Agrégé d’histoire
Si une telle évolution conceptuelle suscite peu de débats, les réorganisations qu’elle implique pour l’appareil de sécurité français sont difficiles à appréhender. Dès l’aube de la Vème République en effet, l’ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation de la défense intégrait déjà, pour la première fois, des composantes de défense civile. La défense nationale, disait son préambule, a « pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population ». Elle subsumait donc la défense armée, mais aussi la défense civile et la défense économique. Avec cette ordonnance, la défense cessait d’être la seule affaire du temps de guerre ; elle cessait en même temps, théoriquement du moins, d’être confiée au seul appareil militaire, en ce qu’elle relevait aussi des ministères de l’Intérieur et des Affaires économiques. Malgré cette ordonnance, le gouvernement comme le législateur se sont longtemps refusés, comme le relevait en 2011 Frédéric Coste, à mettre en place de véritables dispositifs de défense civile et économique directement reliés à l’ordonnance de 1959[3]. Pour autant, la notion de sécurité nationale apparaissait en puissance dans cette ordonnance avant d’être promue en acte par les stratèges et les juristes.
Ce ne fut néanmoins pas tant durant la Guerre froide qu’à l’aube de la « guerre contre le terrorisme » que l’appareil d’État français institua le concept de sécurité nationale : en 2002 fut ainsi rédigée, sous l’autorité du Chef d’état-major des Armées, une note visant à faire converger les impératifs de la défense extérieure et ceux de la sécurité intérieure. Dans le sillage de ces réflexions, les Livres blancs sur la défense nationale (1972, 1994), furent renommés Livres blancs sur la défense et la sécurité nationale (2008, 2013). Ces évolutions stratégiques ont eu d’importantes conséquences institutionnelles : deux instances ont notamment émergé au cours de la dernière décennie. Premièrement, en 2009, le Conseil de Défense et de Sécurité nationale a remplacé le Conseil de Défense nationale ; présidé par le président de la République, il rassemble le Premier ministre, les ministres de la Défense, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de l’Économie et du Budget et traite de l’ensemble des questions de défense et de sécurité, sans qu’une véritable distinction entre sécurité intérieure et sécurité extérieure y soit appliquée. Ce conseil, à l’origine pluriannuel, fut rendu hebdomadaire après l’attentat de Nice du 14 juillet 2016. Il se distingue nettement du National Security Council américain dans la mesure où la politique de sécurité nationale ne relève pas d’un conseiller du président prévu à cet effet, mais directement du président de la République. Deuxièmement, à Matignon, le Secrétariat général à la Défense nationale (SGDN) devint en janvier 2010 le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN).
Avec ces deux instances, la sécurité nationale, auparavant presque absente des stratégies de défense, se trouve aujourd’hui placée au centre d’une lumière crue ; plus encore, sous la plume de certains penseurs, elle en vient souvent à devancer la défense militaire, à la faveur d’une réflexion sur les intérêts fondamentaux de la nation. Bien souvent en effet, les stratèges commencent par définir une série de moyens pour garantir l’existence, le bien-être et la prospérité de la nation : l’utilisation des forces armées n’est alors que l’un des moyens, parmi tant d’autres, de la préservation l’intérêt national[4].
À menaces nouvelles donc, nouvelle organisation de la défense et de la sécurité nationale. Cette réorganisation soulève néanmoins plusieurs interrogations. D’abord, le concept de sécurité nationale, défini par les juristes comme « une dimension de l’intérêt général qui justifie la mise en œuvre par le pouvoir exécutif de prérogatives spéciales, entrainant des limitations à l’exercice des libertés publiques[5] », est bien plus large que celui de défense nationale et peut s’appliquer à l’ensemble des champs de la vie sociale. Partant, sa relative indéfinition pose plusieurs questions, à commencer par celle de son efficacité : l’adoption du concept stratégique de « sécurité nationale » demande en effet à réallouer certains moyens militaires ou de renseignement vers la défense civile économique, comme l’ont fait après 1991 les Américains. Plusieurs spécialistes pointent néanmoins l’inefficacité du dispositif français en matière d’intelligence économique, faute de moyens, mais aussi faute de culture de la sécurité nationale dans les services économiques de l’administration comme dans les entreprises[6]. L’annonce en octobre 2021 de la montée du fonds d’investissement In Q Tel, contrôlé par la CIA, au capital de la start-up stratégique française Prophesee a ravivé les inquiétudes en la matière.
Le concept interroge deuxièmement la place nouvelle de l’outil militaire dans l’architecture de sécurité, pour répondre à la menace terroriste sur le sol national. L’opération Sentinelle, qui a mobilisé depuis 2015 un dixième des effectifs de l’armée de terre, a mis en lumière cette ambiguïté. Si la mobilisation des militaires dans un cadre antiterroriste naît en 1978 avec la mission Pirate, rebaptisée Vigipirate en 1991, le rôle des forces armées pour assurer la sécurité intérieure n’a depuis cessé de croître ; plus encore, les missions de sécurité intérieure en viennent désormais à constituer une part importante de l’engagement de l’armée de terre. Ce sont alors les doctrines d’emploi de l’outil militaire sur le sol national qui évoluent ; en même temps, les méthodes de coopération des forces armées avec le pouvoir judiciaire – en charge des enquêtes antiterroristes – d’une part, et les forces de police d’autre part, doivent être repensées[7].
Mais la sécurité nationale pose enfin une question très profonde à la vie démocratique : dans la mesure où ce concept ne saurait être objectivé et défini de manière limitative, il risque de créer, en matière de libertés publiques, « une normalisation de l’exception »[8]. L’installation de la menace terroriste ne doit en effet pas conduire à la normalisation de l’urgence. Si, comme le dit l’adage, necessitas legem non habet (nécessité n’a point de loi), il est crucial de préserver le droit du règne de la nécessité, donc d’instituer un cadre juridique nouveau qui puisse éviter des recours trop fréquents à l’état d’exception ; c’est d’ailleurs ce que recommande le conseil d’État dans son étude annuelle 2021[9]. En effet, comme le relève cette étude, l’un des intérêts majeurs de la proclamation de l’état d’urgence est de mobiliser la nation en cas de crise grave ; ce levier deviendrait toutefois caduc en cas de banalisation de l’état d’exception. Au bilan, la notion de sécurité nationale est indispensable pour répondre à des menaces en constante évolution ; mais il est nécessaire de s’en saisir pleinement d’une part, et d’approfondir d’autre part le cadre juridique auquel elle donne lieu. Sans cela, ce concept foisonnant pourrait devenir le masque d’une pérennisation de l’état d’exception…