Le 15 novembre, lors du sommet entre Joe Biden et Xi Jinping à San Francisco, la question de Taïwan, l’un des sujets les plus sensibles de la relation sino-américaine, a soigneusement été esquivée. Pourtant, les pressions militaires de l’armée chinoise sur l’île et le renforcement du soutien américain à Taipei n’ont pas cessé. Depuis plusieurs années et à mesure que la Chine intensifie son activité militaire autour de Taiwan, particulièrement à travers les incursions de l’armée de l’Air chinoise dans la zone de défense et d’identification aérienne taïwanaise, les États-Unis augmentent leurs livraisons d’armes à destination de l’île. Entre 2020 et 2022, Taïwan a été le principal destinataire des ventes militaires américaines. Une politique qui s’inscrit dans le temps long puisque depuis les années 1950, l’île est le quatrième client des États-Unis. Surtout, alors que le soutien s’était restreint à la vente d’armes, le président américain a pris pour la première fois la décision d’une aide militaire directe des États-Unis envers Taïwan. Le montant pourrait atteindre 80 millions de dollars.
Cette décision inédite repose sur deux piliers complémentaires : le premier est d’ordre stratégique, alors que les États-Unis doivent affirmer leur présence et leur rôle de garant de la sécurité en Asie orientale et du Sud-Est. La première pierre de cet édifice repose sur la défense de Taïwan : si les Américains n’en sont pas capables, c’est leur crédibilité de puissance mondiale qui est remise en question dans la région. Et leur réseau de partenariats (Japon, Philippines) dans la région s’en trouverait inévitablement fragilisé. Le deuxième pilier est d’ordre économique et industriel, alors que les contrats de vente d’armes à Taïwan représentent des centaines de millions de dollars pour les entreprises américaines, notamment dans le cadre de leur programme de F-16, et sont la vitrine mondiale du savoir-faire américain en la matière.
Cependant, si l’augmentation des livraisons d’armes à Taïwan répond bien à des enjeux stratégico-économiques, cette politique est à double tranchant. Alors même que la Chine reconnaît l’île comme une continuité de son territoire national, Pékin considère ces livraisons d’armes comme une violation de sa souveraineté. Ainsi, la politique américaine de livraison d’armes, qui est au cœur du dispositif stratégique des États-Unis dans la région, renforce l’animosité chinoise, risque d’amener les tensions sino-taïwanaises à un point de non-retour et expose de plus en plus Taïwan aux pressions militaires chinoises. Ce paradoxe est accentué par plusieurs phénomènes.
Contrairement à ce que stipule le Taïwan Relation Act – signé en 1979 entre les États-Unis et Taïwan – qui indique que la politique américaine consiste à « fournir à Taiwan des armes à caractère défensif », Taïwan a commencé à acquérir auprès des États-Unis du matériel qui ne se limite pas aux opérations défensives, une tendance qui s’est normalisée sous le mandat de Donald Trump. Les États-Unis vendent presque chaque année des armes à Taiwan incluant de plus en plus d’armes offensives telles que des drones Reaper, destinés aux missions de surveillance mais qui ont la capacité d’être armés.
Le deuxième phénomène est celui de l’aide directe. Approuvé à l’été 2023 par l’administration Biden, le projet permet les transferts d’armes issues de Programme de financement militaire étranger (FMF) américain, alors principalement utilisé pour aider l’Ukraine ces derniers mois. Ce programme est fourni sous forme de prêts ou de subventions aux pays que les États-Unis veulent soutenir. Jusqu’à présent, les États-Unis ne l’ont utilisé qu’à destination d’États souverains, principalement l’Égypte et Israël. L’utilisation de ce programme à destination de Taïwan reste donc clivante : anticipant la possible crise diplomatique, les États-Unis se sont ainsi empressés de préciser qu’elle n’équivalait pas à une reconnaissance de l’île en tant qu’État. Pourtant, Washington est resté secret sur le détail des armes livrées, une opacité qui contraste avec le soutien militaire à l’Ukraine, souvent publié dans des listes ouvertes.
Ainsi, malgré ces précautions, un nouveau pas a été franchi en termes de soutien américain à Taïwan. Les livraisons d’armes entraînent une dépendance accrue de Taïwan vis-à-vis des États-Unis. Loin de faire l’unanimité, ce programme crée des divisions au sein de la vie politique et de la population taïwanaise : la grande majorité des Taïwanais considèrent les États-Unis comme un allié important et un garant de leur sécurité, mais les Taïwanais sont également conscients des intérêts géopolitiques personnels des États-Unis dans la région et s’inquiètent de l’influence que l’allié américain peut exercer sur le système politique taïwanais. D’autant plus qu’à l’aune des élections présidentielles taïwanaises de janvier 2024, les relations avec la Chine et les États-Unis sont au cœur des campagnes électorales et d’une importance majeure pour le parti progressiste indépendantiste (DPP), au pouvoir depuis huit ans et qui est descendu en dessous de 30% dans les sondages pour la première fois depuis le début de la campagne, au profit de partis d’oppositions moins hostiles à la Chine.
Dans ce contexte, la présidence taïwanaise a eu à cœur cette année de mettre en avant la relative indépendance industrielle de l’île : fin septembre 2023, la présidente Tsai Ing-Wen a dévoilé le tout premier sous-marin de construction proprement nationale. Pourtant, s’il s’agit d’une importante réalisation pour la BITD taïwanaise, ce projet reste symbolique et insignifiant compte tenu de la supériorité de la marine chinoise que Taïwan ne pourra pas contrer seule. Bilan que ne pourront contrebalancer les huit sous-marins de conception nationale encore en projet. En fait, cette réalisation permet surtout de démontrer les progrès du DPP en termes d’avancée industrielle en vue de l’indépendance de Taïwan. Ici aussi, les enjeux domestiques liés à la scène politique prennent le pas le réalisme stratégique : le projet de développer une BITD nationale autonome sert davantage la campagne présidentielle sans pallier foncièrement l’asymétrie entre l’armée chinoise et l’armée taïwanaise. Et ne règle pas non plus le problème de la dépendance taïwanaise aux composants technologiques extérieurs, le sous-marin dispose de tout de même de 60% de composants étrangers.
Le programme taïwanais « Drone National Team » illustre ce problème : il vise à accélérer la construction d’une chaîne d’approvisionnement autosuffisante pour les drones, matériel militaire clé de la stratégie du porc-épic qui est la stratégie de guerre asymétrique de l’armée taïwanaise pour faire face à l’armée chinoise. Cependant, la chaîne d’approvisionnement des drones taïwanais comprend des moteurs, batteries et caméras thermiques fabriqués en Chine et soumis au risque que Pékin coupe ses exportations à Taïwan. Pour faire face à cette dépendance à l’égard de la Chine, les composants sensibles tels que les puces de navigation et de contrôle de vol proviennent d’exportations européennes et américaines, sans pour autant résoudre les problèmes d’approvisionnement.
Ainsi, les voies de l’indépendance mènent inévitablement aux États-Unis pour Taïwan, que cela soit en termes d’importation d’armes ou de composants pour son industrie militaire. Ainsi, c’est avec l’aide américaine que l’île développe sa BITD. En avril 2023, Taipei a initié le développement d’une coopération technologique avec des entrepreneurs américains de la défense pour la création d’une chaîne de production de drones commune. Par ailleurs, Taipei est leader mondial de la fabrication de puces et peut compter sur son industrie de capteurs et de semi-conducteurs pour peser lors de ses coopérations avec les États-Unis, et espérer rééquilibrer une balance commerciale et stratégique défavorable.