« […] in the nuclear era, international politics remains a self-help arena. Nuclear weapons decisively change how some states provide for their own and possibly for others’ security; but nuclear weapons have not altered the anarchic structure of the international political system[1]. » – Kenneth Waltz
Par Simon Roche,
La guerre ukrainienne a réinstallé le spectre nucléaire au cœur de l’Europe. Du côté russe, la menace nucléaire est manipulée allégrement depuis le début du conflit : dès février, les arsenaux stratégiques avaient été mis en alerte ; en novembre, des sources américaines révélaient que les responsables militaires russes auraient envisagé l’usage d’armes nucléaires tactiques[2]. La redondance quotidienne des articles de la presse traitant de la question nucléaire depuis février atteste de la redécouverte de cette grammaire nucléaire par les opinions publiques européennes.
Le retour du fait nucléaire au centre de l’actualité marque l’entrée dans une nouvelle ère qui pourrait être qualifiée, dans le prolongement de la thèse défendue par l’amiral Pierre Vandier, de « troisième âge nucléaire[3] ». Le premier âge, celui des « fondements[4] », était celui où l’arme, érigée en épée de Damoclès au-dessus des relations conflictuelles entre États, devenait la clé de voûte des architectures de défense. Le Livre blanc français de la défense de 1972 forgea même l’expression « d’ère de la dissuasion[5] ». Petit à petit, la grammaire nucléaire entre les États dotés s’étoffait tout en se clarifiant. Ainsi, les inévitables crises nucléaires débouchaient sur un renforcement du dialogue interétatique.
L’adoption de traités internationaux posait les bases des relations nucléaires entre les États : la crise de Cuba posa, avec les accords de Moscou (1963) et l’interdiction partielle des essais nucléaires, les fondements de la lutte contre la prolifération ; la crise des euromissiles (1979-1987) conclue par la signature du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI – décembre 1987) qui consacra la dénucléarisation de l’Europe[6], premier pas vers une réduction effective des arsenaux[7]. Avec la fin de la guerre froide se concluait alors ce premier âge nucléaire qui offrait au monde à venir deux piliers : une dissuasion stable et établie ; des relations nucléaires entretenues entre les États dotés et orientées vers la maîtrise des armements.
Pourtant, pendant les trente années qui ont suivi, les acquis de la guerre froide se sont étiolés[8]. La dissuasion paraît dépassée, si ce n’est anachronique, eu égard aux nouvelles menaces ; Pierre Vandier parle à ce titre « d’espoir post-guerre froide de disqualification de la dissuasion[9] ». L’enjeu est alors moins de prolonger la réflexion sur la maîtrise des armements et sur la dissuasion que d’axer la lutte dans le domaine de la contre-prolifération. Dès les années 2000, des théoriciens américains forgent l’expression de « deuxième âge nucléaire » pour caractériser cette nouvelle période. Paul Bracken, disciple du brillant analyste de la Rand Corporation Herman Kahn, est le premier à théoriser cette période.
Dans une approche résolument réaliste, il exhorte les puissances occidentales – au premier rang desquelles les Etats-Unis – à se tourner de nouveau vers l’Est, mais au-delà de l’Europe et de la Russie, épicentres des tensions nucléaires de la guerre froide. La menace de ce deuxième âge naît dans un Orient élargi, allant d’Israël à la Corée du Nord[10]. Pour les puissances occidentales, cela implique un double repositionnement de leurs préoccupations nucléaires : un repositionnement d’abord géopolitique, autour d’une zone stratégique bientôt baptisée « Indopacifique » ; un repositionnement idéologique, autour du nouveau paradigme de la lutte contre la prolifération. La diffusion des thèses du « deuxième âge nucléaire » a ainsi durablement reconstruit le regard porté par les Occidentaux sur la menace nucléaire, et ce sur une durée d’au moins vingt ans.
Pourtant, dès les années 2010, la perspective d’un « troisième âge nucléaire » a progressivement émergé aux Etats-Unis[11]. Prenant acte de l’échec de la lutte contre la prolifération, ces théories font le constat d’un univers stratégique « multipolaire », « complexe » et « instable[12] », où la bombe atomique retrouverait toute sa place. Loin d’avoir disqualifié l’arme et sa dissuasion, les trois décennies post-guerre froide ont surtout mis en place la « voûte nucléaire[13] » qui surplombe l’ensemble du spectre stratégique contemporain. Cependant, le renforcement de la menace nucléaire dans ce troisième âge a moins été provoqué par la prolifération horizontale (augmentation du nombre d’Etats nucléaires), que par l’extension verticale des arsenaux actuels des Etats déjà dotés, tout particulièrement des Etats-Unis, de la Russie et de la Chine.
Loin d’être disqualifiée, l’arme suprême de ces trois compétiteurs stratégiques fait son grand retour au cœur des architectures de sécurité. Ainsi, alors que la présidence de Barack Obama avait ouvert la voie à une réduction des arsenaux dans la Nuclear Posture Review (NPR) de 2010, la crise ukrainienne, débutée en 2014, a conduit l’administration américaine à repenser sa stratégie de dissuasion[14]. C’est dans ce cadre que les Etats-Unis ont développé une capacité nucléaire tactique, conçue comme un moyen de combler les carences actuelles de son arsenal quant aux garanties de son parapluie à l’égard de ses alliés[15]. L’élargissement du spectre d’action du nucléaire se retrouve également dans l’extension des théories américaines de la dissuasion. Ainsi, l’introduction des préoccupations sur un menace « interdomaine[16] » dans la NPR de 2022 renvoie au développement des théories sur la dissuasion « cross-domain » élaborées sous l’égide du Département de la Défense américaine depuis 2014, et qui cherchent à fonder une théorie de la dissuasion au-delà du seul champ nucléaire[17]. Des théories qui ont aujourd’hui un impact durable sur la manière de concevoir l’arme nucléaire aux Etats-Unis ; en effet cette NPR vient confirmer l’abandon temporaire par Biden du principe de « sole purpose[18] », qui était pourtant l’une de ses promesses de campagne.
En réaction, la posture nucléaire russe a suivi la même voie : le retour en grâce de l’arme nucléaire a été récemment confirmé par le décret du président russe du 2 juin 2020, considéré comme la première doctrine nucléaire officielle du pays[19]. Ici aussi, les préoccupations sur un environnement stratégique menaçant étendent l’ombre de la dissuasion à de nouveaux domaines comme le cyber. De son côté, la Chine poursuit une politique de réarmement de grande ampleur, en démultipliant ses vecteurs et, par la même occasion, ses têtes. Pékin cherche ainsi à établir une parité jusqu’alors contestée avec les deux grandes puissances nucléaires que sont les États-Unis et la Russie. Une prolifération verticale de son arsenal qui aurait de sérieuses implications doctrinales, jusqu’alors adaptée à une capacité nucléaire restreinte (lean and effective[20]).
Au moment où la guerre en Ukraine s’inscrit dans la durée, le troisième âge nucléaire réinstalle dans le discours politique des Etats dotés la menace nucléaire. Si le spectre de la guerre nucléaire réapparait au premier plan, c’est aussi parce que les mécanismes de la dissuasion se remettent en marche. A l’ombre des relations internationales, la bombe atomique est autant une arme de destruction massive qu’un outil de la grande politique. Maniée dans le discours des dirigeants, la grammaire nucléaire est à usage multiple : en rappelant l’imminence du danger, elle dessine inévitablement les contours politiques de la guerre, tout en définissant pour soi comme pour l’autre, les intérêts vitaux de la Nation.