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L’ensablement de l’accord de paix d’Alger ou le durcissement des relations entre Bamako et les ex-rebelles de la Coordination des mouvements de l’Azawad
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L’ensablement de l’accord de paix d’Alger ou le durcissement des relations entre Bamako et les ex-rebelles de la Coordination des mouvements de l’Azawad

 

Le 26 octobre 2019, le Touareg Alghabass ag Intalla, secrétaire général du Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA, autonomiste), appelle à l’union, sous forme de mouvement politique, des divers groupes constituant la Coordination des Mouvements de l’Azawad (CMA). La CMA, majoritairement composée de Touaregs, autonomistes ou indépendantistes, est signataire de l’Accord pour la paix et la réconciliation au Mali, plus connu sous le nom de l’Accord de paix d’Alger, signé en 2015 avec, notamment, le gouvernement malien. Tout en se voulant rassurants sur cette idée de mouvement politique, les trois groupes armés formant la CMA ont annoncé huit ans plus tard, le 8 février 2023, leur fusion « en une seule entité politique et militaire », lors d’une réunion à Kidal (nord-est du Mali). Cette annonce a suscité de multiples réactions au sein du gouvernement malien. Une nouvelle illustration du durcissement des relations entre les ex-rebelles et Bamako, que l’accord de paix d’Alger, qui se caractérise par une mise en œuvre laborieuse, ne semble pas être parvenu à apaiser durablement.

Au cours de l’année 2012, des rebelles touareg du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA, séparatiste), fondé en 2011, accompagnés de djihadistes membres d’ Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), d’Ansar Dine et du Mouvement pour l’unicité du jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), s’emparent des grandes villes du Nord, et proclament en avril l’indépendance de l’Azawad. Ce terme polysémique est utilisé ici pour désigner tout le nord du Mali jadis sous l’emprise des Touaregs. Pourtant, au cours de l’été de la même année, le MNLA se trouve écarté par les groupes djihadistes, et se présente dès lors comme rempart contre les terroristes. En juin 2013, un premier accord est signé entre le gouvernement provisoire de Bamako et plusieurs groupes armés maliens se présentant comme non djihadistes, parmi lesquels le MNLA, le Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA), composé d’anciens Touaregs d’Ansar Dine[1], ainsi que certains membres du Mouvement arabe de l’Azawad (MAA). Il est remis en cause par le président Ibrahim Boubacar Keïta, élu en août 2013.

L’accord de paix d’Alger est négocié en 2015 par Bamako, la Plateforme (alliance de groupes armés pro-gouvernementaux) et la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), composée du MNLA, du HCUA, et de membres du MAA. La CMA est ainsi composé d’un ensemble de groupes loyalistes, avec une alliance à dominante touarègue de groupes indépendantistes et autonomistes [2]. Mathieu Pellerin, chercheur à l’Ifri, explique en juin 2020 à l’International Crisis Group que cet accord, signé à Bamako en juin 2015, est davantage le fruit d’une pression internationale (notamment des Etats-Unis, la France et de l’Algérie), que de la volonté des parties signataires. Suivant la stratégie DDR (Désarmement, Démobilisation, Réintégration) [3], l’accord prévoit de désarmer et démobiliser 10 000 rebelles touareg tout en facilitant leur réinsertion à la vie civile, ou en les intégrant à l’armée malienne [4]. L’accord prévoit également des mesures de décentralisation et de développement économique. La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) doit accompagner l’application de cet accord, en combinant les efforts politiques, diplomatiques, de développement et de sécurisation[5].

Ces objectifs n’ont pas été atteints; le programme de démobilisation a plutôt créé un effet d’aubaine, des civils achetant, par exemple, des armes au marché noir pour essayer d’être éligibles à un emploi dans les forces de sécurité ; de plus, le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) n’a jamais soumis l’accord de paix d’Alger au Parlement malien, pour ne pas se mettre à dos sa clientèle au sud du Mali[6]. Enfin, l’Algérie, a été rapidement accusée de conflits d’intérêts et de se servir de l’accord pour sécuriser sa frontière commune avec le Mali, et déporter chez son voisin ses propres islamistes. Déjà en 2018, les accords d’Alger ne suscitent plus guère d’espoir [7]. Le statu quo prévaut sur les questions de développement et de « régionalisation».

