Par Benoît Pouzoulet,
Vendredi 19 mai 2023, à l’occasion du sommet des pays du G7 au Japon, le président états-unien Joe Biden annonce revenir sur l’opposition jusqu’alors constante à la livraison d’avions de chasse F-16 à l’Ukraine. Cette décision apparaît à la fois comme l’aboutissement et le point de départ d’une diplomatie scientifique à portée militaire dont l’Ukraine est le théâtre et l’acteur principal. C’est un aboutissement car le revirement états-unien du 19 mai s’inscrit dans la continuité des tractations menées par le président ukrainien Volodymir Zelensky afin d’obtenir du matériel de guerre de plus en plus sophistiqué : avant même que l’Allemagne donne son accord pour la livraison de chars Leopard 2 le 25 janvier 2023, ce dernier avait franchi une nouvelle étape en réclamant que soient rendus possibles « l’envoi d’avions de combat » et « la livraison de missiles à longue portée » à l’Ukraine[1].
Dans la foulée, Royaume-Uni et Pays-Bas ont proposé la création d’une alliance internationale afin de livrer des chasseurs-bombardiers F-16 pour répondre à cette demande. Il ne manquait qu’un accord de Washington, puisque cet appareil est de fabrication états-unienne et qu’il ne peut être question d’en réexporter des exemplaires à la seule initiative de pays clients de l’industrie aéronautique des États-Unis. L’accord obtenu est également un point de départ, soulevant de nombreuses interrogations concernant les contraintes que poseront la mise en œuvre concrète d’avions états-uniens dans un pays de l’ex-bloc soviétique et les délais de livraison du matériel et de formation du personnel. Il faut nous intéresser au choix du F-16 et à son impact potentiel dans le conflit entre Russie et Ukraine, à court, moyen et long termes.
En premier lieu, pourquoi cette focalisation autour du F-16 ? Développé initialement par General Dynamics dans les années 1970 et aujourd’hui par Lockheed-Martin, le F-16 est un avion multi-rôle dit de quatrième génération, contemporain du Mirage 2000 français. S’il est actuellement remplacé dans la plupart des pays qui l’emploient par le F-35, il bénéficie de deux grands points forts qui font son intérêt aux yeux des Ukrainiens. C’est d’abord l’un des avions les plus présents au monde : plus de 4000 exemplaires ont été produits, dont plus de 2000 sont encore en service dans près de 25 pays différents, ce qui représente 15% des avions de combat[2].
Or le renouvellement des flottes aériennes de ces nations est une aubaine pour l’Ukraine, d’autant que plusieurs d’entre elles sont déjà engagées dans une assistance matérielle et technique au profit des Ukrainiens. Les Pays-Bas ou le Danemark ont ainsi déjà affiché leur intention, plus ou moins explicite, de transférer une partie de leur ancienne flotte, remplacée par le F-35, à l’Ukraine[3]. Lockheed-Martin fait d’ailleurs de la modernité affichée de son F-16 rénové et mis à jour un argument de vente, garantissant une opérabilité jusqu’en 2060, « et au-delà »[4]. Cela dit, la plupart des appareils à remplacer doivent passer par une phase de maintenance avant tout transfert, ce qui pose déjà une interrogation quant au délai de livraison possible. Plusieurs pays, comme la Belgique ou la Norvège, ne seraient pas disposés à céder leurs appareils à l’Ukraine avant un temps indéfini.
