« « Il faut une Europe forte pour contrôler l’Allemagne », murmure-t-on à Paris. « Il faut une Allemagne forte pour contrôler l’Europe », pense-t-on à Berlin mais sans le dire et avec plus de succès[1]. » – Régis Debray
Par Victor Huerre, agrégé d’histoire,
Le mercredi 2 mars 2022, à l’occasion d’une intervention télévisée faisant suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le président français Emmanuel Macron a de nouveau rappelé la nécessité d’une « défense européenne », reprenant là une thématique forte qui avait déjà orienté son premier mandat, celle d’une « souveraineté européenne[2] ». Une priorité diplomatique d’ailleurs développée abondement dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne durant les six premiers mois de l’année 2022[3]. Or la décision, quelques mois plus tard, le 13 octobre 2022, du chancelier Olaf Scholtz d’entériner, avec un certain nombre de partenaires européens, la création d’un projet de bouclier antimissile européen (European Sky Shield Initiative) sans la France, vient porter un coup symbolique majeur aux ambitions européennes du Président français.
En effet depuis quelques mois de fortes tensions ont surgi entre Paris et Berlin, suscitant la stupeur chez les « conseillers conjugaux de l’ex-couple franco-allemand[4] » (Régis Debray). Une stupeur au passage largement inexistante outre-Rhin, où prévalent depuis toujours les termes de « tandem » et de « partenariat » pour qualifier la relation bilatérale avec la France. Ce qui est, soit dit en passant, le cas pour l’ensemble des autres partenaires européens de l’Allemagne, tous logés à la même enseigne.
Si un certain nombre de sujets de discordes préexistaient à la crise ukrainienne – notamment concernant l’indépendance énergétique européenne–, cette dernière a ravivé les tensions en Europe en matière de coopération sécuritaire. Depuis le Brexit, la France croyait pouvoir bâtir son projet de Défense commune en comptant sur le soutien inconditionnel de l’Allemagne ; or ce projet bat de l’aile, tant les visions qu’en ont les deux partenaires apparaissent divergentes quant aux finalités du projet européen. En effet, avec la sortie du Royaume-Uni et le déclassement économique français continu depuis vingt ans, l’Allemagne paraît vouloir assumer désormais un rôle de premier plan dans la stabilité et la sécurité du continent européen. On peut rappeler à ce titre le tournant fondateur du sommet de Saint-Malo de 1998, au cours duquel Londres et Paris avaient pris l’initiative d’ébaucher une Politique Européenne de Sécurité et Défense (PESD), laissant l’Allemagne à la marge du projet[5].
Le détour par l’histoire permet de mieux dégager les raisons profondes qui poussent l’Allemagne à s’éloigner de la France en matière de défense et sécurité. Et si la guerre en Ukraine semble avoir joué un rôle d’accélérateur dans ce processus, les racines de la « séparation » franco-allemande pourraient remonter à la période de l’après-guerre. En effet, l’Allemagne a été maintenue par les Etats-Unis dans une forme de « minorité » stratégique depuis la seconde moitié du XXème siècle. Sa responsabilité dans le second conflit mondial imposait son désarmement et une politique pacifiste de sa part ; néanmoins, l’installation de la Guerre froide a contraint les pays de l’Ouest – et au premier chef les Etats-Unis, à intégrer la RFA à leur stratégie de défense via l’OTAN. Le pays était alors largement dans un état de dépendance vis-à-vis des Etats-Unis, mais aussi, quoique dans une moindre mesure, de la France.
Le réarmement du pays a été chapeauté par son voisin français, qui a notamment guidé et encadré les projets de l’industrie militaire allemande. Soulignons à cet égard que cette domination française dans le domaine de l’armement a été mal vécue à l’époque par les Allemands ; l’apparition, quarante ans plus tard, d’entreprises européennes de défense – dont EADS – ne paraît pas guère avoir aidé à suturer la plaie[6]. Surtout, la suprématie française dans le domaine de l’armement n’a jamais permis d’aboutir à une véritable alliance militaire franco-allemande. La conversion otanienne de la RFA l’a conduite à neutraliser rapidement le projet d’indépendance européenne voulu par le général de Gaulle. A cette fin, le parlement allemand s’est employé à vider de sa substance le Traité de l’Elysée (1964), en y ajoutant un préambule confirmant l’orientation pro-américaine de la démocratie allemande sur tout projet proprement européen.
