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Deux ans après… Les conséquences géopolitiques de l’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine
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Deux ans après… Les conséquences géopolitiques de l’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine

Par Gabrielle Robineau, 

 

L’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine a ajouté une dimension religieuse complexe à la guerre du Donbass. Il y a aujourd’hui une réelle menace d’escalade des conflits religieux en Ukraine.

L’Eglise orthodoxe d’Ukraine a été établie en janvier 2019. La revendication existait depuis les années 1990, au moins, mais est réapparue dans le contexte de la révolution de Maïdan, l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass à partir de 2014. Le refus de l’ancien président, Viktor Ianoukovytch, de signer l’accord d’association avec l’Union européenne, avait entraîné les protestations de 2014 puis, en réaction, la prise de contrôle des oblasts de Louhansk et Donetsk par les séparatistes. Le conflit armé, qui a déjà fait 13 000 morts et 1,6 million de déplacés [1], s’enlise. En octobre, l’Ukraine déclarait la mort de quatre soldats tués par des séparatistes pro-russes et la mission d’observation de l’OSCE constatait une augmentation des violations du cessez-le-feu. En septembre, des exercices militaires russo-bélarusses (« Zapad 2021 ») ont été lancés.

La seule église canonique en Ukraine était celle du patriarcat de Moscou depuis 1686, jusqu’à l’octroi du Tomos – le document officiel reconnaissant la canonicité et l’autocéphalie de l’Eglise ukrainienne – au métropolite Epiphane, désormais primat de l’Eglise ukrainienne, par le patriarche de Constantinople, Bartholomée Ier. L’ancien président ukrainien, Petro Porochenko, et le parlement ukrainien avaient sollicité le patriarcat de Constantinople pour l’octroi du Tomos à l’Eglise orthodoxe d’Ukraine depuis 2016. C’est « une nouvelle église sans Poutine (…) et sans prière pour l’armée russe » qui marque « la véritable indépendance de l’Ukraine vis-à-vis de Moscou », déclarait Petro Porochenko [2]. Ce dernier dénonçait l’utilisation de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine dépendante du patriarcat de Moscou par les dirigeants russes comme un instrument d’influence et de propagande. La religion orthodoxe est l’un des piliers de l’idéologie de « Sainte Russie » (Russkiy mir) en Ukraine – avec la langue et la culture russes – énoncés dans la stratégie de sécurité nationale de la fédération de Russie de 2015 [3]. L’Ukraine est considérée comme tombée sous l’influence de l’Occident et doit, à ce titre, être protégée de l’ingérence et de la corruption morale de l’Occident.  Il y a une forte concurrence inter-ecclésiale sur le territoire ukrainien. Les Eglises orthodoxes d’Ukraine et du patriarcat de Moscou ont toutes deux des arguments légitimes pour être l’Eglise nationale d’Ukraine. Kiev, en tant que lieu de naissance de la civilisation slave orthodoxe où fut baptisé le prince Volodymyr au Xème siècle, est revendiquée par l’Ukraine et Moscou. Une statue du prince Volodymyr fut érigée à Moscou en 2014 pour montrer la prééminence russe sur les territoires ukrainiens. La crise russo-ukrainienne s’inscrit dans un conflit de légitimité historique, religieuse et identitaire.

La première partie présente la remise en question des prétentions juridictionnelles de l’Eglise russe en Ukraine comme un facteur de recomposition territoriale. La deuxième partie analyse les répercussions stratégiques de la polarisation de la société ukrainienne autour de la question religieuse sur l’influence de la politique russe dans la région.

 

La remise en question des prétentions juridictionnelles de l’Eglise russe en Ukraine : Un facteur de recomposition territoriale

Bien que le patriarcat de Moscou dispose d’un pouvoir institutionnel plus fort, une part des fidèles plus importante se réclame de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine.

