La prudence de l’Inde à dénoncer l’invasion russe de l’Ukraine inquiète les pays occidentaux. Elle est en effet le seul membre de l’alliance informelle du Quadrilateral Security Dialogue (1) à ne pas avoir condamné l’invasion et s’est abstenue lors du vote sur la question russo-ukrainienne aux Nations Unies. Ainsi, ses importations accrues de pétrole et de blé russe à moindre coût depuis le début de la crise ukrainienne minimisent les sanctions imposées par les pays européens et par les Etats-Unis à la Russie. Jusqu’en mai, l’Inde a importé des marchandises d’une valeur de 8,3 milliards de dollars en provenance de Russie (2), soit près du triple de la valeur de la même période l’an dernier. Dans le domaine militaire, New Delhi a également participé à l’exercice militaire russe Vostok 2022 du 1 au 7 septembre 2022. Cette position à l’égard de la Russie a été la source de critiques, notamment par Jen Psaki, porte-parole de la Maison Blanche, qui a déclaré qu’il était temps pour l’Inde de choisir de quel côté de l’histoire elle voulait être (3). http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/quad-dialogue-quadrilateral-pour-la-securite 2 : Shruti Menon, “Ukraine crisis: Russian oil turns to Asia”, BBC, 02/09/22https://www.bbc.com/news/world-asia-india-60783874 3 : Prashant Jha, “‘Which side of history do you want to be on?’: White House asks India on Russia”, Hindustan Times, 17/03/2022 https://www.hindustantimes.com/world-news/which-side-of-history-do-you-want-to-be-on-white-house-asks-india-on-russia-101647451988770.html 4 : « World military expenditure passes $2 trillion for first time”, SIPRI, 25/04/2022https://www.sipri.org/media/press-release/2022/world-military-expenditure-passes-2-trillion-first-time#:~:text=India’s%20military%20spending%20of,33%20per%20cent%20from%202012. 5 http://sameerlalwani.com/wp-content/uploads/2020/07/Lalwani-et-al-India-Russia-Paper-April-2020.pdf 6 : MONSONIS Guillem, « Puissance et dépendance : l’Inde et les importations d’armement », Hérodote, 2019/2 (N° 173), p. 173-193. https://www.cairn.info/revue-herodote-2019-2-page-173.htm 7 : Aadil Sud, “Indian Military Dependence on Russia”, Institut Montaigne, 05/07/2022https://www.institutmontaigne.org/en/analysis/indian-military-dependence-russia 8 : Krishn Kaushik, “Govt bans import of 101 defence equipment items”, Indian Express, 10/08/2020 “https://indianexpress.com/article/india/govt-bans-import-of-101-defence-equipment-items-6548085/ 9 : MONSONIS Guillem, « Puissance et dépendance : l’Inde et les importations d’armement », Hérodote, 2019/2 (N° 173), p. 173-193. https://www.cairn.info/revue-herodote-2019-2-page-173.htm 10 : Shaurya Karanbir Gurung « No improvement in Army’s availability of ammunition: CAG” , India Times, 14/07/18 https://economictimes.indiatimes.com/news/defence/no-improvement-in-armys-availability-of-ammunition-cag/articleshow/59705766.cms?from=mdr 11: Mimansa Verma, “Modi’s “Make In India” push is leaving gaps in Indian defence”, Quartz India, 08/09/2022 , https://qz.com/modis-make-in-india-leaves-indian-defence-vulnerable-1849509808 12 : Indian Ministry of Defence : https://pib.gov.in/PressReleasePage.aspx?PRID=1856230
Ce positionnement ambigu de la part de New Delhi s’explique par sa dépendance à la Russie, notamment en matière d’importations d’armes. La croissance économique soutenue de l’Inde lui a permis d’investir dans son industrie de défense et l’a placée au rang du premier importateur d’armes au monde. Avec une volonté d’assurer sa sécurité face à l’alliance sino-pakistanaise et d’atteindre son statut de puissance régionale, l’Inde se classe au troisième rang mondial avec 76,6 milliards de dollars de dépenses militaires (4). Depuis quelques années et a fortiori dans le contexte de la crise ukrainienne, l’Inde essaie de diversifier ses approvisionnements, notamment auprès de la France, des États-Unis, d’Israël et du Royaume-Uni. Malgré son statut de Partenaire majeur de défense (MDP) des États-Unis depuis 2016, l’Inde dispose toujours d’un arsenal militaire composé d’environ 70% d’armes importées de Russie. Entre 1997 et 2016, environ trois quarts des armes achetées par l’Inde à l’étranger provenaient de Russie (5). Cette dépendance est héritière de l’aide militaire fournie par l’URSS à l’Inde pendant plus de quarante ans. En 1971, les deux pays ont signé un traité de paix, d’amitié et de coopération qui gravitait autour des questions de défense, et plus particulièrement autour de l’endiguement de la Chine. La Russie a également pu s’établir sur le marché indien de manière durable en formant plusieurs générations d’officiers indiens lui permettant de s’appuyer sur un réseau de décideurs formés à l’école soviétique. Cela a facilité l’intégration d’aéronefs russes sur la quasi-totalité des segments de missions de l’Indian Air Force jusqu’au début des années 2010, avec plus de 80 % des plateformes en service d’origine russe. De plus, la Russie est un partenaire privilégié de l’Inde puisque qu’elle lui a fourni un accès à certaines de ses technologies sophistiquées. Il s’agit d’un accès exclusif dans la mesure où Moscou s’interdit de vendre de l’armement au Pakistan et ne fournit pas à Pékin certaines technologies réservées à New Delhi (6). Cette relation de confiance entre l’Inde et la Russie se concrétise par des coopérations dans les secteurs de la recherche et du développement, le projet le plus emblématique étant le missile de croisière BrahMo. Enfin, le facteur financier est aussi l’une des raisons qui explique la durabilité de ce partenariat puisque l’Inde peut se procurer du matériel militaire auprès