La fin de la Guerre Froide et surtout la réunification du pays a considérablement changé la donne pour l’Allemagne. Le retour de la pleine souveraineté du pays et les réformes de compétitivité adoptées par Gerhard Schröder au début des années 2000 ont conduit le pays à réévaluer sa position en matière de défense. Si l’adhésion à l’OTAN n’est absolument pas remise en question après 1989 et 1991, il s’agit pour l’Allemagne de retrouver une forme de leadership sur les questions de défense en Europe. Les évènements récents montrent que le pays a surmonté le « traumatisme » qu’ont constitués les évènements du XXème s. et qu’évoquait encore Jean-Pierre Maulny en 2009[7].
Mis à part la question du bouclier antimissile évoqué en amont, on peut également citer le cas du projet de char du futur. A l’origine un projet conjoint réunissant le Français Nexter et l’Allemand Krauss-Maffei-Wegmann sous la direction de Berlin avait été accepté par Paris en 2017. Cependant, depuis 2020, à la demande de l’Allemagne, l’entreprise allemande Rheinmetall tente d’imposer son expertise pour le canon du char du futur, tache initialement confiée à Nexter dans le cadre d’une répartition industrielle équitable du projet. Le projet du Système de Combat Aérien du Futur (SCAF), dont la direction a été confiée à la France bat également de l’aile[8]. Autant d’exemples manifestant la recherche si ce n’est de leadership au moins d’autonomie outre-Rhin. Cette démarche s’incarne dans le renouveau doctrinal observable depuis 2016, notamment dans la publication du nouveau Livre blanc sur la politique de sécurité et l’avenir de la Bundeswehr (Weißbuch zur Sicherheitspolitik und zur Zukunft der Bundeswehr) qui « [conçoit] la sécurité allemande sur une base élargie et non exclusivement nationale ». En d’autres termes, il s’agit de (re)faire de l’Allemagne un « acteur central en Europe » sur les questions de Défense[9].
Cette nouvelle posture a d’autant plus été rendue possible dans le cadre européen que le Royaume Uni a quitté celui-ci en 2020. Pour l’Allemagne c’est maintenant à elle d’affirmer son leadership en Europe en matière de défense – dans le cadre de l’OTAN comme en dehors. Quid de la France dans ce tableau ? Si la politique de défense française en fait un allié fiable, Paris reste trop attachée à ses intérêts nationaux, selon les observateurs allemands. Pour ces mêmes observateurs, « La politique française utilise l’Europe comme démultiplicateur de puissance. La France utiliserait ainsi la PESD pour agir globalement ou pour faire contrepoids aux États-Unis »[10]. Ces éléments, conjugués à l’histoire de la coopération en matière de défense évoquée précédemment, expliqueraient donc la défiance de l’Allemagne vis-à-vis de son partenaire français.
L’annonce du chancelier Olaf Scholtz du 27 février 2022 sur son intention de fournir des armes à l’Ukraine, rupture inédite pour un pays qui avait toujours refusé de livrer des armes à des belligérants depuis 1945[11], montre bien le retour du leadership allemand sur les questions stratégiques. Reste la question du cadre dans lequel celui-ci s’exercera. Si les perspectives otaniennes semblent bouchées par les Etats-Unis, l’Europe est un terrain envisageable. L’affirmation de son influence à l’Est devrait permettre à l’Allemagne de s’affirmer au sein de l’Europe, en créant de profitables partenariats avec des pays en froid avec la France, tels que la Pologne.
En conclusion, le projet du bouclier antimissile européen montre toute la résolution de Berlin à s’investir pleinement dans la construction d’une Europe de la Défense, un projet défendu de longue date par Emmanuel Macron. Il est seulement dommage qu’elle ait oublié de convier la France et son président à la fête.
[9]WINTER Gaëlle, « La politique de sécurité de l’Allemagne après la parution du Livre blanc : ni refondation ni statu quo », Défense&Industries, n°8, octobre 2016. https://www.frstrategie.org/publications/defense-et-industries/politique-securite-allemagne-apres-parution-livre-blanc-refondation-statu-quo-2016