Avant 2018, sur 19 000 paroisses en Ukraine, 13 000 revenaient au patriarcat de Moscou et 6000 aux Eglises autonomes. A la fin de l’année 2018, seulement 600 paroisses ont rejoint l’Eglise d’Ukraine, et encore parfois sous la contrainte, alors que cette dernière aspirait à la reprise en main de l’ensemble des 13 000 paroisses d’Ukraine. Il y avait eu un mouvement massif de transfert de paroisses du patriarcat de Moscou au patriarcat de Kiev après le début de la guerre au Donbass en 2014, mais qui ne s’est pas poursuivi malgré la loi du gouvernement de Porochenko permettant aux communautés religieuses de changer d’affiliation juridictionnelle [4] et malgré la création de la nouvelle Eglise en 2019. L’Eglise russe s’affaiblit toutefois démographiquement dans la région. Un quart des orthodoxes d’Ukraine se revendique de l’Eglise russe, contre 58% de la nouvelle Eglise [5].

 

L’exercice de la juridiction de deux patriarcats sur un même territoire national 

L’Eglise orthodoxe du patriarcat de Moscou (EOU-PM) est traditionnellement la plus représentée dans les régions du Centre, du Nord-Ouest, du Sud et de l’Est de l’Ukraine. Les anciennes Eglises nationales orthodoxes indépendantes – l’Eglise orthodoxe du patriarcat de Kiev (EOU-PK) et l’Eglise autocéphale (EAOU) – sont représentées à l’Ouest de l’Ukraine. Les changements d’obédience du patriarcat de Moscou à la nouvelle Eglise ont lieu surtout dans les régions occidentales de Volyn, Rivne et Jytomyr, et correspondent à la cartographie des fiefs politico-religieux d’avant 2019 [6]. La perte des diocèses ukrainiens entraîne la perte de revenus financiers pour le patriarcat de Moscou [7]. L’Eglise russe dénonce des persécutions et des restrictions à la liberté religieuse par des organisations nationalistes et d’extrême-droite, qui seraient accompagnées de représentants de l’administration et de la police locales, ainsi que des convocations des prêtres de l’EOU-PM par le service de sécurité ukrainien (SBU). 150 procédures de contestation contre les transferts de paroisses jugés illégaux ont été lancées depuis 2019 [8], notamment dans la région de Vinnitsa qui est devenue un épicentre de cette lutte larvée. L’Eglise russe a publié un recensement des attaques prétendues [9] et une carte interactive des transferts forcés de paroisses [10]. Ceci n’est presque pas rapporté par la presse occidentale.

 

Un risque de disparition du concept spirituel et géopolitique du Russkiy mir

L’autocéphalie signifie la perte de possibilité d’intégrer l’Ukraine au sein de cet espace transnational sous domination russe. Ceci pose la question du prétexte sécuritaire de la protection des orthodoxes au même titre que des russophones, étant donné la centralité de la composante religieuse du Russkiy mir. Il n’y a néanmoins pas de cohésion entre Poutine et le patriarche de Moscou, Kirill, sur la question ukrainienne [11]. Ce dernier a boycotté la cérémonie de rattachement de la Crimée et fait preuve de retrait quant à la guerre en Ukraine, même s’il avait prononcé un discours dénonçant les persécutions des paroisses de l’Eglise russe en Ukraine face aux secrétaires généraux de l’ONU et de l’OSCE en décembre 2018 et qualifiait l’autocéphalie ukrainienne de « crime » lors d’une interview pour la chaîne de télévision Russia en janvier 2021 [12]. L’Eglise indépendante d’Ukraine promeut l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN. Ceci empêche toute forme d’intégration militaire et économique à la communauté des Etats indépendants (CEI), donc à l’espace eurasien et post-soviétique.

