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Les enjeux de la fin de la disette
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Par Baptistine Airiau, professeur agrégée d’histoire,

Lors de son discours aux armées du vendredi 20 janvier, le président de la République Emmanuel Macron a annoncé une loi de programmation militaire (LPM) dont le montant avoisinerait les 413 milliards d’euros de dépenses. Cette somme, qui couvre la période 2024-2030, apparait considérable au regard de la LPM précédente, représentant 295 milliards d’euros. Deux éléments ont conduit le président à privilégier la position de l’hôtel Brienne en opposition à Bercy, qui poussait davantage pour un budget à hauteur de 377 milliards d’euros[1]: le constat de la situation internationale et celui de l’état des forces armées. Il est apparu nécessaire de faire coïncider cet état à cette situation, ce qui n’est pas le cas actuellement.

En effet, si nos armées disposent d’un savoir-faire reconnu et de capacités opérationnelles éprouvées et théoriques, de nombreuses faiblesses sont identifiables, et ce en dépit de la dernière LPM qui visait, selon les dires du président Macron, à « réparer les armées ». La loi actuelle, elle, a pour vocation à « transformer » les armées afin de leur donner la forme nécessaire pour contrer les menaces émergentes mais également celles qui perdurent, menaces qui sont mentionnées par le président dans son discours, en référence à la Revenue Nationale Stratégique du mois de novembre.

Pour cela, le président présente comme nécessaire le développement d’une réflexion afin de gagner intellectuellement, non la guerre précédente, mais celle du futur. En reprenant en filigrane l’analyse de l’historien Marc Bloch au sujet de la défaite de 1946, liée selon lui à une défaite intellectuelle avant tout, les Français ayant cherché à gagner intellectuellement la guerre précédente[2], il manifeste le pivot géopolitique dans lequel nous semblons nous trouver, celui vers la haute intensité.  Il invite dès lors à réfléchir sur le nouveau modèle d’armée en fonction de ces interrogations sur les guerres qu’il nous faudra poser.

Cependant, plusieurs enjeux sont d’ores-et-déjà identifiables aux vues des déclarations faites par le président puis par le ministre des Armées, Sébastien Lecornu[3]. Si le détail de la loi, qui doit être promulguée d’ici l’été, n’est pas encore connu, certaines des grandes lignes données peuvent interroger et nécessitent une vigilance accrue.

D’une part se trouve un enjeu qui n’est pas seulement militaire. Il s’agit de l’acceptabilité de cette loi. Dans un contexte de finances publiques contraintes et de tensions sociales accrues entre réforme des retraites et inflation, une telle enveloppe peut sembler considérable aux citoyens peu concernés ou peu sensibilisés aux questions de défense. Un intense effort de pédagogie va être nécessaire afin de faire comprendre que cette loi apporte au moins deux éléments aux citoyens français. Elle est appelée avant tout à garantir la sécurité de la France, en vertu du vieil adage si vis pacem para bellum.

Il s’agit d’un des éléments que les années 1930 nous ont appris : diminuer les crédits militaires en vertu d’une situation économique tendue et d’un pacifisme à outrance est apparu dès 1936 comme un manque de prudence considérable. Cela a conduit le Front Populaire, peu dogmatique sur ce plan, à augmenter de manière notable les crédits militaires tandis que les gouvernements de droites précédents les avaient largement diminués. Ajoutons enfin que ces crédits alloués par la nouvelle LPM vont fournir les carnets de commandes des industriels, ce qui devrait nourrir tout un tissu de PME sous-traitantes sur l’ensemble du territoire, créant ainsi de la valeur et de l’emploi. D’autant plus que cette loi va permettre à ces industriels d’avoir une vision sur plusieurs années et donc de ne pas prendre de risques liés au recrutement.

Cette question de l’acceptabilité se pose également du côté des armées elles-mêmes. En effet, si l’enveloppe budgétaire est bien plus large que les précédentes, les directions données pour son utilisation par le Président Macron peuvent interroger certains militaires. En effet, il y indique assez clairement que nous fonctionnons selon un réseau de coopérations et d’alliances, qu’il appelle à renforcer sur le plan diplomatique et matériel. Il apparait donc nécessaire, pour que cette loi porte ses fruits, que ce fonctionnement soit pleinement accepté, sans que cela soit vécu comme une forme de dépendance à l’égard de nos alliés.

En outre, un deuxième défi se pose quant à ce projet de LPM. Le président Macron parle de modernisation sur de nombreux plans : renforcement des forces spéciales, domaine du cyber et du spatial, doublement des montants alloués aux drones, commandes pour les trois armées (frégates, A400M, moyens de tirs de longue portée…). Cependant, là où le bât blesse est la solidité de la base sur laquelle cette modernisation va être réalisée. En effet, les coupes budgétaires successives ont conduit certains éléments des forces armées à être considérablement affaiblies, affaiblissement que la LPM 2017-2022 n’est pas parvenu à contrer. L’exemple des munitions est à ce sujet presque canonique. Ainsi que le montre Léo Péria-Peigné dans un récent rapport pour l’IFRI[4], la règle semble être celle du fonctionnement à flux tendus, certaines unités n’ayant même pas assez de munitions pour s’entrainer. C’est notamment le cas d’une partie des équipages de la Marine nationale qui utilisent des munitions périmées ou vieillissantes, conduisant certains exercices à être inopérants[5]. Ainsi, avant d’effectuer des opérations de modernisation, il conviendrait d’être certains que la base de cette dernière est solide. Si le président en touche un mot dans son discours quand il affirme que cette loi vise à continuer la réparation des armées, il importe de prendre en compte que certaines unités ont livré une partie de leur matériel à l’Ukraine et ont donc des besoins matériels considérables, supérieurs à ce dont elles avaient besoin il y a un an[6].

