rapidement.

Concrètement, la guerre en Ukraine n’a pas entrainé de nouvelles commandes mais une accélération des livraisons déjà programmées. Cette accélération a démontré que nos industriels sont performants et ont été capables de répondre aux demandes de l’État. Nexter et MBDA, en particulier, ont réduit les cycles de fabrication et accélérer les cadences rapidement. Ceci a été possible car les industriels ont augmenté leurs approvisionnements par anticipation de manière à absorber les augmentations de commandes publiques.

Cependant, le modèle français est moins adapté au réarmement rapide que le modèle américain car, aux États-Unis, beaucoup de sites industriels et de moyens de production sont des propriétés fédérales. Cet investissement fédéral dans l’outil industriel permet un partage du risque entre les acteurs privés et la puissance publique quand il s’agit d’accroître les capacités de production. En France, nous avons un modèle davantage fondé sur la commande publique pour gérer les investissements. Or, comme les marges sont très encadrées, les entreprises ont moins de capacité d’autofinancement – un problème soulevé d’ailleurs en novembre par Jens Stoltenberg, le Secrétaire général de l’OTAN, pour expliquer la faiblesse des marges de manœuvre de l’industrie pour augmenter la production.

L’enjeu que nous devons réussir à résoudre porte sur la répartition des risques entre les industriels et l’État. L’industrie doit prendre sa part, mais elle ne peut pas se contenter de vagues intentions pour investir et recruter. En Europe aujourd’hui il y a assez peu de nouvelles commandes, en raison principalement d’un retour de l’austérité budgétaire et des règles d’équilibre des finances publiques. Cela contraint donc les États à un étalement des commandes de défense avec ce paradoxe que le modèle d’armée prévu pour 2030 ne pourra être réalisé qu’en 2035, bien que nous ne cessons d’entrer un discours sur une « économie de guerre ».

 

Ces difficultés ne sont-elles pas liées, dans le cas français, à la difficulté de sortir d’une défense construite autour des opérations extérieures ?

Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et les mouvements insurrectionnels, les Opérations extérieures (OPEX) ont modelé le fonctionnement des armées françaises. Si la préparation à la guerre entre États restait la mission première, il faut constater que les OPEX ont beaucoup pesé sur les activités des armées et leurs choix d’investissement d’autant qu’elles constituaient une urgence alors que la guerre clausewitzienne restait un risque éloigné dans le temps… jusqu’en février 2022 !

L’entraînement à la contre-insurrection est devenu central mais ce type d’opérations est éloigné des exigences d’une guerre interétatique comme en Ukraine. Entre les OPEX et Sentinelle, les militaires ont eu de moins en moins de temps pour se former à la guerre classique. Aujourd’hui, il faut rebasculer les formations de nos militaires vers la préparation de l’affrontement majeur entre puissances militaires.

Et il faut le rappeler, l’élément structurant de la défense ce sont les hommes. Les hommes savent faire sans matériel ; l’inverse n’est pas vrai. Si aujourd’hui on assiste à une baisse d’intensité du conflit en Ukraine, c’est en raison de la baisse du nombre de soldats disponibles du fait d’un niveau de pertes très élevé – des deux côtés d’ailleurs. Ainsi on ne peut pas dissocier ressources humaines et ressources matérielles pour évaluer le potentiel d’une armée.

Le problème des stocks se posait déjà au Sahel et au Levant, car nous étions déjà en flux tendus. Aujourd’hui, dans un conflit à haute intensité et selon le type de matériel que nous utiliserions, la France tiendrait entre une semaine et un mois de l’aveu même des chefs militaires.

Le conflit en Ukraine a démontré que nous avions perdu le sens de l’urgence et de la réalité d’un tel conflit. La France a créé son modèle d’armée 2030 en 2018, donc cela prouve qu’il n’y avait pas d’urgence à le mettre en place. Or, la guerre en Ukraine a accéléré le besoin bien plus tôt qu’envisagé il y a quelques mois seulement. Et les chiffres du retour d’expérience en Ukraine démontrent que nos prévisions étaient en deçà de ce dont il faudrait disposer. En quelque sorte, nous avions perdu la notion de reconstitution des besoins humains et capacitaires. La Russie et l’Ukraine ont déjà perdu chacune environ 120 000 hommes en un an et demi. Les États-Unis en ont perdu moins de 6 000 en 20 ans de guerre en Afghanistan.

 

Quel regard portez-vous sur la loi de programmation militaire 2024-2030 ?

La loi de programmation militaire permet de définir un horizon budgétaire, car les fluctuations budgétaires sont le pire ennemi de nos armées et des industriels. La LPM 2024-2030 témoigne d’un effort politique et financier significatif. Ainsi la LPM permet de passer d’une dépense militaire globale de 58 milliards d’euros en 2024 à environ 80 milliards en 2030. C’est un effort énorme, il faut le reconnaître, même si l’inflation absorbera 30 milliards des 413 milliards d’euros prévus au total pour la seule « mission défense » (à laquelle il faut ajouter les dépenses de pensions et pour les anciens combattants) sur la période 2024-2030.

Il faut garder en tête que les dépenses militaires sont cycliques, alternant phase d’acquisition de nouveaux matériels et phase de maintien en condition opérationnelle des flottes en service. La guerre en Ukraine se produit alors que nous étions déjà dans une phase ascendante de renouvellement des matériels qui atteindra son pic vers 2040-2050. La France, comme ses alliés, va remplacer tous nos équipements majeurs, conçus pour la plupart à la fin de la Guerre froide. L’enjeu n’est pas là de faire plaisir aux militaires ou aux industriels mais de permettre aux armées de répondre aux missions qui leur ont été confiées.

De ce fait, il n’y a pas de cadeau ou de bonus avec cette augmentation des dépenses mais une nécessité pour maintenir les capacités des armées au meilleur niveau et, malgré une forte augmentation, les crédits ne suffiront pas à tout faire. Ceci explique une réalité qu’il faut avoir en tête : en dépit de la LPM, les armées doivent étaler leurs commandes, ce qui explique un glissement du modèle d’armée 2030 à 2035 annoncé par le Chef d’État-Major des armées.

Encore faut-il relever que le CEMA parle d’un modèle « cohérent » et non d’un modèle « complet ». La cohérence consiste à faire bien avec ce que l’on a plutôt que vouloir tout faire mais avec des moyens en quantités insuffisantes pour être crédibles. Toutefois, ce changement de langage révèle la difficulté à faire converger les besoins opérationnels et les budgets envisageables, même si cette LPM rassure les Armées qui craignaient des arbitrages bien plus défavorables.

Les budgets de la défense sont néanmoins votés annuellement par le Parlement : l’enjeu est désormais de s’assurer que les lois de finances ne divergent pas de la trajectoire fixée par la LPM. Sous François Hollande et Emmanuel Macron, les LPM ont été plutôt bien exécutées. Malgré les aléas, il faut reconnaître que les décideurs politiques français ont su être à la hauteur de leur mission, en particulier le Président qui est, faut-il le rappeler, le chef des armées et qui arbitrent donc de manière ultime sur les questions de défense et d’armement. Ceci n’est pas vrai dans tous les pays. La priorité de la défense nationale est bien ancrée dans nos institutions.

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