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Vers un contrôle des investissements étrangers aux Etats-Unis ?
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Entre 2015 et 2021, parmi les 110 milliards de dollars de financement mondial levés par les sociétés chinoises d’intelligence artificielle (IA), 37% proviennent d’investissements américains à l’étranger.[1] Dans un contexte de protection des technologies et matériaux sensibles, l’administration Biden prévoit de publier un décret exécutif, « the U.S. Outbound Investment Executive Order », permettant d’établir un filtrage des investissements sortants. Ce mécanisme fonctionnerait donc à l’inverse du Comité sur les investissements étrangers aux États-Unis, qui est chargé d’examiner les implications en matière de sécurité nationale des acquisitions ou des investissements dans une société américaine par des personnes étrangères.

 

Pourtant, l’administration Biden se défend de toute intention de cibler les IDE vers la Chine, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan ayant déclaré : « Nous progressons dans la gestion des investissements sortants dans les technologies sensibles avec un lien central avec la sécurité nationale. Ce sont des mesures sur mesure : il ne s’agit pas, comme le dit Pékin, d’un blocus technologique. » [2]

 

Si des versions moins contraignantes de ce mécanisme ont déjà été présentées au Congrès[3], les difficultés d’adoption de cette loi ont conduit l’administration Biden à concevoir son propre outil. Alors que la proposition législative aurait établi un simple régime de notification, que la Maison Blanche considère comme incomplet, le mécanisme de filtrage serait composé d’un ensemble de transactions interdites ciblées. Pour les partisans de ce mécanisme, ce nouveau outil permettrait de contrôler les investissements sortants que les contrôles à l’exportation et le CFIUS  (Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis) sont incapables de suivre. A l’inverse, certains observateurs craignent que cela n’alourdisse les charges pesant sur les investisseurs américains du secteur de la haute technologie et qu’il ne fasse double emploi avec les autorités déjà existantes, dans le cadre des règles de contrôle des exportations[4].

 

Le filtrage des investissements sortants n’est pas un concept nouveau

 

Le concept de filtrage des investissements sortants n’est pas nouveau. Taïwan et la République de Corée ont tous deux des autorités existantes qui régissent les sorties d’investissements. À Taïwan, les investissements à l’étranger de plus de 50 millions de dollars sont soumis à l’examen du ministère de l’Investissement étranger[5]. Par ailleurs, des réglementations supplémentaires sur les investissements sortants en Chine incluent une interdiction des industries de haute technologie.[6]

 

En République de Corée, l’investissement à l’étranger est assujetti à la Loi sur la protection de la technologie industrielle[7], qui vise à “empêcher la divulgation indue de la technologie industrielle et à la protéger afin de renforcer la compétitivité des industries coréennes et de contribuer à la sécurité nationale et au développement de l’économie nationale“. Cette loi confère au gouvernement coréen le pouvoir d’examiner les transactions financières impliquant des acquisitions, et des fusions. Il se concentre, notamment, sur la prévention des fuites d’éléments relatifs à la biotechnologie et la technologie des batteries.

 

Cet outil ne risque t-il pas ralentir la compétitivité américaine face aux entreprises chinoises ?

 

L’annonce de ce mécanisme de filtrage soulève plusieurs interrogations, notamment dans son spectre d’action ou dans son efficacité. La disponibilité des données sur les investissements sortants dans des entités étrangères préoccupantes pourrait être entravée. Des interrogations ont été également émises sur la définition de l’ « investissement», notamment sur la question de savoir si cela couvre les investissements dits « passifs »[8] tels que le transfert de « savoir-faire » ou les investissements dans les fonds de pension.

 

Par ailleurs, cet outil se heurte à la tradition libérale américaine pour certains, qui évoquent leur crainte à l’égard d’une surveillance accrue par le gouvernement américain des activités du secteur privé. Le président de la commission des services financiers de la Chambre, Patrick McHenry, a déclaré : « Pour que les États-Unis puissent concurrencer la Chine, nous ne pouvons pas ressembler davantage au Parti communiste chinois » [9]. Les groupes industriels ont également émis leurs réserves à la mise en œuvre du filtrage des investissements sortants en tant qu’outil de sécurité nationale. Selon eux, cet outil risquerait d’affecter les chaines d’approvisionnement et le niveau des investissements, induirait des couts de conformité, ainsi qu’une forte complexité administrative [10].En effet, le poids des normes supplémentaires que ce nouvel outil imposerait aux entités du secteur privé américain pourrait aggraver la situation des entreprises de semi-conducteurs qui doivent déjà faire face à de nombreuses restrictions[11]. Par ailleurs, il est possible que ce nouvel instrument encourage les entreprises ayant leur siège à l’étranger à faire passer leurs capitaux par des juridictions autres que les États-Unis, ce qui souligne la nécessité de mettre en place des régimes de filtrage des investissements multilatéraux. A un moment où les États-Unis se disputent un regain de compétitivité face aux entreprises chinoises de haute technologie, cet outil pourrait être contre-productif.

