Par Julie Dutreil[1]. Devenues une véritable arme de communication politique, elles ne semblent plus contraindre pleinement les régimes visés, mais plutôt servir la puissance de ceux qui les imposent. Cette course perpétuelle aux sanctions, censées remplacer celles des armements, est-elle encore pertinente aujourd’hui ? Faut-il réinventer les régimes de sanctions économiques ?
L’enlisement du conflit en Ukraine et le rapport de force qu’impose la Russie aux puissances occidentales en témoignent : en géopolitique, le tandem surveiller et punir semble à bout de souffle. En pleine “ décennie des sanctions”, Claire Daly, aujourd’hui députée irlandaise au Parlement européen, dénonçait déjà les limites du recours à ces pressions économiques. S’adressant au Conseil de sécurité de l’ONU le 15 septembre 1997, elle accusait les sanctions de nuire à la diplomatie et d’être “des armes au service du maintien d’une hégémonie qui ne fait plus sens dans le contexte multipolaire”[2]. La Première Guerre mondiale a été le théâtre de famines dévastatrices et traumatisantes liées aux blocus imposés par les alliés en Europe centrale. L’effet dissuasif et apparemment pacifique de ces mesures a été un prétexte pour doter la Société des Nations (SDN) de ces armes au-delà du conflit de 14-18, dans une logique préventive. Mais c’était sans compter sur l’effet boomerang des sanctions prises à l’encontre des régimes de l’Allemagne nazie, de l’Italie fasciste suite à l’invasion de l’Éthiopie en 1935, ou du Japon impérialiste après l’invasion de la Chine orientale en 1937. L’effet pacificateur attendu a en réalité renforcé les tendances nationalistes et totalitaires de ces puissances, ainsi que leur indépendance économique, sans pouvoir enrayer l’émergence d’un nouveau conflit mondial. A côté de ces espoirs déchus figurent néanmoins quelques exceptions. Certaines tiennent à la mobilisation de l’opposition politique au sein du régime sanctionné : le cas saillant est celui de l’Afrique du Sud des années 60, avec l’impulsion de Mandela et du Congrès national africain, qui, combiné à l’embargo international sur les armes, a conduit à la fin de l’apartheid. Dans une autre mesure, la Libye de Mouammar Kadhafi, sous sanctions onusiennes après la commission de deux attentats au-dessus de l’Écosse en 1988 et au Niger en 1988, a fini par reconnaître sa responsabilité 11 ans après les faits et a renoncé à son programme d’armes de destruction massive en 2003. Pour les cas cubain et iranien, la sévérité des sanctions et leur impact non négligeable sur la conjoncture économique des deux pays peut être vu comme un succès certes, mais de très court terme. Le caractère permanent des sanctions n’est plus une menace, mais devient alors une opportunité. Les systèmes productifs et commerciaux sanctionnés se réinventent, en exploitant les canaux offerts par la mondialisation : avant l’embargo américain de 1962, les Etats-Unis représentaient les deux tiers des exportations et importations cubaines. Aujourd’hui, ils sont le cinquième fournisseur de l’île, derrière le Venezuela, la Chine et l’Espagne[3]. Le contexte multipolaire tend en effet à alléger les restrictions, souvent unilatérales, à l’encontre des pays sanctionnés et à ouvrir la voie aux négociations sur leur levée : l’économie iranienne, étouffée par les sanctions économiques, a pu renouer, certes timidement, avec des partenaires commerciaux et financiers restés parties à l’accord de Vienne sur le nucléaire, et ce malgré le retrait des Etats-Unis en 2018 sous Donald Trump.
De la période antique à nos jours, en passant par le célèbre Blocus continental, imposé par Napoléon Bonaparte pour isoler la Grande Bretagne du continent européen, les sanctions économiques ont toujours été sollicitées. Le XXème siècle a grandement démocratisé le recours à ces armes politiques, et fournit en parallèle un grand nombre d’exemples, révélateurs, pour la plupart, de leur contre-productivité[4] ont en effet permis de dégager un triptyque de référence en matière de sanctions : « coerce », « constrain » et « signal / stigmatize ». Dans le premier cas, ces mesures ont vocation à forcer un gouvernement à changer ou à inverser des politiques existantes. Dans le deuxième, il s’agit de restreindre l’accès à des biens ou ressources telles que des armes, des technologies sensibles, des financements. Enfin, il s’agit de « dénoncer le comportement de la cible »[5] en envoyant un signal de désapprobation forte sur la scène internationale. Des objectifs à géométrie variable donc, et qui n’atteignent pas tous le même niveau d’efficacité : les sanctions les plus efficaces seraient celles visant à stigmatiser une cible (taux de succès à 43%) et à contraindre le champ d’action, notamment économique, de l’entité étatique ou du groupe criminel visé (42%). Le pouvoir purement coercitif de ces mesures, c’est-à-dire celui permettant d’aboutir à une modification des choix stratégiques et politiques, n’est lui que très peu effectif, avec un taux de réussite de 13%[6].