Les rapports entre Bamako et la CMA se tendent à partir de 2021, quand le colonel Goïta accède au pouvoir, se cristallisant en partie autour du déploiement probable du groupe Wagner. La fusion annoncée, le 8 février dernier, des trois principales composantes de la CMA à Kidal (cercle de Kidal, nord-est du Mali), démontre la défiance totale des représentants des groupes armés à l’égard du pouvoir[10]. Pour autant, les contours de cette fusion ne sont pas encore définis. La CMA a prévu, pour cela, de mettre en place une commission pour préciser la forme que revêtira la nouvelle organisation unifiée[11]. Il semble également que la fusion annoncée soit, dans l’optique des groupes armés, un premier pas vers une nouvelle alliance encore plus élargie, composée d’autres groupes et mouvements alliés du Mali, dont certains qui appuyaient jusqu’alors le pouvoir de Bamako, comme le Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés (GATIA) du général Ag Gamou, ou le Mouvement pour le Salut de l’Azawad (MSA) d’Ag Achetouram[12].

La fusion est en partie un moyen de pression de la CMA sur Bamako. Si Mohamed Elmaouloud Ramadane, cadre de la Coordination, déclare que la création d’un mouvement politique « n’est pas à l’ordre du jour », c’est pour mieux rappeler le processus de DDR[13], l’un des principaux fondements de l’accord d’Alger, qui a été délaissé aussi bien par IBK que par la junte du colonel Goïta. La fusion annoncée pourrait conduire à une recomposition des rapports de force. Elle induit également une accélération des tensions entre la CMA et le régime des colonels à Bamako, laissant planer le risque d’une reprise de conflit entre les deux entités.

Le mouvement pourrait émettre des revendications indépendantistes, à l’origine de la création de la CMA en 2012. Sa fusion met en tous cas en lumière le caractère multicéphale et éclaté des acteurs du pouvoir sur le territoire malien. Pascal Airault souligne ainsi que le Mali ressemble de plus en plus à un Etat en « peau de léopard », la junte à Bamako n’ayant un contrôle effectif que sur quelques grandes villes du sud[14], tandis que les groupes liés à la CMA, au Groupe de Soutien  l’Islam et aux Musulmans (GSIM) ou à l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS), se disputent le reste du territoire. Les relations entre la CMA et les groupes djihadistes vont des compromis, avec le GSIM, aux affrontements, avec l’EIGS.

Il reste à mesurer le poids de cette alliance, qui semble avant tout être, selon le chercheur Mohamed Amara, interrogé sur RFI en février 2023, un moyen de peser dans de futures négociations, qui pourraient se faire avec la médiation algérienne. Le dénominateur commun de l’opposition est une défiance envers l’Etat central de Bamako. Si les différents groupes s’accordent pour dénoncer l’inaction de celui-ci dans la mise en oeuvre de l’accord d’Alger, – cette inaction constitue une continuité par rapport à la présidence d’IBK, avec une hostilité sans doute renforcée du gouvernement malien actuel[15] – ils ne vont pas nécessairement s’entendre sur les actions à mener. D’autant plus que les différentes communautés impliquées dans cette fusion peuvent s’opposer sur des plans lignagers et hiérarchiques. On peut ainsi s’interroger sur les frictions que pourraient causer dans l’alliance les tensions structurelles entre les Imghad et les Ifoghas, si le GATIA, qui a combattu les groupes rebelles touareg, et notamment le HCUA composé majoritairement d’Ifoghas, et qui est lui-même Amghid[16], rejoignait l’alliance.

