La Chine est en guerre : son Armée populaire de libération (APL) mène face à Taiwan la doctrine des Trois Guerres – guerre de l’opinion publique, guerre psychologique et guerre du droit – qui sont vouées à précéder un éventuel conflit conventionnel[1]. Ces guerres sont notamment menées contre les « indépendantistes » taïwanais, considérés par le Parti Communiste Chinois comme l’un des « cinq poisons » de la Chine [2]. Si l’objectif de Pékin est de procéder à la réunification sans faire usage de la force, elle est arrivée à un stade où l’usage de l’outil militaire est envisageable et ce même si Xi Jinping prône régulièrement une posture pacifique[3]. Selon un rapport de l’IRSEM sur l’influence chinoise sorti en octobre 2021[4], au sujet de Taiwan, la Chine est à un moment machiavélien où « il est plus sûr d’être craint que d’être aimé »[5]. En effet les différentes tentatives chinoises pour permettre une réunification pacifique n’ont pas fonctionné, ce qui explique la multiplication des menaces de la part du PCC ; d’autant que les moyens militaires de la Chine croissent et embellissent, comme en témoigne la montée en puissance exponentielle de sa Marine ces dernières années. Or lors de récentes déclarations en réaction à des passages répétés d’avions chinois dans l’espace aérien taiwanais, Joe Biden a renouvelé son soutien à l’île de 23 millions d’habitants ce qui, couplé à l’aveu de la présence de soldats américains sur Taïwan, a ravivé les tensions autour de la position américaine face à l’idée d’une seule Chine revendiquée par la RPC. Outre cet aspect déclaratoire de la politique américaine, la portée de la garantie américaine sur Taïwan pose question. En effet, s’ils reconnaissent la seule RPC depuis 1978, les Etats Unis se sont engagés, à travers le Taiwan relation Act de 1979, à fournir à Taïwan de quoi assurer sa défense tout en entretenant des relations informelles avec l’île, ce qui constitue une ambiguïté stratégique. La situation est donc relativement inextricable : ne pas soutenir Taïwan signifierait contrevenir aux engagements affirmés haut et fort par le président Biden, ou tout du moins à la manière dont les Taiwanais se représentent cet engagement. Deux questions se posent ici : la première concerne la portée de la garantie apportée par les États-Unis à l’île de Formose ; la seconde est de savoir à quel point la garantie américaine dissuadera l’armée chinoise d’intervenir dans une zone qu’elle considère comme son pré carré. Cette double interrogation semble poser à nouveau la question du containment, dont Henry Kissinger fait l’un des paradigmes principaux de la diplomatie américaine non seulement durant la guerre froide, mais après qu’elle eut pris fin. Déjà en 1950, l’attaque de Kim Il Sung sur la Corée du Sud n’avait été soutenue par Staline que parce que ce dernier ne croyait pas à la possibilité d’une intervention américaine ; déjà en 1950, les Etats-Unis étaient finalement intervenus, non parce que le théâtre coréen était prioritaire à leurs yeux, mais pour montrer au monde la valeur de leur alliance et de leur réassurance. Se pose ainsi pour Taïwan le même dilemme qui se posait pour la Corée : faut-il s’engager dans une lutte de haute intensité pour un pays périphérique ? Si Truman avait répondu oui de manière inattendue en 1950, Biden aura-t-il la même réponse et mettra-t-il fin à cette ambiguïté stratégique ? Du reste, durant la Guerre froide, les stratégies du containment se fondaient sur une vision maximaliste des tendances expansionnistes de l’adversaire soviétique ; de même l’insistance nouvelle sur la doctrine militaire de l’amiral Liu Huaqing selon laquelle la conquête de Taïwan ne serait qu’une étape dans le contrôle total de la mer de Chine et dans le développement d’une marine globale accentue le parallélisme avec le containment[6]. L’adoption par les Etats-Unis d’une politique de containment face à la Chine s’expliquerait alors de deux façons. D’une part, cela pourrait être une occasion de dépasser le souvenir du fiasco afghan de l’été dernier sur le plan symbolique. D’autre part sur le plan stratégique cela participerait à la sécurisation des ressources et des routes maritimes en mer de Chine tout en contrecarrant la puissance grandissante de Pékin dans une perspective de réalignement de la puissance américaine face à la Chine. Mais les Etats Unis ont-ils réellement les moyens de leur messianisme face à une Chine qui pourrait sacrifier autant que nécessaire pour ce qu’elle considère être une de ses provinces ? En effet, et c’est une différence majeure avec la guerre de Corée, elle n’a rien à perdre sur ce terrain-là : réunifier, que cela soit pacifiquement ou militairement, lui permettrait de renforcer le statut qu’elle cherche à acquérir d’ici 2049 pour le centenaire de la RPC, celui de puissance globale, mais surtout de réparer ce qu’elle considère comme un outrage à son unité depuis 1949. En outre, sur le plan de la politique intérieure, la réunification assurerait au PCC un prestige certain face au modèle occidental. En somme, pour la Chine la situation est bien différente : il ne s’agit pas d’un conflit périphérique comme pouvait l’être la Corée mais bien d’un enjeu de souveraineté. De plus il semble que c’est bien elle qui a la main ici, les Etats-Unis étant réduits à une doctrine défensive. Une telle posture défensive, laissant l’initiative à l’adversaire, fut justement, selon Walter Lippmann, la limite principale de la doctrine du containment[7]. Les Etats de l’OTAN, dans la perspective d’un tel conflit, seraient pris entre le marteau et l’enclume. D’une part certains pays européens, Allemagne puis France en tête, auraient intérêt pour l’équilibre de leur commerce extérieur à maintenir les relations les plus cordiales possibles avec la Chine – sans pour autant montrer de naïveté à son endroit. D’autre part, la possibilité d’un conflit entre les deux – désormais – grands ne laisserait aux membres européens de l’OTAN qu’une voie étroite vers la neutralité. Le nœud gordien taïwanais est ainsi : beaucoup de questions, peu de réponses. Si l’Europe occidentale se départit de son idéalisme dans une perspective certes cynique mais prudente, ainsi qu’elle a pu le faire il y a peu pour Hong-Kong, après l’avoir fait pour Prague (1948), ou Budapest (1956), comment doit-elle réagir en cas d’un conflit à haute intensité entre Etats-Unis et Chine ? Le containment se voulait mondial mais n’intervint pas en Europe Orientale, qui était implicitement considérée comme une sphère d’influence de l’URSS. De même le champ d’action de l’OTAN qui se veut mondial irait-il jusqu’à intervenir à Taïwan, implicitement jugée comme une zone d’influence de la Chine ? L’idéalisme que semble prôner le containment pourrait ici, à nouveau, être le masque d’un réalisme bien compris…