L’histoire montre que les finalités des sanctions sont plurielles, et que les outils économiques et financiers doivent être adaptés aux objectifs poursuivis. Or, le calibrage des sanctions doit rester une priorité, sans quoi l’effet coercitif attendu serait nul. Et ce, surtout lorsque l’émotion suscitée par des événements tragiques, à l’instar du conflit actuel en Ukraine, impose d’agir vite et, peut-être, trop massivement. Théoriquement les sanctions poursuivent alternativement ou cumulativement trois objectifs distincts. Les travaux conduits par le Target sanctions Consortium entre 1992 et 2012[7]. Cet épisode tragique marque un véritable point de bascule puisqu’il remet en cause la logique d’une guerre économique prétendument « zéro morts ». Limitant ce type de conséquences injustement imprévues, les sanctions ciblées permettent de « maximiser l’impact sur les entités dont on cherche à influencer le comportement, en premier lieu les autorités politiques d’un pays »[8]. Elles se matérialisent sous forme d’embargos sectoriels ou de listes de personnes morales et physiques, dont on gèlera les avoirs et saisira les biens afin de faire pression sur le régime dans son ensemble. Embargos visant l’aéronautique et le pétrole de manière très progressive, restrictions visant les marchés de capitaux ou la dette souveraine, gel d’avoir d’oligarques et membres de la Douma… les paquets de sanctions visant la Russie s’inscrivent dans une diversification normative de plus en plus calibrée et technique. Pour autant, l’Union européenne, menacée par le conflit à ses portes, n’a pas hésité à frapper large et de manière indiscriminée, quitte à atteindre de simples ressortissants russes. Dès le 28 février 2022, le Conseil de l’UE, sur proposition de la Commission, a ainsi amendé le Règlement UE 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine : il est désormais interdit, pour les établissements de crédit, d’accepter des dépôts bancaires faisant dépasser un seuil de 100 000 euros, dès lors que le client est de nationalité russe ou résident en Russie, sans titre de séjour d’un État membre de l’UE[9]. Face à des refus de crédit, des blocages de salaire ou encore des comptes bloqués, un collectif regroupant des 500 russes résidant en France prépare actuellement une plainte accusant leur établissements de crédit de discrimination bancaire[10]. Au-delà de son impact évidemment injustifié sur le peuple russe, cette mesure, appliquée de manière ferme par les banques européennes interroge quant à sa finalité et son réel effet sur le Kremlin.
Les outils dont disposent l’ONU et les différentes puissances à l’origine des sanctions sont, a priori, suffisamment nombreux pour permettre une frappe calibrée, sans dégâts collatéraux. La progressive émergence des sanctions dites « ciblées » ou « intelligentes » ont permis de contrebalancer la critique faite aux embargos généraux, au cours desquels la préoccupation humanitaire est loin d’être au cœur du système. L’Irak, visé par un embargo d’une particulière sévérité, et prolongé par l’ONU durant dix ans après la première guerre du Golfe, a ainsi été confronté à d’immenses pénuries alimentaires et médicales conduisant à la mort de près de 500 000 enfantsLe caractère incitatif et préventif des sanctions émises contre la Russie se heurte, en Europe, à des mesures de rétorsions, à un retour de l’inflation, et à des cas de contournements, que les banques, qui croulent sous des exigences réglementaires contradictoires et opérationnellement difficiles à mettre en œuvre, ne peuvent éviter. A l’heure où les grandes puissances, ne s’alignent plus sur un ordre international dépassé et impuissant, font un usage de plus en plus décomplexé et unilatéral des régimes de sanction, la menace semble paradoxalement moins crédible et les tensions s’exacerbent. Dans ce cadre, repenser la diplomatie et la gouvernance internationale semble plus que jamais nécessaire.