Par Adrien Mauger,
Domaine moins investi par les traitement médiatique européen que celui de l’Iran pour ce qui est des enjeux atomiques[1], l’Indopacifique constitue pour autant la région où les risques de prolifération et d’escalade nucléaire sont les plus grands. Si l’on définit cette zone, à la suite du géographe allemand Karl Haushofer qui fut le premier à la conceptualiser dans les années 1920, comme « s’étendant de la bouche de l’Indus à celle de l’Amour et comprenant à la fois le littoral sud-asiatique et les montagnes des confins centrasiatiques »[2], en y intégrant par ailleurs les golfes d’Aden et d’Oman, les extrémités polynésiennes ainsi que la côte orientale de l’Afrique, l’Indopacifique compte de nombreuses puissances nucléaires : dans cette acception, la Chine, l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord font partie de cet ensemble géographique, réactualisé dans son concept par le Japon dans les années 2000 puis formulé par le Livre blanc australien sur la défense en 2013. La région compte également des Etats cherchant à se procurer des armes nucléaires, tels que l’Iran voire l’Arabie saoudite ; d’autres puissances comme l’archipel nippon, la Corée du Sud et Taïwan, qualifiés « d’Etats du seuil », disposant des capacités technologiques nécessaires à la production d’armements nucléaires[3] sans toutefois s’y être effectivement attelés. Les enjeux de cette prolifération sont d’autant plus grands que, ainsi que le formulait Karl Haushofer dès 1924, la région abrite « les deux plus vastes concentrations humaines dont le monde ait jamais été témoin[4]. »
Paradoxalement, l’Indopacifique est également la région du monde la plus à la proue de la campagne internationale en faveur du désarmement nucléaire et de réparations pour les conséquences des essais nucléaires réalisés dans la zone. L’adoption du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), voté à l’Assemblée générale des Nations unies le 7 juillet 2017, doit en effet beaucoup à la mobilisation de pays de la région : parmi les 51 signataires à ce stade, 13 Etats sont compris dans la zone[5]. Les Etats non dotés de l’ASEAN se sont engagés à maintenir une « zone exempte d’armes nucléaires » (ZEAN), concept reconnu par les Nations Unies en 1975 : ils s’interdisent la production, la possession et l’utilisation de telles armes par le traité de Bangkok, ratifié par les dix Etats-membres en 1997. A ce titre, la Malaisie s’est émue de la prolifération à laquelle pourrait conduire l’annonce du partenariat tripartite américano-australo-britannique « AUKUS » le 15 septembre, à proximité immédiate de la zone ASEAN[6]. Les Etats du Pacifique se coordonnent par ailleurs avec une efficacité croissante afin d’exiger des réparations pour les conséquences des essais nucléaires. L’Indopacifique a en effet été marquée par de nombreux essais nucléaires, d’une part ceux menés par des Etats sur leur territoire (Inde, Pakistan, Corée du Nord), d’autre part ceux pratiqués par les Etats occidentaux sur leurs territoires ultramarins, responsables à eux seuls de près de 300 essais nucléaires. Iles Marshall, Ile Christmas, Kiribati, atoll de Mururoa et atoll de Fangataufa en Polynésie française furent autant de sites privilégiés d’essais pour les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France. La récente publication de l’ouvrage Toxique, rendant compte d’une enquête réalisée par l’ONG Disclose sur les conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires en Polynésie, a donné une certaine visibilité à ce sujet[7].
Permanences et mutations des doctrines nucléaires depuis les premiers essais
Dans l’Indopacifique, en particulier en Asie, l’opacité des postures nucléaires se conjugue avec le manque de transparence en matière d’arsenaux et de programmes de modernisation. Le flou des doctrines est à l’image de l’incertain « non-emploi en premier » (no first use ; NFU) formulé par la Chine et par l’Inde.
La doctrine de non-emploi en premier indienne a été largement discutée depuis l’accession au pouvoir du parti nationaliste hindou BJP (Bharatiya Janata Party) en 2014[8]. Le programme électoral du Parti prévoyait « d’étudier en détail la doctrine nucléaire indienne, de la revoir, l’adapter et la mettre en adéquation avec les défis actuels »[9]. Avant même que New Delhi ne reconnaisse la possession d’armes nucléaires au moment des essais massifs réalisés en 1998[10], la définition de cette posture de non-emploi en premier — adoptée dès 1999 dans la Draft Doctrine, reprise en 2003 dans la Revised Doctrine[11], non révisée depuis lors — a divisé les stratèges indiens, entre ceux partisans du « laisser toutes les options ouvertes », et ceux refusant l’éventualité de frapper en premier et soucieux de singulariser une Inde responsable d’un Pakistan inconscient et proliférant. Cet héritage, entretenu par les épigones de Nehru, est de plus en plus contesté, notamment au motif que les autorités pakistanaises jugeraient cette politique peu crédible[12], ou encore en raison de craintes que New Delhi ne soit pas opérationnellement en mesure d’assurer une seconde frappe, bien que sa composante navale se développe progressivement à travers un programme de SNLE[13]. Derrière ces querelles doctrinaires se trouvent des enjeux politiques : les essais nucléaires de 1998 trouvaient déjà leur origine dans la tenue consécutive d’élections générales ; et le parti BJP mobilise de manière générale le sentiment nationaliste à des fins électorales[14]. Au niveau diplomatique, l’Inde peut ainsi se présenter comme un Etat responsable[15], se distinguant à cet égard du Pakistan qui a joué un rôle conséquent dans la prolifération en direction de la Corée du Nord et de l’Iran, voire de la Libye, via le réseau d’Abdul Qadeer Khan[16]. Cette modération rend plus acceptable sa non-ratification du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) ; une tempérance qui n’est pas sans lien avec l’accord nucléaire indo-américain conclu en 2008, par lequel Washington s’est engagée à aider New Delhi à améliorer sa technologie nucléaire civile.
