Par Baudouin Aubert
Le chef de l’État soudanais, le général Abdel Fattah al-Burhan, est confronté depuis le 15 avril dernier aux attaques des Forces de soutien rapide (FSR). Ces paramilitaires, menés par Mohamed Hamdane Daglo « Hemidti », avaient soutenu son accession à la tête du Conseil militaire de transition en avril 2019, lors du coup d’État contre Omar el-Béchir. Ces attaques contre des sites du gouvernement soudanais, notamment à Khartoum, ont déjà fait 700 morts, selon l’ONG Armed Conflict Location and Event Data Project (ACLED)[1].
En 2021, le général Abdel Fattah al-Burhan prend la tête d’un nouveau Conseil de souveraineté de transition du Soudan à la suite d’un coup d’Etat de l’armée contre le gouvernement civil d’Abdallah Hamdock. Depuis, al-Burhan s’est rapproché de la Russie, par l’intermédiaire du chef des FSR, Mohamed Hamdane Daglo. Toutefois, Moscou ne s’est pas positionnée explicitement dans le conflit, et affiche une réserve qui lui permet de tirer avantage de l’issue du conflit quelle qu’elle soit.
Les FSR sont des paramilitaires issus des milices janjawids, les milices arabes encouragées depuis 2003 par le pouvoir soudanais à commettre des exactions à l’encontre des populations non-arabes du Darfour. Les FSR furent d’abord créées dans le but de combattre les rebelles dans le Kordofan du Sud, puis au Darfour, à partir de 2014. A cette époque, les FSR soutenues par le gouvernement, en collaboration avec les forces armées soudanaises, se sont livrées à des pillages, des viols et des exécutions de ce civils[2]. Au lendemain du coup d’État de 2019, les FSR reçoivent l’ordre de la junte de réprimer la manifestation civile de l’Association des professionnels soudanais (SPA) qui réclamaient un gouvernement de transition civil. La dispersion de la SPA par les FSR avaient conduit au massacre du 3 juin, qui fit 127 morts et plusieurs centaines de blessés et disparus.
Cette milice, devenue « Force régulière » par amendement de la Constitution provisoire du Soudan en 2014, est associée à la Brigade du renseignement aux frontières, rejoignant ainsi les autres milices janjawids pour participer à la lutte contre-insurrectionnelle dans le Darfour contre les groupes rebelles réclamant l’autonomie. Le recrutement des FSR se fait principalement au sein de la tribu Darfoui dont le chef est Mohamed Hamdane Daglo. Ce dernier, considéré comme l’homme le plus riche du Soudan, a été le soutien principal du général al-Burhan en 2019 et 2021, devenant successivement numéro deux du Conseil militaire de transition et du Conseil de souveraineté, puis Vice-président du Conseil de Souveraineté de transition de la République du Soudan.
Six mois après ce dernier coup d’État, le chef des FSR avec l’opposition accuse al-Burhane de complaisance envers l’ex-président Omar el-Béchir, inculpé depuis sa destitution. En parallèle, l’opposition dénonce l’acquittement de figures importantes de l’ancien régime, notamment le chef du parti d’el-Béchir, Ibrahim Gandhour. Les autorités islamistes qui, avec Omar el-Béchir ont été au pouvoir depuis l’introduction de la charia en 1983, contrôlent toujours certaines circonscriptions au Soudan, et ont l’expérience du pouvoir ; ils furent donc des alliés importants pour le général al-Burhane. De plus, ces cadres islamistes représentent une grande partie de la société civile soudanaise, et sont nécessaires au pouvoir soudanais pour élargir sa base électorale en vue des élections de 2024 et ainsi débloquer l’aide internationale.
Dans cette perspective, al-Burhane a créé en avril 2022 une coalition d’une dizaine de partis et de groupes islamistes : le Grand Courant islamique [3]. Cette coalition marque un rapprochement important du chef de l’État soudanais avec les Frères musulmans, afin de réhabiliter la religion musulmane au Soudan [4]. Mohamed Hamdane Daglo est par ailleurs en conflit avec al-Burhane sur la question de l’intégration des FSR à l’armée soudanaise. Il craignait que cette intégration ne lui coûte son indépendance face à al-Burhane. L’accession du chef des FSR au pouvoir politique, et le rôle que la milice a joué dans la répression de l’opposition, a suscité chez lui une ambition politique selon Roland Marchal, chercheur au Ceri et au CNRS [5]. Le recrutement par les forces armées soudanaises de milices opposées aux FSR dans les semaines précédant le 15 avril avait confirmé la tension entre les deux hommes, et le pouvoir grandissant des FSR au sein du gouvernement soudanais.
Après l’éclatement du conflit dans la capitale, les combats se sont étendus au Darfour, à El Fasher, Nyala, Zalingei et El Geneina. Mais aussi dans des grandes villes du nord, à Merowe, Port-Soudan, Omdourman, Kassala et El Obeid[6]. La lutte entre les deux hommes aggrave la situation humanitaire déjà fragile, et, si les civils ne sont pas directement visés par les deux camps, ils subissent la situation chaotique créée par les pillages des FSR, les pénuries d’eau, de nourriture et de médicaments.
Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), les combats avaient poussé en deux semaines de conflit 300 000 personnes à migrer à l’intérieur du Soudan[7]. Début mai, plus de 100 000 soudanais ont fui le pays, principalement en Égypte (40 000 réfugiés) et au Tchad (30 000 réfugiés), mais aussi en République centrafricaine et au Soudan du Sud. La situation chaotique a rendu inefficace tous les appels au cessez-le-feu. Cette situation de guerre civile interroge quant au rôle qu’y jouerait le groupe Wagner d’Evguéni Prigogine, présent au Soudan.
Mohamed Hamdane Daglo a participé activement au rapprochement entre la Russie et le Soudan depuis l’arrivée au pouvoir d’al-Burhane. Le 13 février 2023, al-Burhane donnait son accord pour l’ouverture d’une base navale à Port-Soudan. Le Monde a confirmé la présence du groupe Wagner au Soudan depuis 2022 en soutien aux FSR, en contrepartie de la cession de plusieurs mines d’or[8]. Toutefois, le groupe reste à l’écart des affrontements en cours, et si certains redoutent que la situation lui profite, il est tout aussi possible de voir dans cette réserve le signe d’une perte d’investissement du groupe dans la région.
Le Sahel est depuis 2018 une zone d’intérêts prédominants pour la nébuleuse Prigojine. En République Centrafricaine (RCA) d’abord, par l’envoi d’instructeurs et de mercenaires, puis par l’exploitation des ressources minières et agricoles, et enfin par la commercialisation de produits culturels et de consommation. Cette implantation du groupe Wagner en RCA s’est faite par des méthodes prédatrices et agressives, systématiquement liées à une forte propagande anti-occidentale (notamment anti-française pour la RCA et le Mali). L’application de cette méthode d’implantation au Mali en janvier 2022 avait confirmé la volonté du groupe de gagner en influence sur le continent africain.
Toutefois, en même temps que le groupe Wagner s’implantait au Mali, la guerre en Ukraine eut un effet de vase communiquant, nombre d’effectifs du groupe ayant quitté le continent africain pour rejoindre l’offensive russe [9]. Les récentes déclarations d’Evguéni Prigojine, fustigeant le ministre de la défense russe Sergei Shoigu et le chef d’État-major Valery Gerasimov, et annonçant le départ de ses mercenaires de Bakhmout le 10 mai, témoignent de l’affaiblissement opérationnel global du groupe[10].
La position de retrait de Wagner dans l’affrontement entre les deux leaders soudanais peut donc être interprétée de différentes manières. On peut y voir une intrigue d’Evguéni Prigozhine, qui, soutenant les FSR de Mohamed Hamdane Daglo, cherche à s’implanter au Soudan de la même manière qu’en République Centrafricaine. A l’inverse, on peut interpréter cet effacement à l’aune de l’affaiblissement du groupe sur le front ukrainien, et y voir une volonté de ne contrarier aucun parti pour tirer avantage de l’issue du conflit soudanais.
Quoi qu’il en soit, le groupe Wagner tire avantage de la situation chaotique du Soudan, mais plus pour son habileté à s’infiltrer dans le paysage politique du pays que pour son action opérationnelle ou informationnelle.
[1] https://acleddata.com/2023/04/28/fact-sheet-conflict-surges-in-sudan/
[2] Jonathan Loeb, « “Men With No Mercy” – Rapid Support Forces Attacks against Civilians in Darfur, Sudan », Human Rights Watch, 9 septembre 2015.
[3] Eliott Brachet, “Soudan: les soutiens du régime déchu d’Omar al-Bachir se réorganisent”, RFI, 21 avril 2022.
[4] « Au Soudan, les islamistes refont surface à la faveur du coup d’Etat », Le Monde.fr, 28 avril 2022
[5] Anna Sylvestre-Treiner, “Soudan : Le général “Hemetti” ne peut pas gagner cette guerre “, Le Monde, 17 avril 2023.
[6] https://acleddata.com/2023/04/28/fact-sheet-conflict-surges-in-sudan/
[7] https://dtm.iom.int/reports/sudan-situation-report-2?close=true
[8] Thomas Eydoux, Khadija Sharife(OCCRP), « Groupe Wagner : comment l’armée secrète de Poutine exploite l’or du Soudan avec la complicité du pouvoir », Le Monde, 02 novembre 2022.
[9] « Moscou redéploye sur le front ukrainien des mercenaires du groupe Wagner présents en Afrique », Franceinfo Afrique, 31/03/22.
[10] Felix Light, Russian mercenary chief says fighters to leave Ukraine’s Bakhmut to ‘lick wounds’, Reuters, 05 mai 2023.