Par Baptistine Airiau, professeure agrégée d’histoire
Dans un rapport de mai 2022 portant sur l’évaluation de la Loi de Programmation militaire, la Cour des Comptes a relevé les défaillances de l’opération Sentinelle ; si la mobilisation de l’armée de Terre a joué une fonction médiatique, son utilité sécuritaire est plus incertaine, souligne la Cour.[1] Une telle opération, qui déploie plus de 10 000 militaires sur le sol français, conduit non seulement à fatiguer l’Armée de terre mais aussi à rogner sur son temps d’entrainement. Ainsi, la mise en avant des forces armées dans le débat public parait plus médiatique qu’informationnelle, faisant sourdre des critiques d’utilisation politique de l’outil militaire.
Cette mission, coûteuse sur les plans humain et économique pourrait, relève encore la Cour des comptes, être assurée par les forces de sécurité intérieure – police et gendarmerie – plutôt que par l’Armée de Terre. Les experts partagent ce jugement sévère : tant Elie Tenenbaum, directeur des études de sécurité à l’IFRI,[2] que Michel Goya[3], jugent que Sentinelle vise à rassurer les Français bien davantage qu’à assurer leur sécurité.
Ces voix appellent notre attention sur l’usage des forces armées comme outil de communication politique, que l’opération Sentinelle n’épuise pas : l’appel récurrent à un renouveau du service militaire ou les annonces sur l’utilisation de l’armée pour encadrer une partie des jeunes délinquants français, la dernière en date étant la proposition du ministre de l’Intérieur Gerald Darmanin au sujet de la création de centres pour mineurs délinquants à Mayotte[4], en constituent également de probantes illustrations.
C’est se méprendre tant sur le rôle premier de l’armée – la défense de la nation –, sur ses capacités à assurer aujourd’hui une telle responsabilité de formation des citoyens, que sur les institutions déjà existantes destinées à de telles missions et auxquelles il faudrait donner les moyens nécessaires, plutôt que de déplacer le problème vers d’autres institutions. Certes, l’armée a longtemps joué ce rôle de formation et d’encadrement. Cependant, il est aujourd’hui mis au service d’un discours martial servant une idée politique bien plus que le traitement effectif des problèmes.
En outre, cela révèle une idéalisation indéniable des effets du service militaire qui semble ne jamais avoir été aussi populaire que depuis sa suspension. Il faut spécifier que ces fameux effets positifs du service évoqués régulièrement – brassage des populations, développement du sentiment citoyen, acquisition d’une forme de discipline et de compétences – sont variables selon les époques et selon les modalités du service.
On constate en effet qu’après la Seconde Guerre mondiale et plus encore après la Guerre d’Algérie s’installa déjà une forme de service à deux vitesses, une partie des jeunes hommes étant exemptés ou réorientés vers des missions en lien avec leur diplôme et leurs qualifications, l’autre étant vouée à des tâches souvent peu valorisantes et valorisables. En outre, il apparait nécessaire de rappeler que les problèmes d’une société ne se traitent pas avec la seule vertu disciplinaire du monde militaire.
Cependant, il est absolument indéniable que la suspension du service a eu un effet sur le lien qui existait depuis au moins 1905 entre défense et citoyenneté, le service apparaissant comme une condition pour être pleinement citoyen, pour les hommes en tout cas. Or, ce lien n’a pas été complètement repensé depuis 1997. Il est dès lors certain que, si l’armée ne doit pas être un outil de communication, elle doit communiquer, ce qu’elle fait d’ailleurs de plus en plus tant via les réseaux sociaux que via des vecteurs plus traditionnels tels que les plateaux télévisions ou encore les journaux.
En effet, en raison de la suspension du service national, la familiarité des Français avec l’outil de défense de la nation a diminué – et ce en dépit de l’immense popularité dont jouissent les forces armées, 86% en novembre 2022[5]. Dans la mesure où l’armée est l’émanation de la nation dont elle doit assurer la défense, il est nécessaire que les citoyens soient informés de son fonctionnement, non par bellicisme mais par souci démocratique. Or, l’emploi de l’armée comme outil de communication ne permet pas une juste information des citoyens et un bon usage des forces militaires. En effet, cet usage est problématique sur deux plans.
D’une part, la monopolisation d’une partie des forces comme c’est le cas avec l’opération Sentinelle nuit au bon fonctionnement des armées et brouille la lecture de leur rôle. D’autre part, l’emploi de l’armée comme outil de communication empêche un débat de fond sur le rôle et l’organisation de l’outil militaire puisque ce débat concerne trop souvent les effets d’annonce de personnel politique quant à un renouveau du service militaire ou quant à l’usage des militaires pour pallier les échecs de certaines institutions républicaines.
Il apparait ainsi nécessaire que les forces armées ne soient pas les seules impliquées dans la construction de l’esprit de défense, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, mis à part lors de la Journée Défense et Citoyenneté (JDC), seule action en lien avec l’armée qui soit obligatoire, certains citoyens ne sont que très peu au fait des questions militaires. L’exemple de l’université française est à ce titre flagrant : mis à part dans certaines formations relativement spécialisées, les thématiques de défense suscitent au mieux l’indifférence, au pire l’hostilité, à cause des différentes représentations associées aux forces armées dans les milieux universitaires. De fait, alors que les sujets liés à la défense doivent être abordés dans les programmes scolaires de manière transversale et plus spécifiquement par le professeur d’Education Morale et Civique, il arrive bien souvent que cela soit laissé au bon vouloir des enseignants. D’ailleurs ces derniers ne sont formés sur ces sujets qu’à la marge, et quand ils le sont.
Cette situation pose à nos sociétés un profond risque démocratique : si l’armée est, en démocratie, l’émanation de la nation, les citoyens doivent être informés des enjeux de la défense des intérêts nationaux. Il est donc important que les citoyens soient conscients des sujets militaires et qu’ils puissent prendre part à des degrés divers à la défense nationale, qui comprend non seulement la défense d’un territoire mais aussi celle d’une nation. Des initiatives existent à ce sujet, notamment celle des réserves opérationnelles et citoyennes, l’une conduisant les réservistes à revêtir l’uniforme et à être potentiellement déployés, l’autre conduisant les réservistes à participer à des actions citoyennes.
Cependant cette réserve dont le Président de la République a appelé l’accroissement numérique – jusqu’à 100 000 réservistes -, souffre de deux freins majeurs[6]. Le premier tient à la possibilité des salariés de partir sur des périodes plus ou moins longue pour effectuer leur réserve – des concertations sont en cours à ce sujet avec les représentations du patronat mais l’on comprend aisément les difficultés que cela pourrait représenter pour un patron de PME[7].
Le second tient à la possibilité de toucher des milieux qui, jusqu’à aujourd’hui, ne sont que peu touchés par la dynamique de la réserve, notamment opérationnelle. Sur ce deuxième point nous ne pouvons que rester dans l’expectative puisque le Service National Universel mis en place et ouvert à tous les jeunes de 15 à 17 ans est supposé pallier les lacunes évidentes à ce sujet. Il dispose d’un volet défense dont il conviendra d’étudier les effets sur les années à venir, tant sur les capacités de recrutement des forces armées et de la réserve que sur la sensibilisation citoyenne aux questions de sécurité et de défense.
Le dernier enjeu est opérationnel : en faisant mieux connaître, dans un contexte de diversification des menaces et d’accroissement de la conflictualité irrégulière, les modalités de la défense du pays, c’est aussi la nation que l’on protège ; en somme, informer les citoyens signifie aussi les protéger mieux ; en cette matière donc, le glaive ne saurait se passer de la plume.