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Quelle contribution du renseignement en matière d’anticipation stratégique ?
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La fonction « connaissance et anticipation » en matière de défense est apparue dans les Livres blancs de 2008[1]. En tant qu’instrument de réduction de l’incertitude, le renseignement contribue à éclairer la décision politique. A la différence des autres administrations, les services de renseignement disposent à cette fin de capacités spéciales pour recueillir, interpréter et transmettre les secrets des puissances étrangères à leur propre gouvernement. Leur mission consiste ainsi à produire un renseignement contextualisé, vérifié et pertinent dans les délais impartis par les autorités décisionnelles.Dans cette optique, la production des « savoirs de l’ombre[2] » répond à deux grandes finalités :D’une part, il s’agit d’apporter des clefs de compréhension relatives aux situations politiques, diplomatiques et stratégiques contemporaines qui intéressent directement la sécurité nationale. Cet effort en matière de renseignement suppose alors un travail de déchiffrement des « signes diagnostics[3] », permettant de saisir les tenants et les aboutissants d’une situation donnée. L’analyse du renseignement rejoint sur ce point le travail réalisé par les chercheurs en sciences sociales, notamment les politistes et les historiens, ainsi que les sciences d’investigation appliquées (appelées aussi « sciences forensiques ») au domaine policier et criminel.D’autre part, il s’agit de permettre aux décideurs de ne pas être pris de court, qu’il s’agisse d’une surprise stratégique (attaque de Pearl Harbor en 1941), sécuritaire (attentats du 11 septembre 2001), politico-diplomatique (soulèvements arabes en 2011), ou économique, pour autant que l’événement aient des implications géopolitiques décisives (affaire Naval Group). A ce niveau, l’effort en matière de renseignement porte avant tout sur le déchiffrement des « signes pronostics[4] », c’est-à-dire susceptibles d’annoncer la survenue d’un événement. Les signes pronostics sont dit « forts » s’ils annoncent l’événement de façon directe et explicite, et « faibles » s’ils l’annoncent uniquement de manière indirecte et implicite ; dans ce dernier cas, ils supposent alors un jeu d’hypothèses et de spéculation.En matière de pronostic, les services de renseignement font une distinction très nette entre la prédiction, la prévision et la prospective :En premier lieu, la prédiction et la prévision ont en commun de tenter de déterminer à l’avance la survenue d’événements futurs. Mais elles se séparent radicalement sur la méthode : là où la prédiction est l’apanage des oracles et des devins qui agissent au hasard ou sur le coup de l’inspiration surnaturelle, et ce souvent sans préciser les coordonnées temporelles et spatiales de l’événement prédit, la prévision appuie ses pronostics sur des raisons probantes, c’est-à-dire sur un certain nombre d’éléments factuels vérifiés et de déductions logiques raisonnables. Le « renseignement estimatif » à la CIA a ainsi été théorisé pendant la Guerre froide par l’analyste Sherman Kent à partir de la critique des prétendues capacités divinatoires des voyants et de leur fameuse « boule de cristal[5] ». De la même manière, les romanciers ne prétendent pas lire l’avenir : ce n’est pas parce qu’un roman d’espionnage de Tom Clancy évoque avant 2001 le scénario d’un attentat aérien qu’il prévoit alors les attentats du 11 septembre[6].En second lieu, la prospective consiste dans le fait d’identifier par avance les sujets émergents, c’est-à-dire qui appelleront nécessairement à l’avenir une réponse majeure des pouvoirs publics à leur sujet (par exemple la dégradation des équilibres environnementaux ou encore les « ruptures technologiques » comme le développement du numérique). Tel est entre autres la finalité du rapport décennal de la communauté américaine du renseignement « Global Trends[7] ».Davantage un art qu’une science, la prévision et la prospection sont loin d’être infaillibles. L’histoire est remplie d’échecs dans ce domaine (Opération Barbarossa pour l’URSS, débarquement de juin 1944 pour l’Allemagne Nazie, etc.). Cela est