La stratégie d’influence d’un État est souvent protéiforme. Celle-ci peut être définie comme l’ensemble des moyens mis en œuvre par un gouvernement pour interférer dans la mesure du possible dans les affaires ou les opinions étrangères afin de favoriser l’image de cet État à l’étranger, inciter à la prise de décisions favorables à celui-ci, recueillir des informations, des données ou simplement renforcer son hégémonie. Celle de la Chine, à travers la politique du Parti communiste chinois (PCC), peut être considérée comme un modèle du genre. Elle opère, tant que possible, dans tous les champs de la vie publique, de la diplomatie à l’information et à la désinformation en passant par le droit. Il convient donc de prendre en compte la mesure de l’étendue de cette stratégie et la multiplicité des cibles qu’elle vise, ainsi que l’ont fait Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Paul Charon dans un rapport pour l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole militaire[1]. Ils y mettent en exergue de manière détaillée, tant la pluralité des angles d’attaque du PCC que son relatif échec à influer sur les opinions publiques du monde.
Cependant, hormis dans un ensemble de cercles relativement restreints, cette stratégie d’influence est encore trop ignorée, ou alors si elle est perçue, ses objectifs tout comme les différents relais de cette stratégie ne sont pas identifiés par le grand public.
En premier lieu, notons qu’elle repose sur un concept central, non seulement stratégique mais également idéologique : le Front uni. Cette notion recouvre l’idée qu’il est nécessaire pour le PCC d’agir sur les acteurs et institutions externes à lui-même en mobilisant les acteurs qui soutiennent sa politique à l’étranger pour renforcer son influence et sa puissance ; mais aussi pour contrecarrer ce qui peut mettre en danger le régime. Ainsi Saveguard Defenders, une ONG, a révélé récemment l’existence de plusieurs commissariats chinois illégaux à travers le monde chargés de contraindre les ressortissants chinois à l’étranger[2]. En même temps, le Front uni désigne aussi le département du travail, qui porte le même nom, et la constellation d’acteurs agissant pour le PCC dans une multitude de domaines tels que l’économie, la recherche, la culture ou les médias, à travers différents organes, agences ou institutions. Ainsi est-il important de noter que la stratégie d’influence chinoise repose sur une doctrine et sur une institution établies grâce à des relais chargés de l’appliquer pour le compte du PCC. Si celui-ci détermine les objectifs de la doctrine, c’est aux institutions et relais que revient le rôle de déterminer la tactique à mettre en œuvre pour faire rayonner la Chine.
Pour ce faire, le PCC considère différents fronts sur lesquels combattre : les opinions publiques étrangères qu’il faut rallier, la psychologie ennemie qu’il faut détruire ou affaiblir, et le droit dont il faut user. De multiples actions sont donc enclenchées afin d’agir dans tous les domaines, de manière différenciée selon les pays cependant. Certaines se situent uniquement sur le plan du « softpower » ou sur le plan économique, tandis que d’autres font appel à une combinaison entre le pouvoir militaire et les ressorts psychologiques des adversaires de la Chine. C’est le cas notamment pour les voisins asiatiques de l’Empire du milieu. On peut ainsi penser par exemple aux appareils de l’armée de la PLAAF, la force aérienne chinoise, que l’on voit régulièrement survoler la zone d’identification aérienne de Taïwan. Il s’agit là de moyens efficaces pour agir sur le mental de la population et du gouvernement taïwanais : contraindre les aéronefs taïwanais à voler fréquemment, fatiguer, tester et localiser la défense anti-aérienne taïwanaise, exercer une pression quasi-constante. On assiste ici à une conjugaison entre stratégie d’influence et stratégie militaire, l’une servant l’autre.
Si ces différents axes stratégiques, concernant surtout les proches voisins de la Chine, sont aisément identifiables, il n’en va pas de même pour la guerre de l’information, affectant directement les opinions publiques occidentales. Si parfois cette guerre est affirmée, évidente, il lui arrive d’être bien plus subtile et difficile à identifier.
Elle s’appuie sur un fondement tant historique qu’idéologique, relevant d’un triple héritage[3]. Le premier tient à une vision classique, celle du général et stratège Sun Zi (544 – 496 av. J.C.) qui considère la guerre comme une totalité où la ruse et l’espionnage ainsi que l’influence sont des moyens qui permettent d’économiser hommes et matériel pour vaincre sans combattre, une vision héritée également de la Chine impériale. Le deuxième tient à une vision léniniste qui apporte à cela l’importance de la propagande et l’idée que vaincre par l’idéologie peut s’avérer plus important que vaincre par les armes. Enfin, le troisième tient à la vision de Mao Zedong, reprenant à son compte ces éléments et l’adaptant à la situation asymétrique de la Chine vis-à-vis des États-Unis. Il est donc fondamental de prendre en compte tant les héritages historiques que la situation idéologique et politique de la RPC pour en comprendre la stratégie d’influence, pensée non seulement pour se défendre mais aussi pour affirmer la supériorité de son modèle à travers le monde.
Afin de mener cette guerre de l’information, la Chine s’appuie sur différents outils et différents relais qui lui permettent, chacun, de toucher autant les puissances occidentales que des régions du monde comme l’Afrique. Certains sont assez classiques. C’est par exemple le cas du large réseau diplomatique chinois, le deuxième au monde, professionnalisé depuis la présidence de Deng Xiaoping et dont le budget s’élève à huit milliards d’euros[4]. Elle s’appuie sur des outils modernes que sont les forums et les think-tanks pour diffuser l’idéologie du Parti, censurer les discours qui entachent son image et systématiser sa présence à l’international.
