Le 6 octobre 2022, 44 chefs d’État et de gouvernements, accompagnés des institutions de l’UE, inauguraient à Prague la Communauté Politique Européenne (CPE)[1]. Proposée par Emmanuel Macron le 9 mai 2022, l’idée a été concrétisée par la présidence tchèque de l’UE. Ce sommet devait fonder un nouveau forum biannuel visant à construire une « intimité stratégique[2] » continentale, à la suite de la guerre en Ukraine. Le but est donc de rapprocher les points de vue pour élaborer une lecture commune de la sécurité européenne, qu’il s’agisse d’infrastructures, d’énergie, de coopérations ou d’alliances. À deux mois de la prochaine réunion, prévue le 1er juin en Moldavie, interrogeons les apports stratégiques possibles de ce nouveau format.
Tenir cette réunion était en soi un défi. La participation du Royaume-Uni à un projet de l’UE[3], la position stratégique fluctuante de la Turquie vis-à-vis de l’UE et de l’OTAN, ses conflits avec la Grèce et Malte, celui entre Arménie et Azerbaïdjan, ou entre Serbie et Kosovo : le terrain était miné. Et pourtant, même si des doutes persistent, ce sommet est plutôt vu comme une réussite diplomatique par les acteurs et les observateurs[4]. Tous sont venus, et tous ont adhéré à quelques principes communs. D’abord, l’égalité entre membres ou non de l’UE. Pour le Kosovo, ce n’est pas anodin. D’autre part, l’informalité des rencontres et leur base intergouvernementale. Ni institutionnalisation ni interminables négociations sur les adjectifs d’une déclaration commune.
Enfin, une critique a minima de l’invasion russe de l’Ukraine. C’est loin d’être un alignement sur les sanctions de l’UE, mais pour la Turquie ou la Serbie, ce n’est pas rien. S’il avait d’abord été question d’une communauté de valeurs, le projet est clairement devenu un groupe d’intérêt pour être le plus large possible[5]. C’est sans doute pour le mieux. Pas une énième institution, mais plutôt un G-20 à l’européenne[6]. Sur cette base, quatre tables rondes se sont tenues : sur la paix et la sécurité, sur l’énergie, sur le climat et sur l’économie, avec en parallèle de nombreux entretiens bilatéraux[7]. D’autres domaines pourraient être intégrés, par exemple les mobilités ou la jeunesse, il n’en sera pas question ici[8]. Comment évaluer les apports de cette CPE à l’aune de son ambition stratégique ?
Le nom lui-même de CPE n’est pas anodin, il renvoie aux précédentes tentatives d’action collective étrangère européenne. Dans les années 1950, la première CPE devait accompagner l’intégration militaire de la Communauté de Défense Européenne. Leur échec orienta les projets suivants vers l’économie jusqu’en 1969 lorsqu’elle revient, avec le « c. » de coopération. Il s’agissait alors de coordonner l’action extérieure des six membres de l’ancêtre de l’UE, dont elle devint une composante en 1992. Celle de 2022 va plus loin car le dialogue proposé dépasse l’UE et pose le continent européen comme espace géopolitique à organiser en commun. Elle reprend ainsi la « confédération européenne » proposée en 1989 par un autre président français, François Mitterrand, et pour laquelle avait été organisé un dialogue en 1991, à Prague déjà[9]. Le monde a changé depuis. À l’époque, Moscou était invitée, d’où l’échec du projet d’ailleurs, car ses anciens satellites cherchaient justement à s’en éloigner. Aujourd’hui, la Russie s’est exclue elle-même de ce concert européen. En 1991, la Tchécoslovaquie sortait à peine du communisme ; elle s’est depuis scindée en deux États membres de l’UE et de l’OTAN. Enfin, la guerre, de même que le défi de l’influence chinoise et une moindre présence américaine, appellent une réponse stratégique européenne explicite.
Le cycle ouvert en 1989 par la fin de la Guerre froide ne s’est pas conclu avec l’élargissement à l’est de l’UE et de l’OTAN. La « théorie des ensembles », que François Mitterrand appelait de ses vœux[10], dessine toujours une zone tampon entre UE et Russie. Ses relations culturelles, ses réseaux politiques et énergétiques, son choix du rapport de force et ce qui a été longtemps une prudente réponse euro-atlantique, confirment sa prégnance dans cette zone[11]. Mais la Géorgie de 2008, l’Ukraine de 2014 et de 2022, l’interrogation moldave sur la Transnistrie, et leur triple dépôt de candidature auprès de l’UE après le début de la guerre signent l’appel à une redéfinition du statu quo par d’autres que par la Russie.
Des années 1990 aux années 2010, bien qu’imparfait, l’élargissement a été, pour l’UE un vecteur d’influence normative considérable[12]. Mais pour les nouveaux candidats comme pour les Balkans occidentaux, ou vis-à-vis de la Turquie et du Caucase, il apparaît que l’élargissement et la politique de voisinage[13] ne peuvent plus structurer politiquement les relations de l’UE avec les pays riverains. Ce constat est confirmé par les limites et les temporalités de la possible adhésion de chacun des pays concernés, de même que par les difficultés de l’UE à se réformer et à s’accorder sur la question, ainsi qu’in fine par ses conséquences dans les relations avec une Russie effectivement au contact de l’UE sur l’essentiel de sa frontière occidentale.
