Par Maëlle Bongrand,
Pendant longtemps oubliée, la guerre en Ukraine a rappelé l’importance stratégique des denrées alimentaires et les risques encourus à dépendre trop largement des importations lorsqu’il s’agit d’assurer la sécurité alimentaire de ses citoyens[1]. Quelques années auparavant, en juin 2019, moins sensible à ces considérations, l’Union européenne avait conclu, sans pour autant le ratifier, un accord de libre-échange avec le Mercosur prévoyant d’accroître considérablement les échanges entre le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et les Vingt-Sept. 91% des droits de douane imposés par le Mercosur aux produits européens et 92% des taxes appliquées par l’Union européenne aux produits sud-américains devaient être supprimés[2].
L’espoir que cet accord soit enfin ratifié – pour rappel, les négociations avaient été entamées en 2000, avant d’être suspendues en 2004 puis reprises en 2013 – a été ravivé par l’élection de Lula, fin 2022. Pourtant, si cet accord commercial a été remis au goût du jour, il est pour l’instant loin d’être adopté, puisque de nombreux Etats membres, et notamment la France, refusent de le ratifier en l’état.
Pour cause, il inquiète par-dessus tout écologistes et défenseurs du monde agricole qui le perçoivent comme contraire aux efforts déployés pour préserver l’environnement et assurer la souveraineté alimentaire[3] française, pourtant présentés comme deux priorités du quinquennat.
En effet, l’accord prévoit une augmentation des échanges commerciaux et donc des importations européennes, et en particulier de denrées alimentaires. Entre autres, 180 000 tonnes supplémentaires de volaille et 180 000 tonnes de sucre à droits nuls, et 25.000 tonnes de viande de porc à 83 euros de droit de douane par tonne devraient chaque année être exportées en Europe depuis les Etats membres du Mercosur[4].
Bien sûr, il est peu aisé d’identifier les « bénéficiaires » et les « victimes » des traités de libre-échange dans le domaine agricole et alimentaire[5] et avec la ratification de cet accord, les exportations agricoles et alimentaires européennes sont elles aussi facilitées[6]. Néanmoins, il semblerait que l’accord se fasse au détriment du secteur agricole français[7] et de la souveraineté alimentaire de la France encore loin d’être acquise – pour rappel, les échanges français de produits bruts et transformés sont déficitaires depuis 2015[8].
Au-delà de l’atteinte directe à la souveraineté alimentaire que représente l’augmentation des importations, elle impacte considérablement les agriculteurs, piliers évidents mais souvent malmenés, de cette souveraineté. Si l’accord de libre-échange entre le Mercosur et l’Union européenne est si impopulaire auprès des agriculteurs, c’est effectivement parce qu’il constitue pour eux une énième et intenable distorsion de la concurrence. Dans le cas de la viande bovine par exemple, l’Union européenne s’engagerait à importer 99 000 tonnes équivalent carcasse avec un droit de douane à 7,5% par an, alors que sa production est soumise à des standards de production moins exigeants que ceux européens et qui assurent sa compétitivité-prix – la viande bovine brésilienne est 40% moins cher que la viande bovine « R3 » européen[9] – représentant par ailleurs un risque sanitaire certain pour le consommateur européen[10].
Or, cette concurrence déloyale participe à la paupérisation des agriculteurs qui voient les produits importés, vendus bien moins chers que les leurs, obtenir les faveurs du consommateur. Les difficultés que rencontrent les agriculteurs pour générer des revenus attractifs couplée à la pénibilité et au manque de valorisation sociale des métiers agricoles en font des professions relativement peu convoitées. En ce sens, la concurrence déloyale, notamment générée par des accords tel que le Mercosur-UE, constitue l’un des freins au renouvellement des générations agricoles[11], pourtant indispensable si la France veut continuer à produire sur son sol et ne pas dépendre outre-mesure des importations.
Certes, si le déploiement de clauses-miroirs dans les accords commerciaux est un premier rempart à la concurrence déloyale et donc un garant de la compétitivité agricole française[12], il ne résout pas moins le problème de fond qui mine l’agriculture en France et qui l’éloigne toujours plus de la souveraineté alimentaire : l’irrémédiable et paradoxale inconciliabilité entre l’opinion publique, largement défavorable aux accords de libre-échange, et le comportement du consommateur avide de produits importés et achetés à moindre coût[13] ; rappelant ainsi que la souveraineté alimentaire dépend tout autant de la capacité d’un État à négocier des accords commerciaux qui lui sont avantageux que de sa capacité à investir dans son appareil productif et à soutenir le pouvoir d’achat de ses citoyens.
Être “allié” n’est pas être “vassal” affirmait donc Emmanuel Macron le 12 avril à l’occasion d’une visite aux Pays-Bas[14]. Pourtant, dans la relation économique qui liera, dans le cas de la ratification de l’accord, l’Europe aux pays du Mercosur, la France entretiendra plus que jamais sa dépendance alimentaire ; dorénavant accoutumée à chercher chez les autres ce qu’elle ne produit plus chez elle.
Concernant le renouvellement des générations agricoles, alors qu’en 2020, 58% des exploitants agricoles français avaient plus de 50 ans, plus d’un quart plus de 60 ans et que plus d’un tiers d’entre eux seront partis à la retraite d’ici 10 ans, il est essentiel d’assurer leur relève, c’est à dire d’assurer le renouvellement des générations agricoles. Source : Rapport d’information n°905, Compétitivité de la ferme France, déposé le 28 septembre 2022 à la Présidence du Sénat.