Ainsi de nombreux forums bilatéraux ou multilatéraux sont organisés par la Chine, sur son territoire ou à l’étranger, pour aborder une multitude de sujets que sont la sécurité (Xiangshan Forum), la santé, la cybergouvernance, l’économie et la finance (Boao Forum for Asia). Ces think-thank sont éminemment contraints par la politique gouvernementale et sont missionnés pour faire entendre la voix de la Chine à l’étranger, marteler analyses et éléments de langages, promouvoir les grands projets tels que la Belt and Road Initiative, connu comme le projet chinois des nouvelles routes de la Soie.
Au-delà des outils relativement conventionnels déjà évoqués, l’Empire du milieu s’appuie pour mettre en place sa stratégie sur internet depuis les années 1990. En effet, les stratèges chinois ont rapidement considéré cet outil comme un moyen de diffuser au monde entier l’image d’une puissance chinoise dont l’émergence inévitable inciterait le monde à investir en elle. Il faut en outre souligner que ce procédé s’est accentué depuis le début de la présidence de Xi Jinping dans le cadre d’une affirmation globale de la puissance chinoise.
Internet est ainsi un outil commun aux multiples organes de la RPC participant à la mise en œuvre de la guerre de l’information à destination tant des puissances occidentales que du reste du monde. Le plus important est le groupe dirigeant pour le travail de propagande et idéologique dont dépendent plusieurs sous-organes, organisateur du travail de propagande du parti. À cela s’ajoutent les ministères. Par ailleurs, un certain nombre d’organismes qui ne relèvent pas directement de l’Etat travaillent dans le même sens. C’est le cas de par exemple de grands groupes chinois tels que Huawei ou Alibaba qui sont mis au service du PCC pour renforcer son hégémonie. En effet, l’usage de géants d’internet permet de toucher des populations, et notamment de jeunes générations, qui sans cela, n’auraient que peu été touchées par ces stratégies d’influence. A ce titre, l’immense popularité de l’application TikTok chez les jeunes français est éclairante. Elle est un moyen pour le pouvoir chinois non seulement d’avoir accès à des données de jeunes occidentaux[5], mais également de contrôler, dans une certaine mesure, l’image de la Chine[6].
L’influence chinoise est pourtant mise à mal à bien des égards. Si les moyens colossaux dont elle dispose sur les plans humain et économique jouent en sa faveur, il existe une critique états-unienne et globalement occidentale, qui semble limiter l’imprégnation des sociétés de l’Ouest par la pensée chinoise. Plusieurs raisons pourraient expliquer cela. D’une part, des raisons liées à la perception qu’à l’Empire du milieu de la manière dont l’Occident le perçoit : en effet, dans les milieux académiques chinois, il existe un consensus autour de l’idée que l’occident perçoit un retour de la menace chinoise (ce qui est contestable bien qu’en partie fondé)[7]. Cette menace est, selon ces chercheurs, amplifiée volontairement par l’Occident pour s’unifier autour d’un ennemi commun, mais également pour concurrencer la Chine sur le terrain économique et stratégique.
D’autre part, des raisons liées à la réception des messages chinois par les puissances occidentales : la RPC semble n’avoir pas encore trouvé le ton sur lequel s’adresser aux opinions publiques occidentales. Ainsi, elle considère qu’elle doit mieux raconter son histoire à l’étranger, notamment pour faire accepter son modèle, sa légitimité à Taïwan, faire baisser la vigilance sur des terrains peu sensibles tels que les Instituts Confucius -afin de banaliser sa présence et systématiser son existence dans les sociétés étrangères sans susciter d’inquiétude -, accroître la coopération économique, mieux comprendre la critique, ou encore adoucir la communication.
Ainsi l’influence chinoise est un phénomène agissant tous azimuts, possédant à la fois des atouts et des faiblesses. On lit souvent qu’elle gagne certaines batailles au détriment d’une stratégie globalement inopérante car trop agressive. Mao considérait que l’idéologie permettait la victoire plus que les armes et ironiquement, c’est une faille essentielle de la stratégie d’influence chinoise puisque l’Occident rejette globalement l’idéologie du PCC. Cependant, les puissances occidentales ont tendance à sous-estimer les actions chinoises qui s’adressent tant à sa diaspora qu’au reste du monde. Elle dispose en même temps de moyens énormes et d’une solide détermination à s’adapter à ces pays. Elle est donc à la fois dans une situation d’échec stratégique relatif et peut-être à l’aube de grandes améliorations. Les chercheurs de l’IRSEM affirment en effet en conclusion de leur rapport que la Chine se « russianise » par sa politique d’influence. Cela n’est pas anodin dans la mesure où l’Armée populaire de libération reconnaît dans sa littérature le modèle soviétique comme un exemple.
Si l’image passablement dégradée du PCC et du gouvernement de Xi Jinping affectent en profondeur et durablement la crédibilité de l’influence chinoise dans le monde occidental, son influence dans les pays en développement et l’exportation de son modèle diplomatique est un avantage qu’elle ne manque pas de faire fructifier, conduisant à l’affirmation de son hégémonie dans des parties du monde autrefois en dehors de son influence. Nouvelle preuve, si cela était nécessaire, de la protéiformité et de la capacité de renouvellement indéniable de cette stratégie d’influence.