Cette CPE pourrait être un cadre pour repenser l’interface entre UE et Russie sans lui opposer un nouvel élargissement perçu comme menaçant à Moscou. Elle pourrait aussi forger une place plus équilibrée pour le Royaume-Uni de l’après-Brexit dans le dialogue sur la sécurité européenne. Mais elle ne saurait offrir la garantie de sécurité recherchée, notamment par l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, par l’adhésion à l’UE et ou à l’OTAN (articles 42§7 et 5 de leurs traités respectifs[14]). C’est peut-être donc en termes de coopérations que la CPE a le plus à offrir.
Les infrastructures stratégiques ont eu une place saillante à Prague. La guerre en Ukraine et ses effets ont rappelé à ceux qui en doutaient leur importance, tout comme les limites qu’imposent les dépendances énergétiques à la souveraineté étatique. L’attention montrée par la Norvège à la CPE souligne son intérêt en la matière. Membre de l’OTAN mais pas de l’UE, fournisseur alternatif d’énergie pour l’Europe après les sanctions contre Moscou, le pays voit évidemment son intérêt dans le dialogue continental. Elle y voit aussi l’opportunité de repenser les réseaux énergétiques à court termes, pour pallier les conséquences de la guerre, et à long terme, en lien avec la transition énergétique[15]. Car pour que l’hydrogène puisse être un outil de souveraineté énergétique en Europe, il faut justement de nouveaux réseaux et infrastructures. Dans cette optique, l’intimité stratégique à construire contribuerait aussi à répondre à la stratégie chinoise en Europe, particulièrement à l’est et au sud. Ainsi ses investissements des « nouvelles routes de la soie » (One Belt One Road Initiative) et son influence, en Serbie par exemple, profitent des dissensions du continent. Les coopérations CPE pourraient en cela compléter, étendre et politiser les efforts lancés récemment par l’UE et sa Commission en matière d’infrastructures stratégiques (Global Gateway Initiative)[16].
Mais la CPE offre-t-elle plus que du conditionnel ? À Prague, Emmanuel Macron et Charles Michel, président du Conseil européen, se sont entretenus avec le président azéri Ilham Aliyev et le premier ministre arménien Nikol Pashinyan. Depuis l’été 2020, le conflit frontalier entre ces deux pays a repris épisodiquement mais violemment. Ils ont rappelé leur engagement pour une reconnaissance mutuelle[17], mais surtout, ils ont accepté le déploiement d’une mission civile de l’UE du côté arménien de la frontière. Prévue pour deux mois, elle a été renouvelée pour deux ans en février afin de contribuer à la stabilité et à la sécurité de la frontière[18]. L’accord aurait-il été possible sans la CPE ? Sans doute, mais quand et aurait-il été patronné par les Européens ou par d’autres ? Ni le conflit ni la question des enclaves ne sont loin d’être réglés et l’apport de cette mission reste à évaluer, mais c’est un exemple de réussite pour ce premier acte de la CPE, ainsi que le signe qu’elle peut être un instrument d’influence pour l’UE et ses États, y compris sans perspective d’adhésion.
La CPE n’est cependant pas un forum à la main de l’UE. Derrière le protocole, il ne faudrait pas nier la différence de moyens et d’influence collective entre les 27 et leurs 17 partenaires, ne serait-ce qu’à cause de l’intensité de leur collaboration. Mais l’originalité de la CPE est justement l’idée de remplir en commun le vide politique de la sécurité européenne. Il ne s’agit pas de croire, naïvement peut-être, qu’une UE élargie et ou éventuellement dotée d’une défense, serait capable, un jour, de l’occuper seule. Ni l’UE ni l’OTAN ne le peuvent (ni ne le veulent ?) au-delà de leurs frontières. Pas plus que l’OSCE, censée permettre ce dialogue de sécurité mais qui est paralysée depuis février 2022 car la Russie en fait partie[19].
Si elle ne permet pas de lancer des projets concrets, la CPE risque de devenir un nouveau forum sans effets, ou pire, et c’est ce que craint l’Ukraine, une salle d’attente. Pour être utile, il faudrait que l’UE y assume son influence, sa portée géopolitique mais sans renier l’équilibre nécessaire à une ambition continentale et au risque de perdre Londres et Ankara ce faisant. L’intergouvernementalité est alors pour elle tout autant une force, parce qu’elle fluidifie les accords et autorise des projets à différentes échelles, qu’une faiblesse parce qu’elle risque de s’y diluer. La tenue de la prochaine réunion, le 1er juin, dans une Moldavie déstabilisée par la guerre et une possible tentative de coup d’État[20], sera l’occasion de clarifier ce qu’est cette CPE. Il faudra surtout en évaluer la durabilité et la capacité à susciter, ou non, des projets qui contribuent à (re)construire une approche commune de la sécurité des États européens alors qu’ils sont mis au défi de redéfinir le sens des frontières orientales du continent.