encore plus vrai dans le cas d’événements « non-linéaires[8] » très improbables, mais aux répercussions considérables, comme les « cygnes noirs[9] » identifiés par Nassim Taleb. Par ailleurs, plusieurs biais cognitifs et psychologiques nourrissent l’aveuglement collectif : le fait de « crier au loup », la pensée magique (whisful thinkling), la pensée groupale (groupthink) impliquant l’autocensure, ou enfin le syndrome de Cassandre, autrement dit la tendance à réduire au silence le porteur de mauvaise nouvelle (« to shoot the messenger »). Enfin, les prédictions irréfutables (« il pleuvra demain ou il ne pleuvra pas ») identifiées par l’épistémologue Karl Popper n’apportent aucun gain véritable en matière de prévision[10]. Elles traduisent surtout un excès de prudence de la part des analystes, qui se prémunissent ainsi de tout reproche rétrospectif de la part de leur hiérarchie.Surtout, la prévision et la prospection ne garantissent aucunement que le risque ou la menace pressenti(e) soit pris(e) en charge de manière satisfaisante. En effet, l’anticipation suppose la volonté et la capacité de se préparer concrètement aux scénarios envisagés, et implique pour ce faire la mise en place de dispositifs d’alerte adaptés et l’élaboration d’une politique publique adéquate. A titre d’exemple, sur le plan sanitaire, le risque pandémique avait bien été pronostiqué dans les Livres blancs français ; pour autant, les pouvoirs publics ne s’étaient pas préparés sur le plan organisationnel à l’apparition d’une pandémie de Covid-19, ayant lieu en Chine et ce au printemps 2020. Pour prendre un autre exemple, l’invasion russe en Ukraine en février 2022 avait été bien prévue par les services de renseignement américains, mais elle n’a donné lieu à aucune mesure réelle visant à en empêcher la survenue – du côté de Washington comme des capitales européennes.En résumé, si le renseignement peut apporter une contribution essentielle en matière d’anticipation, il ne saurait se substituer à l’ensemble des méthodologies et dispositifs d’alerte (économiques, médicaux, etc.) qui ne relèvent pas de son champ de compétence direct. Pour être performants, les services de renseignement doivent continuer de se concentrer sur les enjeux de souveraineté et de sécurité nationale. Toutefois, le renforcement des capacités d’analyse et de recherche humaine et technique des agences apparaît essentiel. De même, une plus grande exploitation des sources ouvertes, le recours à l’expertise extérieure et une meilleure coordination des différents moyens publics et privés existants, sont trois autres chantiers à explorer davantage[11].


[1] MINISTERE DE LA DEFENSE, Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2008 ; Alain JUPPE et Louis SCHWEITZER, La France et l’Europe dans le monde: Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France, 2008-2020.
[2] Alexandre RIOS-BORDES, Les savoirs de l’ombre, La surveillance militaire des populations aux Etats-Unis (1900-1941), Paris, EHESS, 2018.
[3] Umberto ECO, Sémiotique et philosophie du langage (1988), Paris, PUF, 2016, p. 48.
[4] Ibid.
[5] Sherman KENT, Strategic Intelligence for American World Policy, Princeton, Princeton University Press, 1949, p. 60
[6] Milo JONES et Philippe SILBERZAHN, Constructing Cassandra, Reframing Intelligence Failure at the CIA, 1947-2001, Stanford, Stanford Security Press, 2013, p. 7
[7] Dont la dernière version s’inscrit à l’horizon 2040 : National Intelligence Council, Global Trends 2040 : A More Contested World, mars 2021.
[8] Par exemple, la survenue d’une pandémie, aux effets multiplicatifs, est un risque non-linéaire, contrairement à la prévision annuelle statistique des accidents de la route, dont les effets sont uniquement additifs.
[9] Nassim TALEB (Propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonart), « Les institutions devraient avoir une date d’expiration », Le Point, 29 août 2020.
[10] Karl POPPER, Logik der Forschung (La logique de la découverte scientifique), Vienne, Verlag von Julius Springer, 1935.
[11] SENAT, Rapport d’information n°585 sur le renforcement de la fonction d’anticipation stratégique depuis les Livres blancs de 2008, 8 juin 2011.
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