Le second point fort du F-16 est sa très grande polyvalence, chasseur-bombardier adapté à la fois pour des missions air-air et et air-sol. Si les Ukrainiens sont si intéressés par cet appareil, c’est toutefois probablement parce qu’il est le vecteur d’un armement de pointe également fourni par la coalition occidentale. Une photographie dévoilée dans un tweet du Secrétaire d’État à la Défense anglais Ben Wallace a ainsi révélé le 24 mai 2023 un avion Su-24MR ukrainien équipé d’un missile air-sol Storm Shadow. Cet appareil, version du Su-24 normalement dédiée à la reconnaissance tactique ainsi reconvertie en bombardier tactique[5], est révélateur de la forme prise par la guerre aérienne en Ukraine. En effet, les Russes auraient encore un peu plus de 1500 avions de combat face auxquels les Ukrainiens peuvent à peine aligner une centaine d’appareils, dont 43 Mig-29 et quelques dizaines de Su-24, Su-25 et Su-27 de génération soviétique[6].
Le missile Storm Shadow, ou SCALP-EG, produit par MBDA, présente l’avantage d’être extrêmement difficile à intercepter, volant bas, de frapper en profondeur, et de pouvoir atteindre des cibles très bien fortifiées. Il permet donc de compenser la faiblesse ukrainienne par une plus grande qualité d’armement. Mais un tel équipement nécessite un système d’armes particulièrement complexe, ce qui laisse supposer une utilisation surtout médiatique pour l’instant, à laquelle les Russes répondent par ailleurs[7]. Il est probablement nécessaire pour les Ukrainiens de disposer d’appareils occidentaux pour cet emploi précis notamment. On pourrait penser à des frappes très ciblées mais néanmoins majeures, comme le pont de Kertch reliant la Crimée à la Russie.
Les contraintes au transfert du F-16 en Ukraine sont toutefois très nombreuses, expliquant des délais en réalité extrêmement longs avant que l’armée ukrainienne ne puisse en faire vraiment usage. La question de la formation des personnels est au centre de ces contraintes temporelles incompressibles, même s’il a été révélé que deux pilotes ukrainiens ont reçu une formation initiale d’essai sur simulateur en février et mars 2023[8]. La Pologne, qui a déjà fourni quatre Mig-29 issus de ses propres stocks le 16 mars, aurait également déjà commencé à instruire des pilotes, alors que la France et le Royaume-Uni ont annoncé être prêts à faire de même, ces derniers n’ayant toutefois pas de F-16 dans leurs flottes aériennes. En théorie, il faudrait 18 mois pour former des pilotes à l’utilisation des nouveaux appareils. Quand bien même cette durée pourrait être comprimée à quatre mois seulement, comme le laisse penser le Baseline Pilot Assessment auquel ont participé deux pilotes ukraniens, cela supposerait une instruction réduite au plus simple, ce qui se traduirait par un usage nécessairement bien plus limité des F-16.
Le nombre d’appareils à fournir est aussi sujet à caution. Pour avoir un réel impact sur le champ de bataille, il faudrait que l’Ukraine puisse disposer d’une quarantaine d’avions, ce qui multiplie d’autant plus les coûts et investissements. Il ne faut pas oublier, en effet, les mécaniciens, techniciens et tout le personnel au sol. Les autorités de l’armée états-unienne considèrent ainsi que la mise en œuvre de dix F-16 coûterait deux milliards de dollars, dont un pour le maintien en condition opérationnelle[9]. L’importance de ces sommes peut expliquer la réticence des Occidentaux à fournir ce genre de matériel à l’Ukraine, d’autant plus qu’il existe un véritable risque dans un tel partenariat. De part et d’autre, les défenses aériennes sont extrêmement efficaces, contraignant durement l’usage d’avions.
Les Russes ont d’ailleurs eux-mêmes conscience que jamais les États-Unis n’accepteront de faire courir des risques élevés à leurs appareils, dans la mesure où il en va de la réputation de leur industrie de défense[10]. La Russe a ainsi explicitement formulé une menace de lourdes pertes, à la fois en l’air et au sol, rendant impérative la condition d’une sécurité accrue des aérodromes ukrainiens pour l’arrivée des F-16. Quoi qu’il en soit, il est peu probable de voir ces avions employés pour des missions air-air étant donné le rapport de forces extrêmement défavorable aux Ukrainiens.
