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Médias et concepts militaires
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Par Baptiste Bellier Bernicot, 

 

« Les concepts sont […] des concentrés d’une multitude de significations. Avec le concept, signification et signifiant coïncident dans la mesure où la diversité de la réalité historique s’investit dans la polysémie d’un mot, de telle sorte qu’elle ne trouve son sens et n’est comprise que dans ce seul et unique mot. Un mot contient des possibilités de signification, un concept réunit en lui un ensemble de significations. Un concept peut en conséquence être parfaitement clair, mais doit être nécessairement polysémique […]. »[1]

S’il n’est pas ici question de faire de l’histoire des concepts, il est permis de s’attarder sur la définition de « concept » que Reinhart Koselleck donne ; à partir de celle-ci, on comprend qu’un concept est un mot polysémique, riche de significations passées et à venir. Néanmoins, la richesse d’un concept constitue également sa faiblesse : une trop grande variété de significations ne permet pas de le définir clairement, sinon dans un temps donné.

Dès lors, le concept entre dans la doxa, c’est-à-dire le lieu commun, celui sur lequel tout le monde se retrouve lorsqu’on n’a pas les instruments intellectuels et les outils conceptuels pour caractériser une pensée. Trop souvent, la trop grande richesse ou la trop grande imprécision d’un concept l’amènent à être utilisé abusivement, hors de ses définitions premières. Il en va ainsi pour les concepts militaires, tels que « bataille »[2], « guerre éclair »[3], « stratégie »[4] ou encore « front »[5]. Tous ces termes hautement significatifs et très débattus sont utilisés par les médias grand public sans jamais les définir clairement, en jouant sur la doxa, le lieu commun qu’il n’est pas besoin d’expliquer. Les médias tentent d’expliquer à leurs usagers le déroulé d’un conflit flou et angoissant.

Si cette utilisation massive de termes jusqu’alors peu employés dans l’environnement médiatique européen découle de la volonté des médias de rendre visible un fait humain et social hautement flou et singulier— à savoir la guerre —, c’est au détriment du réel sens de ces concepts et de la bonne compréhension du conflit. En outre, elle traduit également une façon d’être au monde et de percevoir le fait militaire et guerrier qui est propre à l’Occident[6]. Cette vision occidentale de la guerre se retrouve dans notre volonté de plaquer des concepts militaires rarement adaptés aux circonstances du réel, mais elle se retrouve également sous la forme du « présentisme[7] », c’est-à-dire « le présent seul : celui de la tyrannie de l’instant et du piétinement d’un présent perpétuel »[8].

En témoigne la multiplication des reportages et autres relations factuelles par des journalistes envoyés en Ukraine pour apporter des éclaircissements mais aussi des émotions aux usagers des médias. En témoignent les reportages fréquents menés par Le Monde, tel le 11 mars 2023, ou encore Le Figaro le 23 février 2023 sur les parcours individuels des soldats et le rôle de leur unité sur la ligne de front.

Des concepts hautement significatifs et complexes, utilisés dans des contextes précis et justifiés, sont alors galvaudés : les termes — et concepts — de « contre-offensive » ou encore « tournant stratégique » ne cessent d’être toujours plus employés par les médias occidentaux dont les usagers sont avides de bonnes nouvelles mais aussi d’informations claires, en apparence. Ainsi, de février à mars 2023, il a été possible de lire et d’entendre partout le déclenchement prochain d’une contre-offensive ukrainienne, sans que le concept ne soit jamais clairement défini.

En effet, comme la définition de Koselleck le rappelle, un concept regroupe une multitude de significations et de signifiants ; dès lors, le signifiant — ici une phase nouvelle du conflit qui voit à nouveau une prise d’initiative ukrainienne et se traduit par un recours à l’offensive — semble proche de la signification qui lui est désormais connue — à savoir, le terme de « contre-offensive ». De fait, s’il doit bien y avoir une contre-offensive ukrainienne prochainement[9], il est nécessaire d’être prudent quant aux analyses médiatiques qui vont s’en faire ; le risque est de tomber dans le piège de l’immédiateté médiatique, de l’instantané de l’information, propre à véhiculer des analyses faussées des faits.

Par ailleurs, il est possible de constater que l’emploi d’un concept du monde militaire est souvent suivi et associé à un autre, on retrouve ainsi fréquemment les termes de « contre-offensive » associé à celui de « percée ». Au vu de leur utilisation, il est possible de dire qu’il s’agit souvent d’un traitement téléologique de faits en cours. En effet, comment dire,  si telle ou telle offensive est réellement un « stratégique », ou non ? Cette analyse doit être le travail des historiens et analystes futurs, elle convient mal aux spectateurs impuissants ou aux présentateurs médiatiques de la faire. Bien que de nombreux analystes et spécialistes nous éclairent sur le déroulé en temps réel du conflit et sur la signification de ses différentes évolutions, ils ne sont pas en mesure de prédire l’avenir, à l’inverse de ce qu’on nous fait parfois croire.

