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Extension du conflit ukrainien en Transnistrie : l’arbre qui cache la forêt ?
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Extension du conflit ukrainien en Transnistrie : l’arbre qui cache la forêt ?

 

Par Victor Huerre, professeur agrégé d’histoire,

 

En avril dernier, Oleksiy Arestovytch, ancien conseiller du président ukrainien Volodimir Zelenski, a proposé aux autorités moldaves de régler définitivement la question transnistrienne afin d’éviter que ce territoire ne rejoigne la Russie dans sa lutte contre l’Ukraine. Bien qu’aucune action de ce type n’ait réellement été envisagée par Kiev, ces déclarations ainsi que l’actualité récente ont placé la Moldavie et sa région séparatiste de la Transnistrie au cœur de l’attention internationale. En effet depuis plusieurs mois, une menace sourde semble planer sur ce petit État d’Europe de l’Est, laissant craindre une ingérence russe, quelle qu’en soit la nature et la forme.

Ancienne république populaire du bloc de l’Est, la Moldavie est bordée par la Roumanie à l’ouest et l’Ukraine à l’est, ce qui la place aux marges de l’Europe, comme de la sphère d’influence russe. C’est après l’implosion de l’URSS que la région orientale du pays, la Transnistrie, a fait sécession en exprimant son souhait d’être rattachée à la Fédération de Russie. A l’issue d’une courte guerre – de mars à juillet 1992 – la région a obtenu une forme d’indépendance de fait. Sur ce territoire, une mince bande de terre de 4163km² s’est donc constituée un « Etat de facto »[1] dont l’ambition politique est d’obtenir une forme de reconnaissance internationale en multipliant les initiatives politiques et diplomatiques.

On peut citer à ce titre la diplomatie sportive orchestrée par le biais du club de football du Sheriff Tiraspol[2], aux infrastructures et moyens particulièrement développés, au sein de la Ligue des Champions. La quête de légitimité passe aussi par un certain nombre de manipulations de l’opinion internationale, usant de rapports fallacieux issus d’institutions factices pilotées depuis Tiraspol, la capitale[3].

Toutefois au-delà de ces manifestations d’une volonté de reconnaissance européenne, la Transnistrie n’a jamais caché sa proximité, à la fois politique et culturelle, avec la Russie. Cette proximité s’était exprimée dès ses origines, quand la 14ème armée russe avait apporté son soutien aux sécessionnistes dans le conflit originel de la région autonome. En outre, le référendum de 2006, qui avait été organisé dans le but de légitimer l’indépendance de fait, avait également acté la volonté des Transnistriens d’être rattachés à la Fédération de Russie – sans que cette dernière ne donne suite à ce souhait en contradiction avec les tentatives de rapprochement avec l’Occident d’alors.

Toutefois, le désir de rattachement à la Russie est à relativiser, il est davantage l’expression d’une forme de souveraineté[4], avec pour objectif de maintenir le statu quo qui profite à l’oligarchie en place. En effet, la proximité entre l’entité sécessioniste et Moscou s’explique également par la forme autoritaire du régime transnistrien, dirigé par Igor Smirnov, un oligarque lié à la Russie. De quoi laisser craindre une intervention russe dans cette zone frontalière ? C’est en tout cas la peur que laissait transparaitre les autorités moldaves en juillet dernier.

En effet, si la Moldavie affirme aujourd’hui avec de plus en plus de force que la Russie lui mène une « guerre hybride »[5], l’ancienne république soviétique a longtemps tenté de maintenir un délicat équilibre dans ses relations avec l’Est et l’Ouest. Le tiraillement moldave entre l’Europe occidentale, incarnée par la Roumanie, et la Russie, à l’origine de la sécession transnistrienne de 1990, trouve sa source dans l’histoire du pays. La nation moldave est en effet très récente, au point que certains peuvent questionner jusqu’à son existence : « Il y a aujourd’hui un État moldave mais au nom de quelle nation ? Roumaine ? Moldave ? »[6]. En effet, la Roumanie a exercé une très forte influence sur ce pays, jusqu’à être rattachée à son voisin occidental entre 1917 et 1940. Culturellement, les deux pays sont proches, le roumain étant la langue officielle de la Moldavie, ce qui a fait apparaitre en Russie la crainte d’une union entre les deux anciennes républiques populaires en 1990.

