Par Hugo Lascoux, Professeur agrégé d’Histoire
Le retour de la guerre froide
Rédigée par le Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale puis présentée par le Président de la République sur le porte-hélicoptères amphibie Dixmude le 9 novembre dernier, la Revue Nationale Stratégique (RNS) 2022 vient actualiser celle de l’an dernier, étant elle-même l’actualisation de celle de 2017. Cette succession rapide de Revues illustre les profonds et rapides changements auxquels l’environnement stratégique français est confronté, avec notamment la multiplication des crises internationales.
Dans un premier temps, la RNS revient sur le contexte de ces crises. Sur ce chapitre, point de révolution : l’Europe de l’Est, le Moyen-Orient et l’Afrique sahélienne continuent de concentrer les inquiétudes de la France. La fin de l’opération Barkhane et la guerre en Ukraine devraient conduire à un transfert du regard français du premier théâtre d’opération au deuxième. Concernant le Moyen-Orient, la RNS relève le retrait de la puissance américaine et l’enhardissement de certaines puissances locales, ce qui n’est pas sans alimenter les inquiétudes françaises.
Ces puissances désinhibées emploient des stratégies d’intimidation dans l’objectif de réviser certains acquis et équilibres, notamment frontaliers, mis en place à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et à la faveur de la guerre froide. Cette hostilité est renforcée par des crises systémiques comme l’insécurité alimentaire, la pandémie, ou encore la raréfaction des ressources et l’inflation. Le contexte est donc en voie de dégradation avec, à la ligne d’arrivée, un risque accru de conflit ouvert entre Etats.
La RNS pointe tout particulièrement du doigt deux ennemis engagés dans une dynamique « compétition, contestation, affrontement », dans le cadre d’une guerre dite « hybride » contre la France et plus généralement contre l’Occident. Le premier adversaire est la Russie dont « l’impérialisme » est dénoncé ; l’affrontement avec ce pays est décrit comme désormais inévitable dans les espaces périphériques où nous sommes en contact direct : en Afrique où cela est déjà le cas, dans la Baltique, au Moyen-Orient, dans l’Atlantique-Nord et dans les Balkans, « ventre mou » de l’Europe et probable cible de la Russie dans les années à venir, avec un fort risque d’escalade.
Le deuxième adversaire, et cela est une nouveauté, est la Chine. La RNS rappelle en effet sans détour que son projet est de remplacer la puissance américaine et de substituer à un système international défini par les valeurs intérêts de l’Occident son propre système. Les rédacteurs rappellent à juste titre que la Guerre en Ukraine a cristallisé les oppositions à l’Occident en poussant les États indécis à prendre position en faveur soit de l’OTAN et par extension de l’Occident, soit de la Russie et de ses alliés notamment Chinois. Ce conflit emploie les armes offertes par la propagande, concentrée sur le thème du déclin de l’Occident, la prédation économique, la guerre commerciale, le développement militaire et l’emprise sur les organisations internationales.
Actuellement, la compétition avec ces adversaires se déploie dans les « espaces en commun » (eaux internationales et cyberespace principalement) avec une bataille d’influence où la France prend davantage de coups qu’elle n’en donne : la Chine et la Russie lancent ainsi des attaques contre la cohésion nationale en instrumentalisant des ressentiments hérités de l’époque coloniale notamment, et en profitant de la difficulté qu’ont parfois la France et l’Occident à respecter leurs engagements, comme on a pu le voir au Mali avec l’arrivée du groupe Wagner qui concurrence désormais la présence française dans le pays[1].
Aux défis imposés par ces rivalités interétatiques, il convient d’ajouter les défis secondaires : la mouvance djihadiste qui continue de se disséminer et, sur un tout autre plan, la rivalité énergétique accrue avec la guerre en Ukraine ainsi que le réchauffement climatique et ses effets sur les équilibres écologiques et politiques mondiaux. Le champ de ce dernier défi est particulièrement étendu compte tenu de la présence mondiale de la France via ses territoires d’Outre-mer.
