Dans un entretien donné à la chaine américaine NBC[1], le 14 octobre, Alexandre Loukachenko, président de la République de Biélorussie, a affirmé que son pays soutiendra la Russie « de toutes manières possibles » sans pour autant envoyer de troupes en Ukraine. Pourtant, le lendemain, la crainte de l’ouverture d’un front contre l’Ukraine s’est accrue avec le déploiement de plusieurs milliers de troupes russes sur le territoire biélorusse[2], venues officiellement pour sécuriser les frontières biélorusses dans le cadre d’un groupement militaire régional. Dès le début du conflit, tout en acceptant que le pays serve de base arrière à l’invasion du territoire ukrainien, la présidence biélorusse a émis des réserves sur les objectifs et les performances[3] militaires de la Russie, entretenant un positionnement ambigu à l’égard de son allié russe et de la guerre en Ukraine.
S’étant récemment réalignée sur la politique étrangère russe après avoir voulu marquer son indépendance à l’égard de la Russie au lendemain de l’annexion de la Crimée, Minsk est revenue par la force dans le giron de Moscou après avoir bénéficié de l’aide russe pour réprimer les manifestations en faveur d’une démocratisation de la vie politique du pays qui eurent lieu entre 2020 et 2021. Or, pour un régime craignant la contestation sociale, la guerre en Ukraine apparait comme un élément de déstabilisation, dans la mesure où la société biélorusse s’est montrée réticente à une participation au conflit. Ainsi, alors que le Kremlin exige un soutien de la Biélorussie à son effort de guerre en Ukraine, le régime de Loukachenko effectue un jeu de balancier dangereux, cherchant à se montrer loyal à la Russie tout en limitant les risques d’un nouvel embrasement social qui serait la résultante d’une implication trop coûteuse dans la guerre en Ukraine. Ce sont précisément ces risques d’embrasement qui ont conduit la Biélorussie à dépendre davantage de son puissant voisin, ce qui rend la situation actuelle plus que délicate.
En effet, la séquence de manifestations et de troubles sociaux qui a secoué le pays entre 2020 et 2021 a accru la dépendance de la Biélorussie à l’égard de la Russie. Cette séquence est liée à la réélection pour un sixième mandat présidentiel d’Alexandre Loukachenko. Celle-ci a provoqué une mobilisation inédite de milliers de biélorusses appelant à la fin du caractère autocratique du régime. Sapant la légitimité du « Loukcahisme[4] », nom donné à « l’autocratie personnaliste et populiste[5] » du régime politique en Biélorussie, ces évènements ont reflété un sursaut démocratique dans un état post-soviétique traditionnellement marqué par une apathie civique. La contestation croissante et l’émergence d’une opposition démocratique incarnées entre autres par Svetlana Tikhanovskaïa écorne l’image de solidité du régime d’Alexandre Loukachenko et témoigne de de la structuration de la société civile.
Sans intervenir directement dans le règlement de cette crise avec l’envoi de forces de sécurité, du moins officiellement, Moscou a apporté un soutien non négligeable à la répression des manifestants, notamment par la livraison d’armes antiémeutes[6]. Condamnant cette répression, l’Union Européenne a émis des sanctions économiques et financières sur la Biélorussie, qui, privée de ses partenaires économiques occidentaux, s’est trouvé de facto davantage dépendante de la Russie. Cette dernière a d’ailleurs accordé des prêts avantageux à son voisin, lui permettant de ramener dans son giron le régime de Loukachenko qui par le passé avait cherché renforcer l’autonomie de son pays. En effet, condamnant l’annexion de la Crimée, le président Biélorusse avait bâti une image de neutralité dans les tensions opposant la Russie à l’Occident. Il avait poursuivi une politique de renforcement de la souveraineté couplée à une affirmation de l’identité biélorusse. Aussi, craignant l’instabilité sociale plus que l’ingérence russe et dépendant de la manne financière du Kremlin, Alexandre Loukachenko a lié sa survie politique au destin de la Russie marquant dès lors la fin de la neutralité du pouvoir biélorusse sur le plan international, pouvoir qui n’a d’autre choix que d’apporter un soutien inconditionnel à la politique étrangère de la Russie.
Ainsi, si Alexandre Loukachenko a émis des réserves sur la guerre menée par la Russie en Ukraine, il a néanmoins accepté que son territoire serve de base arrière à l’invasion russe. Or, avec la séquence récente des défaites russes en Ukraine, se pose la question d’une mobilisation « forcée » de la Biélorussie par la Russie.
Lancée fin aout, la contre-offensive ukrainienne a bousculé les forces russes et abouti à la reprise de plusieurs milliers de kilomètres carrés, conduisant la présidence russe à annoncer la mobilisation de 300 000 réservistes, mesure qui a provoqué la fuite de centaine de milliers de russes à l’étranger. Si la contre-offensive ukrainienne connait de nouveaux succès autour de Kherson, la question de la mobilisation de troupes biélorusses se pose car elle permettrait de retarder un recours plus important de citoyens russes et une éventuelle gronde sociale de la société russe.
C’est dans ce contexte d’incertitude autour du futur rôle de la Biélorussie dans le conflit, que la constitution d’un groupement militaire russe et biélorusse fait craindre l’ouverture d’un nouveau front. Aux 9000 soldats prévus, la Russie va ajouter, selon le ministère de la défense biélorusse, 170 chars et plusieurs centaines de véhicules blindés. Or, l’implication de la Biélorussie soulève plusieurs enjeux. Disposant seulement d’environ 12 000 forces combattantes, avec un équipement vétuste, l’armée biélorusse n’a pas pris part à un conflit depuis la chute de l’Union soviétique, les forces de sécurité biélorusses servant plutôt à protéger le régime, comme cela fut le cas durant manifestations de 2020 à 2021. De surcroit, comme le montre une étude réalisée par le Royal Institute of International Affairs [7], la société biélorusse semble réticente à un engagement – près de 35 % de la population condamnant la guerre menée par la Russie. En outre, certains rapports provenant de sites internet d’opposition soulignent la circonspection de l’armée à participer au conflit : des officiers supérieurs auraient signalé à l’état-major biélorusse que dans le cas d’une entrée en guerre de la Biélorussie, « la vie d’officier sera en grand danger, car les soldats prendront les armes contre eux.[8]»
Ainsi, si du côté biélorusse, le soutien apporté à la Russie doit se comprendre comme un gage de bonne volonté, toute participation forcée au conflit conduirait à des troubles sociaux qui fragiliseraient encore plus le pouvoir en place. A l’heure actuelle, la question est de savoir si, dans le cas d’une nouvelle défaite et d’une mobilisation qui échoue, le Kremlin peut se passer des forces biélorusses. Pour le pouvoir russe, la mobilisation des forces biélorusses relèverait d’un aveuglement dangereux, car il pourrait être incapable de maintenir la stabilité du régime de Minsk dans un contexte de retour de la contestation sociale et politique, l’absence de soutien russe à l’Arménie dans la reprise des hostilités contre l’Azerbaïdjan, signalant déjà les limites de la capacité d’intervention russe.