En définitive, cet usage souvent galvaudé des concepts militaires s’explique par les raisons suivantes. Il apparaît que les médias désirent communiquer des messages courts, directs et en apparence clairs à leur audience. Cette dernière n’a que peu de temps à consacrer à ces questions de défense ; d’autant plus que la guerre d’Ukraine est une angoisse supplémentaire qui s’ajoute à celles déjà présentes. On ne prend ainsi pas suffisamment la peine de définir, d’éclaircir les définitions des concepts que l’on utilise, sans doute par peur de perdre l’audience ou bien par méconnaissance du sens réel des termes.

Si certains médias prennent le temps de faire intervenir des analystes et des militaires, rarement leur demande-t-on d’expliquer ce qui se passe et de définir les termes qu’ils emploient. Le plus souvent, il leur est demandé d’expliquer le comportement du Président Poutine, de l’irrationalité – supposée – des Russes ou de leur effondrement qui doit être toujours plus proche. Dès lors, on ne sort pas du lieu commun, on l’entretient.

Par exemple, un terme central et qui revient de façon récurrente est celui de « stratégie », dont l’ emploi est souvent abusif. Il est fréquemment associé au terme de « tournant », qui renvoie à un moment clé dans le déroulé d’un conflit, souvent utilisé commodément par les historiens pour caractériser et souligner le passage au cours d’une guerre d’une phase à une autre, souvent jugée « décisive ». Dans le cas du conflit en Ukraine, tout au plus peut-on constater ce qui semble être le passage d’un moment à un autre de la guerre[10]. On y voit les Russes s’essouffler et épuiser leurs ressources contre un point du front tout en étant sur une posture défensive sur le reste du front. L’enlisement et finalement les récentes avancées mineures russes autour de et dans Bakhmout caractérisent un effort russe désorganisé, tant aux échelles opérative que tactique. Également peut-on constater une inefficacité assez incompréhensible à ces échelles par les Russes, qui font preuve jusqu’à présent d’une médiocrité opérationnelle et tactique étonnante.

En outre, cet usage récurrent des concepts militaires s’observe dans des sphères en apparence bien éloignées du monde stratégique. On observe ainsi un accaparement du concept de « stratégie » par de nombreux autres acteurs, tels le commerce, le marketing ou l’édition, on entend alors parler de « stratégie » commerciale, marketing ou éditoriale. Le concept est employé le plus souvent comme un substitut — en apparence — à « ligne directrice ».

Cela conduit de facto à une altération de la compréhension du terme lorsqu’il est utilisé à des fins d’analyses militaires. Cela s’observe également de manière très nette pour le terme de « tactique ». Il semble correspondre à un emploi synonymique et d’un degré inférieur de « stratégie », ce qu’il n’est pas. Ainsi, on voit apparaître des « tactiques commerciales » et des « tactiques marketing ». Si la définition populaire de stratégie, à savoir une conception réfléchie organisée autour de moyens afin d’atteindre un résultat final, correspond de près à celle utilisée par le monde militaire, il n’en va pas de même pour la tactique, qui ne peut être employée aussi légèrement. La tactique est la somme totale des modalités et des engagements qui constituent un combat entre deux forces ennemies. Elle est strictement militaire, non civile.

En définitive, il ne s’agit pas ici de blâmer facilement et confortablement le monde médiatique, il s’agit plutôt de souligner la nécessité de repenser l’utilisation et, surtout, la signification de concepts militaires. Ainsi, il sera possible d’y voir plus clair et surtout de ne pas se laisser entraîner par notre tendance « présentiste » qui nous pousse vers toujours plus d’immédiateté et de clarté dans les informations que nous consommons, aggravés en cela par une vision occidentale et « naturaliste[11] » du monde qui nous enferme trop souvent dans des schémas d’analyses binaires de notre environnement.

« Sous un concept se subsument la multiplicité de l’expérience historique et une somme de rapports théoriques et pratiques en un seul ensemble qui, en tant que tel, n’est donné et objet d’expérience que par ce concept. »[12] Dès lors, on constate, à une échelle extrêmement fine, que l’emploi récurrent du concept de « stratégie » caractérise et représente un moment particulier, voire une « expérience historique » de notre société, où celle-ci tente de saisir le phénomène guerrier — inconnue sous cette forme depuis la Seconde Guerre mondiale — en s’appropriant des termes qu’elle ne maîtrise pas ; cette aphasie semble démontrer l’absence de moyens pour la société civile de penser et de dire la guerre.


[1] KOSELLECK, Reinhart, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Editions EHESS, En temps et lieux, 2016, p. 139-140.
[6] KEEGAN, John, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 2014, p. 167 ; TRAINA, Giusto (dir.), Mondes en guerre. Tome I. De la préhistoire au Moyen-Âge, Paris, Passés Composés, Ministère des Armées, 2019, chapitre VI ; CAILLOIS, Roger, Bellone ou la pente de la guerre, Paris, Gallimard, Champ Essai, [1963], 2012.
[7] HARTOG, François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Points, Seuil Histoire, [2003], 2012 et Confrontations avec l’histoire, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2021.
[8] Id., Confrontations avec l’histoire, p. 13.
[10] Louis Gautier, Le Monde, 04 avril 2023.
[11] DESCOLA, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2005, chapitres III, V, VIII et XI concernant la construction occidentale binaire du monde depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours.
[12] KOSELLECK, François, Le Futur passé, op. cit., p. 139, souligné par nous.
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