Les enseignements que l’on peut donc tirer de la RNS tiennent donc à deux éléments. Le premier concerne les dangers pour la sécurité nationale : premièrement, le risque d’un conflit nucléaire progresse, compte tenu de la banalisation de la rhétorique nucléaire par les Russes en Ukraine ; deuxièmement, un horizon perdu de vue depuis plusieurs décennies revient au centre des préoccupations : celui d’un affrontement direct et massif avec une armée conventionnelle. Cette Revue Nationale Stratégique porte enfin à croire au retour d’une logique de blocs similaires à celle de la guerre froide. Or, dans ce contexte, la Revue ne rompt pas avec la politique gaullienne de non-alignement, « positionnement ancien et original » et rappelle que l’enjeu pour l’armée française est donc de s’adapter à ce nouveau contexte afin de continuer à assurer l’indépendance du pays.
Quelle armée française pour le futur ?
Les intérêts de la France s’inscrivent dans trois sphères successives : la protection du territoire national, puis la sécurité européenne et euro-atlantique, enfin la liberté d’accès aux espaces communs. Pour assurer ces missions, la RNS a défini quatre piliers déclinés en dix « objectifs stratégiques ». Le premier pilier concerne la dissuasion nucléaire, dont le conflit en Ukraine a rappelé l’utilité dans la mesure où elle réduit fortement les risques de guerre conventionnelle pour les États qui détiennent l’arme atomique. La Revue fixe également des objectifs intérieurs : amélioration de la résilience, non seulement matérielle avec la transformabilité de l’économie en « économie de guerre » et le cyber, mais également « morale ».
Le troisième pilier concerne les relations extérieures, selon trois axes : l’OTAN, dont le conflit ukrainien rappelle également l’utilité, la politique européenne de défense par le biais d’un renforcement de la « souveraineté européenne » et le renforcement des partenariats bilatéraux et ad hoc, notamment en Afrique. Enfin, le quatrième et dernier pilier appelle aux renforcements des capacités d’analyse, d’appréciation et d’intervention, avec notamment la capacité à conduire des opérations de haute intensité.
Présenté sous forme didactique, avec une liste d’objectifs définis, ces éléments apportent peu de réponses à des questionnements pourtant anciens et ne parviennent pas à dénouer les tensions entre le potentiel national réel en termes de défense, notamment financier, et l’immensité des défis qui attendent la France. Concernant le risque d’un affrontement de haute intensité sur le territoire national, dont on pensait que le pays serait épargné grâce à sa force de frappe nucléaire, la Revue souhaite par exemple engager plusieurs chantiers. Le tableau de l’armée de demain dépeint dans la revue présente une armée modernisée par une expansion à la fois horizontale (via une massification de ses effectifs mobilisables notamment) et verticale (avec le renforcement des moyens matériels, aux échelons tactiques, opérationnels et stratégiques), afin d’assurer au pays des capacités de défense à l’échelle mondiale et à 360° (terre, mer, air, espace, cyber) face à des acteurs très divers (étatiques, semi-étatiques, informels), le tout dans une contexte économique et climatique de plus en plus instable et avec de nombreux effets en cascade et imprévisibles.
Le défi est donc immense : il nécessite de transformer qualitativement et quantitativement une armée miniaturisée (ses effectifs, avec 200 000 militaires d’active, sont à leur plus bas niveau historique) pour en faire une « armée moderne » c’est-à-dire une armée qui devra disposer de moyens suffisants pour combattre sur le long terme dans un conflit de haute intensité, soit au-delà du choc de la première vague, ce qui nécessitera notamment la transformation rapide de notre économie en « économie de guerre » : la réactivation de ce concept employé lors de la Première guerre mondiale, exemple par excellence de l’engagement national dans un conflit de masse, est l’une des grande nouveauté sémantique de cette RNS. L’armée de demain est donc prise en étau par deux impératifs, entre la nécessité de se préparer à une guerre irrégulière faite par de petites unités, s’appuyant sur la mobilisation morale et économique de la population, et le retour de la guerre conventionnelle sur le continent, avec le risque induit par la menace nucléaire.
