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Un an de guerre en Ukraine : soutien indéfectible et découplage stratégique en Occident
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Un an de guerre en Ukraine : soutien indéfectible et découplage stratégique en Occident

 

Par Simon Roche,

« La communauté atlantique fut-elle une réalité, au lendemain de la dernière guerre [1939-1945] ? Est-elle usée par le temps, menacée par l’éloignement progressif l’un de l’autre de l’Ancien Continent et du Nouveau Monde, le premier redevenu conscient de sa spécificité et le second lassé par son rôle impérial et incertain de sa mission ? »

Raymond Aron, « La communauté atlantique : 1949 – 1982 », Politique Etrangère, n° 4,1983.

 

C’est un triste anniversaire que l’Europe vient de célébrer, alors que s’achève la première année du conflit ukrainien. Cette guerre a débuté le 24 février 2022 lorsque Vladimir Poutine, président de la fédération de Russie, lançait son armée sur Ukraine dans le cadre de ce qui est toujours appelée une « opération militaire spéciale »[1] par le Kremlin. Si les pays occidentaux ont dès lors fait attention à ne pas tomber sous le statut de « cobelligérants », leur soutien au pays envahi n’a cessé de s’accroître : outre l’envoi de matériels militaires toujours plus lourds et d’une aide financière de premier plan[2], l’engagement touche à des sphères aussi sensibles que celles du renseignement militaire, et ce dès les premiers jours du conflit[3].

Ces derniers jours, l’engagement occidental a été réaffirmé dans une série de conférences et de discours. Ce fut notamment le cas de la visite de Joe Biden en Pologne le 20 février, quasiment un an après sa première visite en février 2022. Dans une mise en scène grandiose, dans ce pays oriental de l’OTAN qui a effectué des investissements militaires massifs cette dernière année[4], Biden a réaffirmé son soutien à l’Ukraine et par extension à la défense européenne. Ce soutien unanime de l’Occident a été par ailleurs visible lors de la conférence de Munich (17-19 février), rendez-vous annuel et international traitant des questions de sécurité mondiale. A cette occasion, la vice-présidente américaine, Kamala Harris, était accompagnée par les représentants les plus importants de l’Europe, en premier lieu Emmanuel Macron, président de la République Française et Olaf Scholz, chancelier allemand.

Pourtant, derrière ce front uni, certaines divergences se font jour parmi les différentes stratégies occidentales. Si les représentants américains n’ont eu de cesse de dénoncer l’invasion russe, la menace chinoise n’est jamais absente de leurs esprits. Ainsi, Kamala Harris, dans son discours à la conférence de Munich, a pointé du doigt l’attitude ambigüe de Pékin qui se serait rapprochée de Moscou depuis le début du conflit[5]. Ce discours résonne en écho avec les accusations formulées quelques jours plus tôt par Antony Blinken, secrétaire d’Etat américain, quant à la possibilité d’une livraison d’armes chinoises à la Russie. Ici, la rhétorique américaine fait signe vers son obsession chinoise : derrière un indéniable engagement en Europe, la politique étrangère américaine reste surdéterminée par sa compétition stratégique avec Pékin.

Cette rhétorique fait écho à la lassitude des Américains quant au conflit ukrainien, alors même que les instituts de sondages américains montrent que la crainte de la Chine n’a jamais été aussi importante au sein de la population américaine. Ainsi, le centre de statistique américain Pew Research a montré dans sa dernière analyse mensuelle que plus d’un Américain sur quatre trouvait désormais que l’Etat dépensait trop pour l’Ukraine[6]. D’autant plus que ce conflit s’inscrit dans une généalogie plus longue : vingt années d’un incessant engagement militaire onéreux et dispendieux en hommes et en matériels encore engagés en Afghanistan, le Ukraine Freedom Support Act prévoyait déjà la possibilité d’une assistance militaire à l’Ukraine. De plus, l’aide américaine s’est déclenchée à peine six mois après la sortie définitive d’Afghanistan. Ce relatif essoufflement du soutien populaire est également à mettre en relation avec d’autres facteurs, notamment le sentiment des  Américains que leur Etat s’est affaibli sur la scène internationale[7]. D’un autre côté, depuis une dizaine d’années, les intérêts stratégiques américains se sont tournés vers l’Asie – ce que les chercheurs appellent le « pivot asiatique » – autour de la concurrence toujours plus belliqueuse avec la Chine. Ce changement de paradigme géostratégique se reflète d’ailleurs dans l’opinion publique : depuis 2017 la part des Américains qui ont une opinion défavorable envers la Chine est passée de 47% à 82%[8].

L’idée d’une inévitable confrontation avec la Chine est également visible à la tête de l’Etat et de l’armée. Alors que le conflit ukrainien s’inscrivait dans la durée, les Etats-Unis menaient à la fin du mois de janvier un exercice naval de grande envergure de l’autre côté du globe. Le groupe aéronaval de son porte-avion Nimitz[9] se trouvait déployé en mer de Chine méridionale, une démonstration de force aux portes des intérêts maritimes stratégiques de la Chine. Une tendance qui se retrouve également dans les publications officielles. Dans le domaine du nucléaire, alors même que la politique déclaratoire de Poutine est particulière agressive en matière nucléaire, le Pentagone s’est adonné en novembre à son traditionnel exercice de revue de la menace militaire chinoise[10].