A la suite de l’annonce de la fusion, les tensions se sont renforcées entre les groupes de l’Azawad et la junte de Bamako. Le colonel major Ismaël Wagué, ministre de la Réconciliation, a affirmé le 14 février « l’engagement et la volonté du gouvernement de la transition à œuvrer pour une mise en œuvre intelligente de l’accord du processus d’Alger »[17], une manière plus diplomatique d’évoquer la volonté de « relecture » de cet accord, longtemps plaidée par le Premier ministre Choguel Maïga[18]. En revanche, quelques jours plus tôt, Amadou Albert Maïga, membre du Conseil National de Transition (CNT), avait déclaré que « la guerre est inévitable à Kidal ». Le Collectif pour la défense des militaires (CDM) a soutenu ces propos le 15 février. Entre autres éléments, la journaliste Manon Laplace souligne le caractère revanchiste que peut revêtir cette prise de position, les dirigeants de la junte ayant probablement, pour certains, combattu la rébellion touarègue au début de la décennie précédente[19].

On peut pourtant se demander si l’armée malienne a véritablement les capacités de combattre sur un nouveau front, les groupes armés de l’Azawad ayant acquis dans la dernière décennie une importante expérience au combat. De plus, si cet affrontement a lieu, on peut émettre l’hypothèse que les relations entre la CMA, les différents groupes touareg et les groupes djihadistes seraient susceptibles de se recomposer dans un sens défavorable à Bamako. On peut penser que de part et d’autre, le pouvoir central, comme les mouvements autonomistes et indépendantistes, ne souhaitent pas déclencher un engrenage incontrôlable. Du moins, ils souhaitent éviter d’en endosser la responsabilité.


[1] Marc Hecker, Elie Tenenbaum, La guerre de vingt ans, Paris, Robert Laffont, 2021, p.227.
[2] « Mali : la junte dit vouloir appliquer l’accord de paix de 2015 », Le Figaro, 17/02/2023.
[3] Accord pour la paix et la réconciliation au Mali, Titre III, Chapitre 8.
[4] Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « La politique de la France au Sahel : une vision militaire », Hérodote, 2019/1, pp.137-152.
[5] Jean-Marc Châtaignier, « La stabilisation du Sahel, nouveau rocher de Sisyphe », Politique étrangère, 2019/3, pp.75-88.
[6] Marc-Antoine Pérouse de Montclos, op.cit.
[7] Charles Grémont, « Dans le piège des offres de violence, concurrences, protections et représailles dans la région de Ménaka (Nord-Mali, 2000-2018), Hérodote, 2019/1, pp.43-62.
[8] « Au Mali, la CMA se retire de la commission pour une Nouvelle constitution », Jeune Afrique, 28/01/2023.
[9] « Accord d’Alger : Bamako décline la proposition algérienne d’une réunion en « terrain neutre » », Jeune Afrique, 26/01/2023.
[10] Pascal Airault, « Au Mali, les rebelles s’allient pour faire face aux menaces », L’Opinion, 13/02/2023.
[11] Manon Laplace, « Mali : ce que la fusion des mouvements de l’Azawad va changer », Jeune Afrique, 09/02/2023.
[12] Pascal Airault, op.cit.
[13] Manon Laplace, op.cit.
[14] Pascal Airault, op.cit.
[15] Manon Laplace, « Au Mali, le bras de fer entre Assimi Goïta et Alghabass Ag Intalla menace le processus de paix », Jeune Afrique, 20/02/2023.
[16] Sur cette problématique, lire Adib Bencherif, « Récits du conflit entre les Ifoghas et les Imghad. (Re-)positionnement, grammaire de la parenté et compétition entre élites politiques touarègues », Cahiers d’études africaines, 15/06/2019, pp.427-451.
[17] « Mali : la junte dit vouloir appliquer l’accord de paix de 2015 », Le Figaro, 16/02/2023.
[18] Manon Laplace, op.cit.
[19] Ibid.

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