Néanmoins, la proximité entre ces deux États est à relativiser. Pays pluriethnique, dont les minorités linguistiques et ethniques (ukrainienne, russe ou gagaouze) sont particulièrement revendicatrices, la Moldavie a longtemps été très prudente dans son positionnement diplomatique. Ainsi si la présidente Maia Sandu est connue pour ses inclinations pro-européennes, le pays reste durablement influencé par la période soviétique qui est perçue avec une forme de nostalgie[7]. De plus dans ce pays composite, les diverses minorités considèrent une position pro-russe comme un moyen de peser sur le jeu politique moldave : « En République de Moldavie et en Transnistrie, les minoritaires ukrainiens regardent plutôt vers Moscou que vers Kiev »[8].

Si la situation peut avoir évolué depuis le début de la guerre, elle explique le besoin de Chişinău de ménager le géant russe. Enfin la Moldavie fait l’objet de pressions directes de Moscou qu’elles soient militaires, par les troupes présentes en Transnistrie, ou encore diplomatiques ou économiques, dans le but assumé de replacer le pays dans l’orbite de Moscou. Les menaces d’expulsion des citoyens Moldaves travaillant en Russie sous prétexte de non-respect des conditions de séjour dans ce pays en sont l’incarnation.

Depuis quelques mois, la Moldavie se trouve donc dans une situation de plus en plus inconfortable : incapable de tenir son non-alignement diplomatique – pourtant inscrit dans sa Constitution – elle est poussée par la Russie à faire un choix. Pourtant, le conflit a accéléré le rapprochement – jusque-là poussif – entre la Moldavie et l’Union européenne, qui a reconnu son statut de candidat à l’Union en juin 2022[9]. De plus, la Moldavie a déployé une grande solidarité avec son voisin oriental en accueillant plus de 400.000 réfugiés (pour un pays comptant 2,7 millions d’habitants), alors même que le conflit entrainait une importante inflation sur son sol. Alors que le gouvernement de Maia Sandu s’est abstenu de suivre les pays européens dans les sanctions qu’ils ont mises en place, la Russie semble considérer maintenant la Moldavie comme une menace.

Les différentes attaques ayant frappé des bâtiments officiels de Transnistrie au printemps 2022 ont un temps laissé craindre à une extension du conflit à cette région frontalière. Or, qu’il s’agisse des craintes ukrainiennes d’une attaque provenant des troupes russes stationnées à sa frontière occidentale, ou des craintes moldaves d’une attaque de ces mêmes troupes contre leur territoire, l’hypothèse d’une agression russe depuis ce petit territoire semble aujourd’hui improbable. Pour la Russie la réunion de la ligne de front avec la Transnistrie n’apporterait que de faibles gains stratégiques, et les forces russes stationnées sur le territoire (forces régulières, mercenaires ou milices) ne sont pas assez nombreuses pour créer un véritable effet de tenaille. Attaquer et occuper la Moldavie ne donnerait pas non plus d’avantages à la Russie, d’autant qu’elle se placerait dans une situation de voisinage direct avec la Roumanie, pays membre de l’Union européenne et de l’OTAN. D’un autre côté le projet d’invasion de la Transnistrie par l’Ukraine, évoquée plus haut, a été froidement accueillie par la Moldavie que cette opération forcerait à sortir de sa position de neutralité[10].

Pourtant, ces derniers jours, cette position diplomatique s’est écrasée sur le mur des réalités. Le mois dernier, lors d’une allocution au peuple moldave, la présidente Maia Sandu a confirmé les soupçons exprimés par la présidence ukrainienne à l’encontre du Kremlin. En effet, les services secrets ukrainiens affirmaient avoir des preuves selon lesquelles la Russie envisagerait une action directe contre la Moldavie, allégations confirmées par les renseignements moldaves. Cette action reposerait sur la déstabilisation des institutions gouvernementales moldaves, dans l’optique de renverser le gouvernement pro-européen[11].

