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La position brésilienne sur la guerre en Ukraine, une troisième voie ?
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Par Baptistine Airiau, agrégée d’histoire, 

 

Le voyage du président Lula ces derniers jours au Portugal dont le but était de renouer les relations bilatérales avec son ancien colonisateur a pu interpeller les observateurs. En effet, les relations du président récemment élu du Brésil avec les pays occidentaux ont pris des allures orageuses ces derniers mois en raison de ses positions sur l’invasion russe en Ukraine. Lors de ses différentes déclaration, Lula a affirmé que Washington devait « cesser d’encourager la guerre et commencer à parler de la paix »[1]. Certes, le Brésil fait partie des pays qui ont voté à l’ONU la résolution visant à dénoncer l’attitude de la Russie. Cependant il refuse d’envoyer des armes en Ukraine et ne soutient pas les positions occidentales, appelant à une solution négociée.

Si d’aucun présente cette attitude comme relevant d’une forme de non-alignement, à l’image de celui qui avait eu cours lors de la guerre froide par certains pays dits “du Sud”, il n’en est en réalité rien aujourd’hui. On aurait tort d’analyser cela à l’aune d’un héritage historique et idéologique et non pas selon l’état actuel du système international. En effet, plusieurs facteurs expliquent la position apparente de non-alignement du Brésil et d’une partie de l’Amérique latine face à l’attitude de Vladimir Poutine, au risque de froisser les Etats-Unis et les pays de l’Union européenne. Le premier de ces facteurs tient à la dépendance croissante du Brésil vis-à-vis de la Chine, dépendance qui s’inscrit notamment dans une recomposition des relations internationales à la fois produite et révélée par la guerre en Ukraine.

En effet, le conflit actuel a manifesté de manière encore plus nette, si cela était nécessaire, la volonté de l’Empire du Milieu de créer un nouvel ordre international dont l’Occident, et en premier lieu les Etats-Unis, ne seraient plus les seuls organisateurs. Dans le cadre de la guerre en Ukraine, cette position de la Chine se manifeste via sa volonté de peser dans le règlement du conflit en ne cessant pas le dialogue avec Vladimir Poutine, en maintenant les relations économiques avec la Russie ou encore par des discours diplomatiques – comme l’illustre la « position de la Chine sur le règlement politique de la crise ukrainienne » de février 2023[2].

Au-delà de cela, on constate la volonté nette de créer un nouvel ordre économique par le biais de la coopération de Shanghai et par celui de l’initiative des nouvelles routes de la soie[3]. Si le Brésil n’est ni membre de cette coopération, ni pays participant aux routes de la soie, il collabore cependant pleinement à cet ordre économique voulu par la Chine et ce pour plusieurs raisons.

D’une part, l’économie brésilienne est très fortement liée à l’économie chinoise : depuis 2009, la Chine est le premier partenaire commercial du Brésil, et ce devant les Etats-Unis[4]. En effet, près d’un tiers des matières premières ou issues de l’agrobusiness exportées par le Brésil sont destinées à la Chine. Ainsi le Brésil est dépendant du commerce avec Pékin, et ce d’autant plus qu’il importe largement ses produits manufacturés notamment de haute et de moyenne technologie de ce pays. Ces liens économiques croissants depuis une dizaine d’années ont un triple effet pour le Brésil : la reprimarisation de son économie – à titre d’exemple, la part de l’industrie dans le PIB est passée de 25,6 % en 2000 à 20,8 % en 2022[5], la paupérisation d’une partie de la population dans un contexte social tendu cette dernière décennie au Brésil, et des conséquences écologiques néfastes. En effet, que cela soit en raison des modes d’exploitation ou en raison des infrastructures en partie financées par la Chine pour permettre l’exploitation de ces ressources, et des flux de financement de cette dernière, les effets sur l’environnement d’une surexploitation des ressources sont  dévastateurs sur le plan environnemental dans un pays comme le Brésil.