 

La polarisation de la société ukrainienne autour de la question religieuse [13] : Des répercussions stratégiques sur l’influence de la politique russe dans la région

Une refondation de l’identité nationale ukrainienne depuis la révolution EuroMaïdan [14]

Ceci se manifeste notamment par une politique linguistique d’ukrainisation, marquant un clivage linguistique entre ukrainophones et russophones et un clivage géographique entre l’Est et l’Ouest. L’autocéphalie est un indicateur du développement de l’ukrainité à travers le religieux ; la désunion spirituelle est synonyme de désunion nationale. C’est l’ukrainien qui est utilisé dans les célébrations religieuses par l’Eglise d’Ukraine, contrairement au slavon par l’Eglise russe. Cette distinction est importante dans les pratiques religieuses locales. L’autocéphalie est donc un marqueur de souveraineté territoriale, d’indépendance et d’identité distincte. La Russie, quant à elle, souligne une histoire, une culture et une tradition religieuses communes. Beaucoup d’Ukrainiens refusent un lien politique ou religieux avec le pays considéré comme agresseur. Avant 2018, les enquêtes montraient une indifférence des Ukrainiens par rapport au rattachement juridictionnel [15]. Les Ukrainiens étaient majoritairement attachés à l’Eglise russe car c’était l’Eglise canonique, mais Maïdan et la guerre à l’Est ont fait des appartenances ecclésiastiques des marqueurs d’identité.

 

L’Eglise et l’identité religieuse : De nouveaux facteurs de division dans le conflit du Donbass

Il y a une intensification de la mobilisation en fonction de l’appartenance ecclésiastique depuis 2019 [16]. De la même manière que des églises ou des organisations religieuses de Kiev soutenaient le mouvement Maïdan en 2014, le conseil pan-ukrainien des églises et des organisations religieuses a appelé les civils à se défendre contre les séparatistes du Donbass [17]. L’absence de dénonciation des prêtres affiliés à l’EOU-PM du soutien militaire russe par l’envoi de mercenaires – au même titre que l’EOU-PM avait soutenu la stratégie de Poutine de l’alliance orientale en 2013 – est un argument pour les fidèles de rattachement à l’Eglise autocéphale, notamment pour les anciens combattants. Les conflits se déclinent à l’échelle locale car les fidèles et le clergé de l’EOU-PM sont interdits de recevoir les sacrements et de célébrer les liturgies communes avec l’Eglise d’Ukraine.

 

Les acteurs religieux jouent un rôle dans le conflit, à la fois pour la paix ou l’alimentation du conflit.

Les bâtiments religieux du Donbass, qui auraient pu être utilisés comme des points d’appui, ont été détruits par l’armée ukrainienne pour affaiblir la capacité de manœuvre du district militaire Ouest [18], comme à Troitske [19]. Des prêtres de l’EOU-PM dénoncent des menaces, des violences physiques pour forcer des gens à se convertir dans les régions contrôlées par le gouvernement [20]. La région du Donbass a demandé à toutes les organisations religieuses, sauf à l’EOU-PM, de se soumettre à une évaluation et à un réenregistrement. Ces pratiques discriminatoires suscitent l’inquiétude de la mission spéciale de surveillance de l’OSCE et du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. A Shchastya [21], près de la ligne de front, l’armée ukrainienne a créé un corps officiel d’aumôniers militaires qui vont bénir les soldats. Les deux Eglises apportent du soutien humanitaire dans les régions affectées [22]. Des stratégies individuelles et clandestines de navettes entre les communautés se développent. Il y a toutefois un risque quant à la préservation de la catégorisation neutre du fait de la croissance de la considération des appartenances ecclésiastiques comme des marqueurs de soutien aux acteurs dans le conflit du Donbass.

 

 

 

La nouvelle Eglise d’Ukraine rencontre un problème de légitimation, sur la scène locale et sur la scène internationale. Elle est affaiblie en raison de la perte du soutien politique depuis l’élection de Volodymyr Zelensky en 2019, des dissensions internes depuis le retrait du patriarche Philarète de l’union des orthodoxes d’Ukraine en juin 2019 et de l’absence de reconnaissance unanime des autres églises autocéphales. Il y a également une différence entre les institutions d’Etat et les préférences confessionnelles locales qui dépendent davantage des traditions ou de la personnalité du prêtre que du rattachement juridictionnel [23]. Ce sont plutôt des populations ciblées qui en font un enjeu important, comme les anciens combattants et les nationalistes. Ceci traduit un manque de prise en compte des réalités locales par les acteurs institutionnels du conflit.

