[1], s’est transformée en une guerre d’usure où l’Ukraine, tel David visant avec sa fronde, semble être en passe de mettre en échec le Goliath russe[2]. Mais la scène est pour l’instant figée, empêchant tout pronostic certain et définitif sur l’issue de ce combat inégal. En ce mois de mai, un élément important semble devenir le leitmotiv de cette guerre : pour vaincre, il faut aussi convaincre. En effet, d’une part, il devient certain que le président russe Vladimir Poutine ne reculera pas devant ce qu’il considère être une “opération spéciale” légitime. Jouant de menaces, sanctions et désinformations, le maître du Kremlin cherche donc à convaincre les soutiens de l’Ukraine, l’OTAN en premier lieu, à la retenue pour ne pas dire au désinvestissement, afin de poursuivre son invasion. La menace d’une guerre ouverte conventionnelle ou nucléaire a ainsi été brandie à plusieurs reprises par le pouvoir mais aussi la télévision russe[3], sous prétexte d’une possible cobelligérance[4], et des sanctions économiques ont été proférées ou mises en place, notamment concernant l’approvisionnement de l’Europe en gaz russe[5]. Enfin, afin de renforcer la légitimité de l’entreprise en cours, toute une campagne de communication a été menée, avec une propagande tournée vers la manipulation ou la rétention de l’information, autant dans les frontières de la Fédération de Russie qu’à l’international -provoquant le bannissement des chaînes d’information russes dans plusieurs pays[6] – afin d’orienter l’opinion d’un maximum d’individus ou d’Etats. De l’autre côté, le président ukrainien Volodymyr Zelensky cherche lui aussi à convaincre d’une part ses alliés de maintenir une aide constante permettant de résister aux forces russes, mais aussi ses adversaires à mettre un terme à l’invasion subie. D’abord par une opération de communication publique, reposant notamment sur le statut de pays agressé, victime de l’appétit expansionniste de son voisin, de destructions et des crimes de guerre commis par l’armée russe. De part et d’autre, une véritable guerre de communication fait donc rage[7]. De ce fait, outre les comptes-rendus vidéo journaliers du président, l’ensemble de la production vidéo et photographique publique ou civile largement diffusée à l’international et montrant réfugiés, blessés, destructions et combats, sert à légitimer l’aide perçue et souhaitée. En outre, un autre élément est utilisé dans cette approche communicative, celle de la proximité avec l’Union européenne, avançant même la volonté d’une intégration[8]. Toujours dans cette volonté de convaincre, un autre des aspects concerne les opérations militaires. Simple dialectique : plus l’ennemi subira de pertes, plus ses opérations seront compromises, portant ainsi un coup aux plans poursuivis par ses dirigeants. Cela est pratique surtout si ces derniers ne veulent pas abandonner leurs entreprises et qu’il est impossible de détruire tout leur potentiel militaire. Ils n’auront alors d’autre choix que d’amplifier leurs efforts – et donc les risques encourus – où revoir à la baisse leurs objectifs, préférant pour cette guerre une issue négociée à une possible défaite. De même, les alliés du pays agressé se verront confortés dans leur soutien et pourront aussi en tirer un retour d’expérience sur les affrontements qui ont lieu. Une telle conception d’attrition en lieu et place de la destruction nette et totale du potentiel militaire ennemi n’est pas sans rappeler le modèle défensif détaillé par Guy Brossollet dans son ouvrage Essai sur la non-bataille, paru en 1975. Dans celui-ci, pour pallier la situation stratégique de la Guerre froide empêchant d’exploiter une partie du spectre de la conflictualité en raison de l’existence des arsenaux de destruction massive, était proposé un système de défense reposant sur le maillage du territoire où évolueraient des modules de troupes. Ces modules seraient de types différents, avec des missions et des zones précises. Y sont distingués des modules de présence, équipés de mortiers et missiles filoguidés, harcelant l’ennemi et recueillant du renseignement[9] ; des modules aériens – essentiellement d’hélicoptères – pour chasser les forces ennemies, notamment les blindés[10] ; enfin des modules lourds, pour frapper durement l’adversaire sur ses flancs afin de rompre sa cohésion ou lui causer des pertes substantielles[11]. L’ensemble de ces éléments serait coordonné par des modules de liaison[12]. L’action de ce système aurait pour but de faire gagner du temps afin de permettre aux dirigeants du pays de réfléchir à l’emploi de “l’atome” – c’était la Guerre froide – ou à obliger l’adversaire à reconsidérer ses prétentions[13]. Cette techno-guérilla définie en 1975 trouve un certain écho aujourd’hui en Ukraine[14]. La décentralisation du commandement a permis à des unités ukrainiennes de se maintenir et de mener des actions de retardement sur les grands axes adverses, ou d’harceler les arrières ennemies. Cela a permis de ralentir l’avancée russe, la stoppant même au