de la Russie à un coût inférieur de 30 à 35 % aux prix des Occidentaux (7). Afin de réduire cette dépendance, en 2014, le président indien Narendra Modi a lancé l’initiative “Make in India” visant à favoriser le développement d’entreprises nationales et à faciliter le positionnement des groupes privés sur les marchés de la défense. Le ministère de la Défense s’est fixé pour objectif un chiffre d’affaires de 25 milliards de dollars dans le domaine de la fabrication de matériel militaire au cours des cinq prochaines années. Ainsi, New Delhi compte cesser d’importer au moins 101 armes et plates-formes militaires telles que des avions de transport, des hélicoptères de combat légers, des sous-marins conventionnels, des missiles de croisière et des systèmes de sonar d’ici 2024 (8). Cependant, la BITD (base industrielle et technologique de défense) indienne ne semble pas pouvoir combler les besoins de l’Inde en matière d’armements, alors même que Gandhi avait voulu installer des institutions censées permettre, à terme, d’atténuer la dépendance de l’Inde vis-à-vis des approvisionnements étrangers. L’établissement du Defence Research and Development Organisation en 1958, du Centre de recherche atomique Bhabha en 1954 et de l’Organisation indienne pour la recherche spatiale en 1969 n’a pas abouti à diminuer la dépendance de l’Inde aux importations d’armes étrangères pour plusieurs raisons. Tout d’abord, certains matériels de conception nationale sont livrés avec d’importants retards, tout en affichant parfois des performances très inférieures aux cahiers des charges initiaux (9). C’est notamment le cas de l’avion de combat monomoteur Light Combat Aircraft (LCA) Tejas, conçu par le DRDO et le groupe public Hindustan Aeronautics Limited (HAL), un appareil récemment entré en service mais déjà dépassé et dont le programme a été lancé il y a près de quarante ans. De plus, l’indisponibilité des munitions de la part des entreprises nationales contraint l’Inde à se tourner vers les approvisionnements extérieurs, surtout russes. Selon un rapport du Comptroller and Auditor General (10) paru en 2018, « l’armée indienne ne disposerait que de dix jours d’autonomie en cas de guerre majeure sur 40 % de ses armements, alors que le contrat opérationnel prévoit une autonomie de vingt jours minimum ». Enfin, la difficulté de l’Inde à trouver un volume suffisant de main-d’œuvre qualifiée pour assurer les développements et la conduite des programmes l’a contrainte à se tourner vers l’achat de matériel étranger. Ce manque de qualification de la main d’œuvre est d’autant plus problématique qu’elle ne peut être résorbée que sur le moyen et le long termes. Là où le bât blesse, c’est que les modalités mises en œuvre pour sortir de cette dépendance pourraient conduire à affaiblir l’Inde ou tout du moins à la mettre dans une situation périlleuse en cas de conflit. En effet, selon la presse indienne, les restrictions d’importation de matériaux étrangers dans le cadre du programme « Make In India » peuvent engendrer une « une pénurie critique d’hélicoptères et d’avions de combat » d’ici 2026 et 2030, le pays ne produisant pas assez d’armes pour combler ses besoins militaires (11). Dès lors, les difficultés et les retards liés à la fabrication d’armes sont désormais considérées comme des menaces pour la sécurité nationale de l’Inde. L’exemple du Vikrant, premier porte-avions de conception indienne et mis en service le 2 septembre 2022, illustre les difficultés que rencontre la BITD indienne. Alors que la mise en service de ce bâtiment a été présentée comme un accomplissement en termes d’autonomie stratégique par le ministère indien de la Défense (11), la conception et la construction du Vikrant ont dû faire face à des retards liés au dépassement des coûts. La mise en service du navire s’est faite 13 ans après l’installation de la quille, des travaux qui ont duré plus de trois fois le temps de ceux du porte-avions chinois Shandong, mis en service la même année. Ayant cumulé 20 années de construction, le Vikrant dispose de capacités qui ne sont déjà plus à la hauteur des besoins de la marine indienne alors même qu’il vient d’être mis en service. Enfin, l’Inde est confrontée, une fois de plus, à sa dépendance à la Russie : le Russian Aircraft Flight Complex du navire, la suite électronique du Vikrant, a rencontré des problèmes d’installation. Les visites prévues de techniciens russes pourraient être retardées en raison des sanctions américaines imposées à la Russie, ce qui retarderait encore l’achèvement du transporteur. L’Inde se trouve donc ici prise au piège du manque de clarté de sa position quant au conflit ukrainien. L’initiative « Make in India » n’a pas permis de montrer l’efficacité des entreprises de défense indiennes à combler les besoins militaires du pays. Le porte-avions Vikrant de conception nationale, supposé être l’emblème de l’autonomie stratégique indienne et de la valorisation des savoirs indigènes, prouve que la BITD indienne ne subvient pas aux besoins du pays dans des temps raisonnables et que l’Inde peine à s’émanciper de sa dépendance à la Russie, notamment pour la maintenance et la demande de techniciens russes de son arsenal. Cependant, la croissance des importations d’armes venant d’Europe et des Etats-Unis laisse présager un éloignement progressif de l’Inde vis-à-vis des importations russes dans un contexte de recomposition géopolitique. 1 : Selon Géoconfluences, « Le QUAD (dialogue quadrilatéral pour la sécurité) est un groupe de coopération militaire et diplomatique informelle entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie. »,