Ce n’est donc pas l’intervention militaire stricto sensu qui est envisagée, mais bien une stratégie indirecte, dans laquelle la Transnistrie ne semble pas avoir de place. Encore selon la présidence moldave, le plan russe compte sur le soutien du parti Şor, un parti pro-russe et anti-roumain, implanté en Moldavie et dirigé par l’oligarque Ilan Şor[12]. Ces éléments mettent en avant le risque réel de coup d’Etat qui pèse encore sur le gouvernement moldave à l’heure actuelle, même s’il serait condamné à court terme[13]. C’est donc la découverte de ce plan, ainsi que les nombreuses manifestations de masse orchestrée par le parti Şor depuis plusieurs mois qui ont poussés les autorités moldaves à affirmer que la Russie menait une « guerre hybride »[14] à la Moldavie, actant définitivement le basculement de ce pays dans le camp des « pays hostiles » à la Russie.

La question de la Transnistrie, bien loin de se résumer aux provocations d’un gouvernement pro-russe et en quête de légitimité, doit être analysée au prisme des enjeux qu’elle soulève à toutes les échelles : nationale et régionale. L’absence de règlement du conflit avec la Moldavie s’intègre aux logiques propres au conflit ukrainien. Ainsi bien loin de ne concerner qu’une étroite région sécessioniste, le risque d’une extension du conflit à la Transnistrie pourrait étendre la déstabilisation de la région vers l’ouest.

 


[1] « La Transnistrie Politique de légitimité d’un Etat de facto », Florent PARMENTIER, dans Le Courrier des pays de l’est, n°1061, 2007, p. 69
[2] « Transnistrie : exister grâce au football ? », Lukas AUBIN, dans The Conversation, 23/11/2021, consulté le 12/03/2023 https://theconversation.com/transnistrie-exister-grace-au-football-172448
[3] « La Transnistrie Politique de légitimité d’un Etat de facto », Florent PARMENTIER, dans Le Courrier des pays de l’est, n°1061, 2007, p. 73
[4] « La Transnistrie Politique de légitimité d’un Etat de facto », Florent PARMENTIER, dans Le Courrier des pays de l’est, n°1061, 2007, p. 74-75
[5] « La Moldavie s’estime confrontée à une « guerre hybride » de la Russie », Le Figaro, 13/03/2023
[6] « L’emprise de Moscou sur la République de Moldavie : état des lieux », Nicolas TRIFON, dans Géoéconomie, n°70, 2014, p. 101
[7]Ibid, p. 108
[8]Ibid, p. 104
[9] « La Moldavie à l’épreuve de la guerre en Ukraine », Florent PARMENTIER, dans Revue internationale et stratégique, n°127, 2022, p. 25
[10] « La Moldavie à l’épreuve de la guerre en Ukraine », Florent PARMENTIER, dans Revue internationale et stratégique, n°127, 2022, p. 24
[11] « Le plan pour la période à venir prévoit des actions impliquant des diversionnaires formés par l’armée et déguisés en civils pour mener des actions violentes, des attaques contre des bâtiments d’État et des prises d’otages », Maia SANDU, 13/02/2023, d’après « Le plan de Poutine pour prendre la Moldavie », dans Le Grand Continent
[12] « Pour mener à bien leur plan, les auteurs s’appuient sur plusieurs forces internes, mais en particulier sur des groupes criminels tels que le parti Șor et toutes ses ramifications », Maia SANDU, 13/02/2023, d’après « Le plan de… op. cit.
[13] « Moldavie : trois scénarios autour d’un coup d’Etat pro-russe », Florent PARMENTIER, dans Le Grand Continent, 16/02/2023
[14] « La Moldavie s’estime confrontée à une « guerre hybride » de la Russie », Le Figaro, 13/03/2023
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