 

L’Union européenne semble vouloir aussi filtrer ses investissements sortants

 

L’Union Européenne réfléchit également à un mécanisme de filtrage des investissements sortants. Le programme de travail 2023 de la Commission européenne prévoit « d’examiner si des outils supplémentaires sont nécessaires en ce qui concerne les contrôles des investissements stratégiques sortants »[12]. Une déclaration conjointe de mars 2023 du président Biden et de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen indique que les deux parties «ont un intérêt commun à empêcher le capital, l’expertise et les connaissances de nos entreprises d’alimenter les avancées technologiques qui renforceront les capacités militaires et de renseignement de notre rivaux stratégiques, y compris par le biais d’investissements à l’étranger. » [13].

 

Dans son discours du 30 mars 2023, Ursula von der Leyen a appelé l’Union européenne à établir un régime sortant [14] . Cela concernerait un petit nombre de technologies sensibles où l’investissement peut conduire au développement de capacités militaires qui présentent des risques pour la sécurité nationale.

 

Pour autant, contrairement à la politique commerciale, la politique d’investissement reste du ressort des États membres. Les États membres de l’UE pourraient ainsi adopter des mécanismes de filtrage des investissements sortants en dehors des institutions de l’UE. Aucun actuellement n’en possède, bien que l’Allemagne semble y songer depuis novembre 2022[15]. En 2019, un régime de filtrage des investissements directs étrangers a été harmonisé à tous les Etats membres, mais ce type de régime existait déjà au sein de nombreux Etats européens, ce qui a facilité sa généralisation. A l’inverse, le système de filtrage des investissements sortants semble donc plus délicat à appliquer au niveau européen, en l’absence de structure existante.

 

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Le développement d’un nouvel outil de filtrage permettrait aux États-Unis de maitriser davantage leurs investissements sortants, notamment ceux destinés à financer la technologie de pointe concurrente, relative à la sécurité nationale. À la lumière des récents contrôles à l’exportation sur les puces IA avancées[16] à la Chine, il incombe néanmoins aux États-Unis de veiller à ce que cette politique ne soit pas perçue comme trop agressive. Par ailleurs, il sera pertinent de voir si ce nouvel outil se diffusera ailleurs, notamment en Europe.


[1]  Rapport du Center for Security and Emerging Technology (CSET) publié en février 2023 https://cset.georgetown.edu/publication/u-s-outbound-investment-into-chinese-ai-companies/
[2]  discours d’avril 2023 à Brookings https://www.brookings.edu/events/the-biden-administrations-international-economic-agenda-a-conversation-with-national-security-advisor-jake-sullivan/?utm_campaign=Events%3A%20Economic%20Studies&utm_medium=email&utm_content=256040036&utm_source=hs_email
[3] loi sur la réforme du contrôle des exportations (ECRA) en 2018
[4] https://www.politico.com/news/2023/02/27/white-house-investments-china-00084473
[5] https://tradetalkspodcast.com/wp-content/uploads/2023/02/Episode-179-Transcript-Complete.pdf
[6]  Loi de 1992 de Taiwan régissant les relations entre les habitants de la région de Taiwan et de la région continentale
[7] https://cset.georgetown.edu/publication/act-on-prevention-of-divulgence-and-protection-of-industrial-technology-abbreviated-act-on-protection-of-industrial-technology/#:~:text=The purpose of this Act,development of the national economy.
[9] https://www.politico.com/news/2023/02/27/white-house-investments-china-00084473
[10] https://www.sidley.com/en/insights/newsupdates/2023/03/ready-for-the-us-outbound-investment-executive-order
[11] https://www.csis.org/analysis/chips-and-science-act-guardrails-implications-us-trade-agenda
[12] https://commission.europa.eu/system/files/2022-10/Commission work programme 2023.pdf
[13] https://www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2023/03/10/joint-statement-by-president-biden-and-president-von-der-leyen-2/
[14] https://www.politico.eu/article/eus-ursula-von-der-leyen-xi-jinping-calls-for-tougher-policy-on-china-ahead-of-beijing-visit/
[15] https://www.politico.eu/article/germany-mulls-harder-line-on-china-new-deal-with-taiwan/
[16] https://www.csis.org/analysis/japan-and-netherlands-announce-plans-new-export-controls-semiconductor-equipment
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