Le soutien européen à l’Ukraine fait aujourd’hui globalement l’unanimité sur le principe. Deux types de mesures ont été prises ou envisagées par les décideurs européens : des mesures qui relèvent d’une réaction directe afin de faciliter la défense de l’Ukraine et des mesures de moyen et long terme. Les sanctions économiques, les livraisons d’armes à l’Ukraine, ou encore l’accueil des réfugiés relèvent de la première catégorie. En revanche, les propositions faites ces derniers mois de réformer le fonctionnement de l’Union ou encore de l’élargir relèvent de sa structure et sont donc des mesures appartenant à la seconde catégorie des décisions[1]. Elles sont d’ailleurs un moyen pour les tenants d’un approfondissement de l’intégration européenne de réaliser une Europe plus conforme à leurs souhaits, démontrant encore une fois l’assertion de Jean Monnet : l’« Europe se fera dans les crises »[2]. Pour eux ce conflit serait une occasion de renforcer l’UE.
Cependant, et c’est là que le bât blesse, s’il y a conscience d’une nécessité de soutien à l’Ukraine et de réforme de l’UE, la mise en application de ce soutien et de ces réformes laisse entrevoir de nombreuses divergences qui pourraient amener à l’affaiblir l’Union en la divisant, à rebours des ambitions européistes. La réforme du marché européen de l’énergie fournit un exemple parlant de telles divisions.
Cette réforme s’avère en effet nécessaire mais sa forme peine à susciter un consensus entre les pays membres. Cette nécessité, liée à une dépendance à la Russie pour l’approvisionnement en gaz naturel, est toutefois prise au sérieux par l’ensemble des membres de l’Union Européenne dans la mesure où elle conduit à l’augmentation considérable du coût de l’électricité pour les pays européens constatée ces derniers mois. Il se trouve que cette augmentation n’est pas seulement liée à une baisse de l’offre, et donc à une réaction de la Russie, mais aussi à la manière dont le marché intérieur énergétique européen fonctionne. En effet, le prix de l’électricité est couplé avec celui du gaz en raison du principe qui veut que ce soit « le prix de revient de la dernière source de production mobilisée pour équilibrer l’offre et la demande d’électricité qui détermine le prix de l’électricité » [3]. En clair, c’est le prix du moyen énergétique exploité en ultime recours en cas de tensions sur le marché qui est utilisé pour fixer les prix.
Toutefois, les règles de ce marché sont telles que la dernière source de production mobilisée est le gaz. Ainsi la France subit-elle de plein fouet l’augmentation du prix du gaz alors même que ce n’est pas sa ressource d’approvisionnement première et qu’elle produit de l’électricité pour des tarifs qui sont inférieurs à ceux du gaz en raison de l’importance de son parc nucléaire, première source de son mix énergétique[4]. Si elle demande de manière récurrente le découplage du prix du gaz et de l’électricité, ce n’est que cette année que sa proposition semble trouver écho, laissant entrapercevoir une possibilité de réforme du marché européen de l’énergie. Le chancelier allemand Olaf Scholz, pourtant au départ opposé à une telle réforme, a d’ailleurs affirmé ces derniers jours que le marché « ne peut pas être considéré comme fonctionnel s’il conduit à des prix si élevés »[5]. D’autres pays ont appelé à un changement de fonctionnement, que ce soit la République Tchèque qui préconise un plafonnement des cours du gaz ou la Belgique qui cherche à bloquer les prix de l’électricité. Ainsi semble-t-il y avoir un début de consensus sur le principe même de la réforme du marché énergétique, mais du consensus à la réforme effective, il y a un fossé, notamment lorsque les vingt-sept doivent se mettre d’accord sur le sujet.
Cependant, là encore, de nombreuses divergences risquent d’apparaitre alors même que la réforme du marché permettrait à l’Europe d’être plus compétitive d’une part, et de mieux juguler l’inflation d’autre part. Actuellement, il n’y a pas d’harmonisation énergétique au sein de l’UE dans la mesure où elle agit pour assurer l’approvisionnement énergétique et maintenir des prix corrects tandis que les États font eux-mêmes le choix de leurs investissements et de leur bouquet énergétique[6]. Ainsi les pays achètent et vendent-ils de l’énergie selon leurs besoins et leurs facilités de production.
Etablir des règles communes à l’échelle de l’Union apparait dès lors comme une véritable gageure. En effet, si l’UE avait comme perspective de développer une politique commune sur le plan énergétique, elle devrait faire face au rapport très différents que les pays ont aux énergies. Cela a pu être constaté lors de l’élaboration de la taxonomie de l’Union qui compte dans les énergies dites vertes – avec quelques nuances cependant – le gaz et le nucléaire[7]. Certains pays tels que l’Autriche sont farouchement opposés au nucléaire, à tel point que Vienne a décidé de porter plainte contre cette taxonomie. Cela laisse donc entrevoir les difficultés à venir dans la mise en place de nouvelles règles sur le marché énergétique européen ; ces nouvelles règles n’en sont pas moins nécessaires en raison de l’incertitude énergétique qui pèse actuellement sur les Européens.
Ce point est d’autant plus important et risque d’autant plus de diviser qu’à la différence d’une réforme sur le fonctionnement des institutions de l’UE, sensible sur le moyen terme par les opinions publiques, la question énergétique touche directement les individus et les entreprises puisqu’elle participe à une augmentation globale du coût de la vie. Les opinions publiques risquent donc d’être attentives aux décisions prises, et cela tant sur le plan strictement financier que sur le plan environnemental. A cela s’ajoute le risque de pénurie brandie depuis fin août, dont les répercussions seraient directes pour le consommateur.
Une double perspective s’ouvre ainsi sur le plan énergétique pour l’Europe. Dans un premier temps, sur le court terme, prendre des mesures d’urgences afin d’assurer les stocks nécessaires pour passer l’hiver à des tarifs acceptables pour les opinions publiques – ce qui invite notamment à découpler rapidement le prix de l’électricité de celui du gaz – tout en incitant les citoyens, les États et les entreprises à une consommation moindre, c’est-à-dire à la sobriété énergétique pour éviter le risque de pénuries. Sur le long terme, l’UE devra non seulement réformer le fonctionnement de son marché mais surtout inciter les pays à se donner les moyens de leur propre indépendance énergétique, ou tout du moins d’une indépendance à l’échelle de l’Europe. En effet, s’il apparait compliqué de mettre en place un bouquet commun à l’ensemble de l’Union, au moins celle-ci peut-elle inciter les États à investir et à nouer davantage de partenariats comme ceux déjà existants avec des pays membres et ce afin d’être certains de la pérennité de ces liens. De telles décisions ont d’ores et déjà été prises dans un plan intitulé REPowerEU engagé le 17 mai 2022[8]. L’objectif affiché est de devenir indépendant de la Russie d’ici 2027 sur le plan des énergies fossiles. Si ce plan fait la part belle aux énergies renouvelables, il compte également sur l’importation d’hydrocarbures – au risque de développer de nouvelles formes de dépendance.