En outre, ce dernier noue des partenariats durables avec la Chine en s’affranchissant des canaux financiers traditionnels. C’est ainsi que le président brésilien et son homologue chinois ont décidé dernièrement de ne plus utiliser le dollar comme monnaie d’échange notamment pour les transactions concernant les ressources mais le yuan et le réal, la monnaie brésilienne[6]. Ce n’est pas le premier pays avec lequel la Chine réalise de tels accords. En effet, dernièrement, certains Etats dont la Russie ont convenu de se passer de cette monnaie d’échange traditionnel tandis que l’Irak et l’Arabie saoudite pourraient être les prochains[7]. Il s’agit d’un nouveau moyen pour la Chine de s’affranchir de l’ordre international issu de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide et d’assurer un peu plus son hégémonie. Russie, Brésil et Chine ont à ce titre même évoqué il y a peu le développement d’une monnaie commune afin de ne pas dépendre des intérêts américains[8].

Ainsi, cette forte dépendance du Brésil vis-à-vis de la Chine et la position de cette dernière conduisent le pays de Lula a adopter une position en demi-teinte sur la guerre en Ukraine. Se pose dès lors la question de la manière dont les pays européens pourraient eux aussi tisser des liens avec ce pays mais également avec l’ensemble de l’Amérique latine afin de contrer l’influence chinoise mais aussi de favoriser un modèle économique et social contraire au modèle chinois dans cette partie du monde.

D’une part en soutenant, que cela soit par des partenariats économiques ou des aides au développement, une agriculture davantage durable tant sur le plan écologique qu’humain avec des conditions de travail et de rémunération davantage éthiques. Les récentes élections latino-américaines ont amené à une démocratisation des thématiques sociale et environnementales et donc représente une opportunité pour l’Europe de développer des relations fondées sur ces problématiques dans cette partie du monde, au détriment du modèle chinois.

D’autre part en initiant des contrats de vente d’armements et de systèmes de défense avec les pays d’Amérique latine, ce qui n’est actuellement pas le cas. En effet, l’analyse du rapport parlementaire de l’année 2022 pour l’année 2021 sur le commerce d’armement français indique que le volume total décroit depuis 2019 où il représentait 309,2 millions d’euros, contre 59,2 millions d’euros en 2021[9].

Ainsi en agissant à l’inverse de la Chine tant sur le plan humain que sur le plan économique, nous pourrions participer au maintien d’un ordre mondial certes parfois imparfait, mais dont nous sommes légataires et partie-prenante et dès lors renforcer nos positions sur les sujets liés aux conflits internationaux et aux échanges économiques.


[1] « Le Brésil, accusé par Washington de répéter « la propagande russe’, a reçu Sergueï Lavrov », France 24, 18/04/2023
https://www.france24.com/fr/am%C3%A9riques/20230418-le-br%C3%A9sil-accus%C3%A9-par-washington-de-r%C3%A9p%C3%A9ter-la-propagande-russe-a-re%C3%A7u-sergue%C3%AF-lavrov
[2] « Conférence de presse du 24 février 2023 tenue par le porte-parole du minisère des Affaires étrangères Wang Wenbin », 24 février 2023, https://www.fmprc.gov.cn/fra/xwfw/fyrth/lxjzzdh/202302/t20230226_11031659.html
[3] « Pour la France, les nouvelles routes de la soie : simple label économique ou nouvel ordre mondial ? », Rapport d’information du Sénat, 30 mai 2018 https://www.senat.fr/rap/r17-520/r17-520_mono.html
[4] «  Brésil : la structure des échanges commerciaux avec la Chine menace les promesses de réindustrialisation », BNP Paribas, 06 avril 2023, https://economic-research.bnpparibas.com/html/fr-FR/Bresil-structure-echanges-commerciaux-Chine-menacent-promesses-reindustrialisation-06/04/2023,48436
[5] Ibid.
[6] « La Chine et le Brésil signent pour se passer du dollar », Breizh-info, 30 maris 2023, https://www.breizh-info.com/2023/03/30/217804/la-chine-et-le-bresil-signent-pour-se-passer-du-dollar/
[7] « L’Irak envisage de régler ses échanges avec la Chine en yuan chinois, selon un responsable », French.China.org, 24 février 2023, http://french.china.org.cn/foreign/txt/2023-02/24/content_85125265.htm
[8]« Economie : pourquoi l’idée d’une monnaie unique entre la Russie, la Chine et le Brésil se fait-elle de plus en concrète ? », France Info, 11 avril 2023
https://www.francetvinfo.fr/monde/chine/economie-pourquoi-l-idee-d-une-monnaie-unique-entre-la-russie-la-chine-et-le-bresil-fait-elle-son-apparition_5764424.html
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