Le conflit en Ukraine n’est pas uniquement territorial. Il faut prendre en compte sa dimension religieuse, afin d’éviter que les problèmes d’institutions religieuses et les appartenances ecclésiastiques ne se politisent encore plus.

 

 

[1] Cora Alder, Palwasha Kakar, Leslie Minney, “Ukraine : La dimension religieuse du conflit », Center for Security Studies (CSS), No. 259, Mars 2020

[2] Discours du Président Petro Porochenko du 15 décembre 2018, à l’issue du Concile

[3] Russian National Security Strategy, December 2015, Translation approved by Russian Federation Presidential Edict 683 dated 31 December 2015 : file:///C:/Users/GABRIE~1/AppData/Local/Temp/Russian-National-Security-Strategy-31Dec2015.pdf

[4] Nicolas Kazarian, « L’Eglise orthodoxe d’Ukraine : Les enjeux d’une indépendance ecclésiale », Diplomatie, N°100, « Le monde en 2050 », 2019

[5] Fabrice Deprez, Correspondant à Vinnitsa, « En Ukraine, le conflit religieux prend un tour judiciaire », La Croix, 14/08/2020

[6] Natalka Boyko, Kathy Rousselet, « Les Eglises ukrainiennes, entre Rome, Moscou et Constantinople », Le courrier des pays de l’Est, 2004

[7] Maxime Audinet, Tatiana Kastouéva-Jean, « L’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe ukrainienn et ses conséquences politiques », Centre de recherches internationales, Sciences Po, Paris

[8] Fabrice Deprez, Correspondant à Vinnitsa, « En Ukraine, le conflit religieux prend un tour judiciaire », La Croix, 14/08/2020

[9] Page Facebook du Ministère russe des affaires étrangères, « Sur les persécutions du clergé et des fidèles de l’Église orthodoxe ukrainienne »

[10] “Карта захоплень парафій УПЦ” (Carte des saisies des paroisses UOC) – Google My Maps

[11] Constance Legrand, « L’élection présidentielle, à l’ombre de l’Eglise », Observatoire Pharos, 26/06/2019

[12] « L’échiquier mondial. Eglise orthodoxe : Vers un schisme religieux et politique », RT France, 02/2021

[13] Cora Alder, Palwasha Kakar, Leslie Minney, “Ukraine : La dimension religieuse du conflit », Center for Security Studies (CSS), No. 259, Mars 2020

[14] Maxime Audinet, Tatiana Kastouéva-Jean, « L’autocéphalie de l’Eglise orthodoxe ukrainienne et                           ses conséquences politiques », Centre de recherches internationales, Sciences Po, Paris

[15] « Eglise ukrainienne : Vers un schisme orthodoxe ? », RTS – Radio Télévision Suisse, 04/2019

[16] Cora Alder, Palwasha Kakar, Leslie Minney, “Ukraine : La dimension religieuse du conflit », Center for Security Studies (CSS), No. 259, Mars 2020

[17] « Liberté religieuse dans le monde », Ukraine, Rapport 2021, Aid to the church in need, ACN International

[18] Ivo Paparella, “Ukraine, Russie, Eglises orthodoxes : Enjeux géopolitiques », Revue de défense nationale, No.1036, Septembre 2018

[19] « Eglise ukrainienne : Vers un schisme orthodoxe ? », RTS – Radio Télévision Suisse, 04/2019

[20] Elena Chinkova, « Constantinople a levé l’anathème de la tête des schismatiques ukrainiens Filaret : L’Ukraine attend-elle désormais une guerre de religion ? », Комсомольская правда (Komsomolskaia Pravda), 11/10/2018

[21] « Eglise ukrainienne : Vers un schisme orthodoxe ? », RTS – Radio Télévision Suisse, 04/2019

[22] Communiqué de la délégation du COEU en Ukraine, Oikoumene, Conseil œcuménique des églises, 20/06/2015

[23] Galyna Bondarenko, « L’Église, facteur d’évolution ethnoculturelle du peuple ukrainien au XXème siècle », Ethnologie française, Vol. 34, No. 2, 2004

 

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