nord. L’utilisation massive de MANPADS[15] et de MANPATS[16] par l’infanterie est aussi similaire aux préconisations faites par Brossollet sur l’utilité de ces armes face aux véhicules terrestres et aériens ennemis. Deux hélicoptères d’attaque russes furent même détruits par des MANPATS[17]. L’importance du renseignement n’est pas à négliger, celui-ci étant primordial. Les Ukrainiens connaissent leur territoire, peuvent compter sur leur population mais aussi sur la technologie : qu’il s’agisse de logiciels ou de drones, la technologie a été un démultiplicateur de puissance, recueillant du renseignement ou coordonnant par exemple la guérilla ou les frappes d’artillerie[18]. Sans compter l’utilisation des drones comme support aérien, notamment les TB2 Bayraktar turcs, prodiguant un soutien responsable de nombreuses pertes matérielles chez les Russes[19]. L’ensemble de ces éléments peut rappeler les grandes lignes de l’ouvrage de Guy Brossollet : une défense décentralisée, technique, presque en maillage, ralentissant l’ennemi en lui causant de lourdes pertes. Mais du fait de la nécessité qui a poussé l’utilisation de telles tactiques – on peut difficilement parler d’une stratégie délibérée – on ne peut considérer l’Ukraine comme le théâtre d’application parfait de l’Essai sur la non-bataille. On y retrouve néanmoins cette lutte pour gagner du temps et convaincre l’adversaire, bien que l’Ukraine ne dispose pas d’un arsenal nucléaire. Les derniers jours ont été particulièrement représentatifs de cette dialectique de conviction de l’adversaire par l’usure. Entre les 8 et 10 mai, une tentative de franchissement de la rivière Donets tournait ainsi au fiasco total près de la localité de Bilohorivka dans la région de Kharkiv : une colonne entière de véhicules russes s’est retrouvée en pleine traversée sous le feu des artilleurs de la brigade d’artillerie de la 17e brigade de chars[20] et de frappes aériennes. Plus de 50 véhicules détruits peuvent être aperçus sur les différentes sources iconographiques ainsi que les restes de deux ponts. Sur twitter, un militaire ukrainien a par ailleurs partagé ce qu’aurait été sa contribution durant cette bataille[21], éclairant un peu les conditions de ce qui pourrait être considéré comme l’action la plus meurtrière subie par l’armée russe depuis le début du conflit : il aurait déterminé au cours d’une mission de reconnaissance et de renseignement le point de passage le plus probable des forces ennemies et ainsi aidé particulièrement le cadrage des tirs d’artillerie. Cette défaite russe n’est pas à prendre à la légère. Au-delà de la perte de ce qui semblerait être un Battalion Tactical Group (BTG) dans sa quasi voire totale intégralité[22], il faut aussi se pencher sur le franchissement qui pourrait faire parti d’une manoeuvre plus importante dont on peut supposer que l’objectif était d’inverser la tendance dans la région de Kharkiv, alors le théâtre de contre-attaques ukrainiennes limitées mais victorieuses, en créant un nouvel axe de progression. En témoigne une autre tentative qui eut lieu encore au même endroit le 12 mai, avec moins de moyens semblerait-il et toujours sans succès. La perte en matériels et en hommes si marquée de cet affrontement n’est pas à négliger : le moral des troupes en pâtit et les plans doivent être (ré)adaptés en fonction de ces pertes. De même, dans notre ère de l’instantanéité de l’information, cette nouvelle s’est répandue rapidement, ébranlant même les convictions de blogueurs pro-russes[23], spécialisés dans les sujets militaires, et par conséquent de leur communauté : les défaillances de l’armée russe se font plus criantes avec, à la clé, une remise en question de la propagande du Kremlin auprès d’un public auparavant acquis ou en passe de l’être. Au fur et à mesure que les forces russes s’amenuisent, la silhouette d’une mobilisation officielle de conscrits se fait de plus en plus probable, ce qui n’arrangerait d’ailleurs rien aux problèmes de moral et de logistique d’une armée déjà à bout. L’impact sociétal de pertes toujours plus élevées n’est pas non plus à négliger : combien de temps la guerre en Ukraine sera-t-elle encore considérée comme une opération spéciale par la population russe ? Combien de temps encore avant que celle-ci ne prenne conscience des proportions de ce conflit et qu’elle puisse réagir – et cela n’est pas à sous-estimer – possiblement en sa défaveur ? Autant de facteurs alimentant l’équation convaincre pour vaincre. Notons que des rapports et des communications interceptées font déjà état de refus de soldats d’aller combattre en Ukraine[24], de protestations sur place, d’incompréhensions, de désertions[25] et même d’éventuels sabotages[26]. Il est impossible de prévoir ni la suite ni l’issue du conflit. Mais il ne fait guère illusion que ce mois de mai vient renforcer l’idée que le point culminant de l’offensive russe est déjà entamé, pour ne pas dire largement dépassé.
Débutée le 24 février 2022 ce qui ne devait être qu’une guerre éclair pour le Kremlin