Le revirement états-unien du 19 mai n’aura certainement pas comme effet de faire basculer le conflit, encore moins à court terme. Les prises de position des autorités militaires de Washington entre-temps ont d’ailleurs insisté sur la prudence à adopter par rapport aux livraisons à venir. Le secrétaire à l’US Air Force, Frank Kendall, a ainsi tenu à faire la part des choses au cours d’une table ronde organisée par le Defence Writers Group, le 22 mai 2023[11]. Le F-16 ne pourra être livré qu’en nombre réduit, ce qui limite de fait son impact dans les opérations, à commencer par la très attendue contre-offensive ukrainienne de la fin du printemps 2023. Les délais de livraison et de mise en œuvre sont en outre beaucoup trop longs pour espérer constater un réel effet à court terme. Le général Milley, chef d’État-Major des armées des États-Unis, résume assez bien la situation : « il n’y a pas d’armes magiques ». On peut cependant remarquer que la médiatisation des « armes magiques » joue un rôle essentiel dans le conflit entre Russie et Ukraine, où chaque camp a bien conscience de l’importance des forces morales dans un contexte de guerre d’usure.
Si l’annonce du président Joe Biden peut sembler une étape majeure dans le conflit, c’est finalement peut-être pour les conséquences politiques et diplomatiques qu’elle induit. Après la question des blindés lourds durant l’hiver 2023, une nouvelle gradation est franchie en ouvrant la voie aux importations d’avions de combat occidentaux par l’Ukraine. La réaction du ministre des Affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov, est à cet égard très significative : dénonçant une « escalade inacceptable », ce dernier impute aux Occidentaux la volonté d’infliger une « défaite stratégique » à Moscou afin de « démembrer » la Russie[12]. Si la Russie est seule responsable dans cette affaire, c’est bien pour elle une défaite stratégique, puisque l’Ukraine poursuit ainsi son basculement complet à l’ouest. La volonté de recevoir des appareils de conception états-unienne et les transferts projetés de la part de nombreux pays occidentaux ne peuvent avoir pour conséquence qu’une intégration de fait de l’Ukraine dans un système otanien.
Le revirement du 19 mai est ainsi une décision pour le long terme dont les États-Unis ont parfaitement conscience, leur secrétaire à l’US Air Force, Frank Kendall, faisant ainsi référence à une temporalité longue. Les pilotes ukrainiens sont déjà en train d’être formés dans les normes et savoir-faire de l’OTAN, sur des avions de l’OTAN, avec l’aide d’instructeurs militaires de l’OTAN. « L’Ukraine restera une nation indépendante. Il va lui falloir une gamme complète de capacités militaires. Il est donc temps de réfléchir à plus long terme »[13].
Ces propos tenus par Frank Kendall révèlent bien la manière dont le cas du F-16 est un investissement dans la durée de la diplomatie scientifique et militaire américaine. D’une certaine manière, les États-Unis préparent ainsi l’après-guerre, en nouant dès maintenant des partenariats qui nécessitent de longues années de coopération. Il est intéressant de remarquer que l’officialisation du transfert de F-16 à l’Ukraine s’est effectuée 20 ans après la signature du contrat entre la Pologne, les États-Unis et Lockheed-Martin pour l’importation de ce même type d’appareil, le 18 avril 2003[14].À l’époque, la Pologne avait marqué son engagement résolu dans une coopération étroite avec l’Alliance Atlantique. Bien que l’Ukraine ne fasse pas partie de l’Alliance, elle s’y trouve désormais de fait intégrée par la force des choses et par la volonté de ses dirigeants.
https://www.lockheedmartin.com/en-us/products/f-16.html
https://air-cosmos.com/article/confirmation-les-su-24-ukrainiens-larguent-les-storm-shadow-65067
https://www.thedrive.com/the-war-zone/basic-f-16-training-for-ukrainian-pilots-could-take-just-four-months