Un autre risque lié à la modernisation tient au coût de celle-ci. Plus un équipement est technique, plus il coûte cher, plus il est compliqué à entretenir et donc moins les armées peuvent en commander. Il y a donc un risque que Brienne acquiert moins certains matériels très perfectionnés et qu’on leur attribue un nombre plus important de missions. Missions qu’ils ne permettent finalement pas de couvrir parce qu’ils ne sont pas assez nombreux. Cela est facilement identifiable pour la Marine Nationale notamment en raison de l’étendue géographique qu’elle doit couvrir. Pour ce faire, elle a un besoin d’un nombre de bâtiments incompressible. Si les ambitions demeurent, le format de la Marine a cependant été réduit : aujourd’hui, les missions conférées aux six Patrouilleurs d’Outre-Mer (POM) en cours de construction sont multiples : lutte contre la pollution et la surpêche dans le cadre de l’Aide à l’Etat en Mer (AEM), soutien, missions militaires… Augmenter le niveau de technicité des bâtiments leur permet certes d’effectuer un éventail plus large de missions mais ne leur permet pas d’assurer une présence aussi affirmée que les douze P400 qui les précèdent.

Il en va de même pour une partie des équipements des armées dont un nombre minimal est nécessaire pour assurer l’ensemble des missions ne serait-ce que sur un plan géographique. La question semble d’autant plus sensible pour la Marine nationale qu’Emmanuel Macron a insisté sur la nécessité des Armée d’être présentes dans les Outres Mer où la Marine joue un rôle considérable pour assurer la souveraineté française sur l’ensemble des zones économiques exclusives. Etant donnée la taille de cette ZEE, réduire le nombre de bâtiments de la Marine conduirait à réduire la capacité à contrôler l’ensemble de la ZEE.

Enfin, il apparait que l’enjeu de cette loi est aussi considérable pour les industriels. Se pose en effet de manière très nette la question de leurs capacités à répondre à de telles commandes. Cela nécessite d’avoir un appareil productif suffisamment dimensionné mais également un savoir-faire de pointe, tant d’un point de vue de l’ingénierie que d’un point de vue ouvrier. A ce titre, l’exemple des avions Rafales est extrêmement parlant. En effet, le président Macron a déclaré l’abandon par l’armée de l’Air et de l’Espace et la Marine Nationale des Mirages 2000 afin de bénéficier d’une flotte entièrement équipée par des Rafale. Cela s’explique à la fois par les qualités opérationnelles de ces derniers mais aussi parce qu’il est moins coûteux d’entretenir un seul modèle que cela soit en termes de pièces et de qualification de la main d’œuvre. Afin de maintenir la quantité d’avions de chasse disponibles, à la suite du retrait à venir des Mirages, il faudrait donc que Dassault soit capable de sortir au moins 97 Rafales pour remplacer les 97 Mirages actuellement, en plus des commandes passées par des pays tiers[7].

En outre, afin d’atteindre les objectifs des Armées, il faudrait une commande supplémentaire pour augmenter le nombre total d’avions. Or, le rythme de production du Rafale est de l’ordre de trois avions par mois sur onze mois[8]. On estime qu’entre la commande et la livraison, il faille attendre 3 ans. Il apparait donc difficile, dans l’état actuel des choses, pour Dassault, de fournir dans le temps imparti, c’est-à-dire d’ici 2030, l’ensemble des avions commandés par l’Etat. Cette problématique ne se pose pas pour les seuls Rafale mais bien pour l’ensemble des matériels commandés par les forces armées. Dans la mesure où nous avons réduit les dimensions de l’appareil industriel de défense depuis la fin de la Guerre froide, celui-ci ne correspond plus à de tels volumes. L’enjeu est donc double pour les industriels : parvenir à produire autant que demandé par l’Etat et former du personnel en conséquence.

Tous ces éléments appellent à une nécessaire vigilance, que cela soit sur le plan de l’argumentaire développé pour convaincre les citoyens de son utilité, sur celui des conditions de possibilité d’une telle loi pour les industriels que sur la manière dont les crédits vont être répartis afin de réparer ce qui doit encore l’être et de ne pas tomber dans un mirage qui voudrait que l’on substitue entièrement la qualité à la quantité.

 

 

[1]Cabirol, Michel, « Loi de programmation militaire : bataille financière entre Bercy et le ministère des armées », La Tribune, 27 septembre 2022, https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/loi-de-programmation-militaire-bataille-financiere-entre-bercy-et-le-ministere-des-armees-934354.html
[2] Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990
[3] « Sébastien Lecornu : La loi de programmation militaire permet à la la France de rester une puissance mondiale », Le Monde, 20 janvier 2022, https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/20/sebastien-lecornu-la-loi-de-programmation-militaire-permet-a-la-france-de-rester-une-puissance-mondiale_6158684_3210.html
[4] Léo Péria-Peigné, « Stocks militaire : une assurance-vie en haute intensité ? », Focus stratégique, n°113, Ifri, décembre 2022
[5] Ibid. p48-49
[6] Ibid. p41
[7] Merchet, Jean-Dominique, «  La France accélère la modernisation de son aviation de combat », L’opinion, 24 janvier 2023, https://www.lopinion.fr/international/rafale-la-france-accelere-la-modernisation-de-son-aviation-de-combat#:~:text=%C2%AB%20Nous%20passerons%20au%20tout%20Rafale,fran%C3%A7aise%20d’avions%20de%20combat.
[8] Ibid.

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