Cet objectif très ambitieux soulève toutefois un certain nombre de problèmes. D’abord, cette expansion risque d’être très onéreuse compte tenu des nombreuses lignes de production qu’il faudra ouvrir, avec pour l’armée un risque induit d’alourdissement du dispositif technique par la multiplication des matériels complexes en termes d’entretien, de formation et d’utilisation. Le budget de défense a certes été augmenté de 7% dans le PLF 2023 pour atteindre 44 milliards d’euros[2], mais cela risque d’être largement insuffisant compte tenu du sous-investissement qu’ont connu les armées ces dernières décennies. Par ailleurs, qu’en sera-t-il de la coopération européenne en la matière ? Allons-nous vers un recentrage national des économies de défense avec, en appoint, des achats de matériels « sur étagères » auprès des Américains ? Ou bien nous dirigeons-nous vers une autonomie grandissante de l’Europe en matière de défense ? Il s’agit là d’une question déterminante pour l’avenir qui ne semble pas encore avoir de réponse.
Le deuxième problème tient à l’emploi que l’Etat compte faire de son instrument de défense. Celui-ci souhaite une armée complète, c’est-à-dire une armée de « fort ». Mais quel est l’intérêt de penser une armée de projection mondiale alors que la défense du territoire national en cas d’attaque conventionnelle ne semble plus assurée ? Ne faudrait-il pas plutôt opérer une véritable « révolution militaire » en faisant le deuil d’une armée de « fort » pour développer une armée de « faible » capable d’affronter efficacement un « fort » ? Il faudrait pour cela abandonner l’idée d’une armée dotée de matériels énergivores, complexes, nécessitant des temps de fabrication et de formations trop longs, surtout en cas de conflit de haute intensité sur le territoire national, et investir dans les opportunités à bas coûts que nous offrent les nouvelles technologies, dont l’utilité a été démontrée en Ukraine, et dans la formation de nos combattants pour les conduire vers davantage d’autonomie tactique et d’agilité, ce qui permettrait à nos soldats de gagner en efficacité tout en limitant fortement les coûts. Sur ce plan deux directions non exclusives l’une de l’autre sont envisagées. D’abord, la volonté affirmée de la RNS de développer ce qu’elle appelle « la guerre d’influence », où Chinois, Russes et Américains ont une longueur d’avance, semble aller dans le sens du développement d’outils de défense peu onéreux politiquement et économiquement. En outre, puisque le savoir-faire est un des atouts de l’armée française, le renforcement de ses capacités de soutien à ses homologues étrangères, par la fourniture de matériels et d’instructeurs, pourrait par exemple être généralisé et devenir une véritable stratégie d’intervention à l’étranger, préférable à la projection de troupes.
La Revue a tracé les contours de l’armée de demain en se fixant des objectifs ambitieux : être une puissance nucléaire soutenue par une armée conventionnelle modernisée, projetable dans toutes les directions et capable de défendre le territoire national contre une agression conventionnelle. Mais cette ambition interroge : en effet, la RNS ne revoit pas ses priorités alors que le contexte international s’est considérablement transformé ces dernières années, notamment avec une bipolarisation croissante de la scène internationale aux dépens de l’Occident.
La RNS semble ainsi sacrifier la cohérence des moyens au profit d’une ambition qu’il sera difficile de soutenir. Pour faire l’armée de demain, il va falloir faire des choix, c’est-à-dire des sacrifices, en élaborant un dispositif armé à la fois plus resserré en termes de moyens et d’ambition, mais également plus cohérent, pour se concentrer sur un essentiel réalisable financièrement, humainement et matériellement.