Cette rhétorique américaine ne trouve pas d’écho en Europe, où la Russie reste la principale menace sécuritaire et stratégique, tandis que Pékin demeure un partenaire-rival de premier plan, notamment dans le domaine diplomatique et commercial. En effet, cette dernière a su déjouer les pronostics en offrant ces derniers mois un visage plus libéral après la politique du « zéro covid » et les purges au sein du parti en octobre dernier. De ce fait, au congrès de Davos de janvier, Liu He, vice-premier ministre chinois, a affirmé que la Chine allait « continuer à s’ouvrir ». En offrant un espoir de relance de son économie, la Chine tend la main à des pays européens dont les économies sont particulièrement endettées et inflationnistes[11]. Une réalité bien connue de Pékin qui offre aujourd’hui une opportunité de rapprochement entre le Vieux continent et l’Extrême-Orient, aux dépens des Etats-Unis[12].

Pourtant, les dissensions stratégiques au sein du camp occidental ne se réalisent pas qu’entre les Etats-Unis et l’Europe, mais également à l’intérieur du Vieux Continent. L’affirmation de la menace russe n’a pas eu l’effet unificateur que l’on pouvait escompter. Si l’OTAN a bel et bien été ressuscitée de sa « mort cérébrale[13] », c’est pour faire revivre avec elle les dissensions propres aux questions de la défense européenne. Ainsi, si l’engagement envers l’Ukraine ne fait pas débat, les moyens engagés ne font pas consensus. Sans revenir sur les différents débats autour des types d’armes à livrer, les divergences de points de vue et en termes de choix de matériel réapparaissent en creux. En cela, le « réveil de l’OTAN » marque le retour en force de l’influence américaine sur les choix stratégiques en Europe. L’exemple de la Pologne est ici éclairant : premier budget militaire européen relativement à son PIB (4%), ce pays concentre son effort sur l’acquisition de matériels américains tels que les chars Abrahams et les avions de dernière génération F-35.

Si l’achat du matériel américain ne pose pas de problèmes in fine, notamment grâce aux standards OTAN, cela ne peut que faire grincer des dents au moment où d’autres puissances européennes, au premier rang desquelles la France, pensaient que le conflit ukrainien pouvait donner un coup de fouet à une « autonomie stratégique européenne » qui, elle, est bien en état de « mort cérébrale ». Or le conflit ukrainien a révélé les défaillances de l’industrie européenne de défense face à un conflit de haute intensité. Si l’établissement d’une Base industrielle et technologique de défense européenne (BITD-E) avait été pourtant élevé au statut de « priorité stratégique » par la France en 2013[14], on ne peut que déplorer que l’économie de l’armement en Europe n’ait pas encore su changer de cap[15]. Le retour d’un conflit de haute intensité, demandant un effort important en hommes, matériels et munitions, rattache toujours l’Europe à l’Amérique, première puissance industrielle en matière militaire. Face au conflit ukrainien, l’Europe se retrouve sans réelle stratégie de moyens, toujours plus dépendante d’un allié dont l’agenda et les priorités stratégiques ne cessent de diverger avec l’émergence du défi chinois.


[1] Comme l’indique toujours le site internet du ministère de la défense russe.
[2] Parmi les contributeurs financiers au soutien à l’Ukraine se trouvent les Etats-Unis, à hauteur de 73 milliard d’euros, suivi par l’Union Européenne qui a donné sur ses fonds propres 20 milliards d’euros.
[3] Ainsi, le Washington Post a pu montrer que l’aide du renseignement américain avait débuté avant même l’invasion russe : https://www.washingtonpost.com/national-security/2022/08/16/ukraine-road-to-war-takeaways/
[4] Vincent Collet, « La Pologne se dote de l’une des premières armées de l’Otan », Les Echos, édition du 21 février 2023
[5] Ninon Renaud, « La Chine envisagerait de livrer des armes à Moscou », Les Echos, édition du 20 février 2023.
[6] Veronique LE BILLON, « Joe Biden à Varsovie pour remobiliser », Les Echos, édition du 21 janvier 2023.
[7] Selon Pew Research, 47% des Américains trouvent que l’influence de leur pays dans le monde s’est affaiblie depuis plusieurs années : « Far more Americans see U.S. influence on the world stage getting weaker than stronger » (22 décembre 2022) »
[8] « How Global Public Opinion of China Has Shifted in the Xi Era », Pew Research, 28 septembre 2022.
[9] Joseph Campbell, « In Beijing’s backyard, U.S. demonstrates its military might », Reuters, 27 janvier 2023.
[10] Sur la question de ce rapport, se référer au compte rendu d’Emmanuel Maitre : « Rapport du Pentagone sur les capacités militaires chinoises », Observatoire de la dissuasion, n°104, décembre 2022.
[11] Eric Albert, « Un choc historique pour l’économie européenne », Le Monde, édition du 21 janvier 2023
[12] David Pierson, « China’s Courtship of European Powers », New York Times, édition du 21 janvier 2023
[13] Expression employée par Emmanuel Macron en décembre 2021.
[14] Livre blanc de la sécurité et de la défense (2013), p. 67
[15] Anne Bauer, « Economie de guerre : la mobilisation de l’industrie de défense ne fait que commencer », Les Echos, édition du 23 février 2023.
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