A l’inverse de l’Inde, le Pakistan n’a pas adopté la doctrine de non-emploi en premier, mais une stratégie totalement opposée de dissuasion fondée sur un spectre complet (full-spectrum deterrence), assumant le recours à une utilisation de l’arme nucléaire en premier pour prévenir l’advenue de conflits conventionnels ou en réponse à une agression[17]. Comme l’exprimait en 2001 Khalid Kidwai, directeur de la Strategic Plans Division : « les armes nucléaires sont pointées seulement vers l’Inde[18]. » Parmi les motivations d’Islamabad d’acquérir la Bombe, figuraient notamment sa volonté de préserver l’équilibre régional et son projet d’attirer l’attention sur le Cachemire. Pour la puissance régionale indienne, l’arsenal nucléaire confère prestige et rang, à l’image de ce qui motive l’Iran à se doter de telles capacités, et constitue un instrument précieux face à la dissuasion chinoise — une des principales raisons pour lesquelles New Delhi s’est dotée de l’arme nucléaire[19].
L’asymétrie des doctrines indienne et pakistanaise – qui se rejoignent toutefois dans la non-ratification du TNP et du TICE (Traité d’interdiction complète des essais nucléaires) – contraste avec les similitudes que l’on peut trouver entre les postures indienne et chinoise. New Delhi et Pékin ont ainsi travaillé en commun en 2014 pour appeler à l’ouverture de négociations sur l’adoption d’une convention de NFU au niveau global. Pour saisir les enjeux de la doctrine chinoise, il est nécessaire de remonter à l’époque de la guerre de Corée : si le Grand Timonier, Mao Zedong, déclarait que la Bombe était un « tigre de papier », Pékin put toutefois en saisir l’importance stratégique lorsque l’U.S. Navy déploya en 1954 des bâtiments porteurs d’armes nucléaires en mer de Chine, en soutien à Taïwan. Moscou semblant alors peu disposée à assumer le rôle de parapluie nucléaire, signant cependant deux accords bilatéraux pour transfert de technologies en 1955, la République populaire lança en cette même année un programme conclu par les explosions d’une bombe A en 1964 et d’une bombe H en 1967. A la différence des autres Etats possesseurs, aucune ogive chinoise n’est déployée, c’est-à-dire placée en permanence sur missile ou sous-marin ; la Chine s’en tient officiellement à sa doctrine de « frapper en second »[20]. Depuis son premier essai, Pékin s’est engagée à faire une utilisation purement défensive de la Bombe[21], se refusant par ailleurs absolument à l’employer contre des Etats non-possesseurs. Un autre élément essentiel de la doctrine chinoise s’attache au niveau de suffisance de l’arsenal nucléaire (nuclear sufficiency), autrement dit le niveau de dissuasion minimale (minimum deterrence), défini par la capacité à survivre à une première frappe ennemie et à être en mesure de lancer une contre-attaque efficace[22]. Le projet d’édification d’une force qui soit « maigre et efficace » a été formulé pour la première fois dans le Livre blanc de défense chinois de 2006[23]. Auparavant, Zhou Enlai, premier ministre de 1949 à 1976, appelait déjà de ses vœux une force nucléaire qui ne serait « pas démesurément grande[24]. » Sa vision lui a survécu et les documents officiels contemporains mettent en avant la taille modeste de l’arsenal chinois, de même que l’engagement national à éviter une course aux armements. Active dans la promotion de sa posture, la Chine a tenté d’imposer son concept aux quatre Etats siégeant au Conseil de sécurité des Nations unies, en les invitant en 1994 à Pékin pour discuter d’un traité du « non-emploi en premier », avant de transmettre au secrétaire général des Nations unies, en 1995, une déclaration présentant ce même principe, repris dans son Livre blanc de 1998. La déclaration indiquait en prime que la Chine promouvait l’interdiction des armes nucléaires. Se positionnant comme l’avocat des pays voulant se doter de la technologie civile, Pékin a ratifié le TNP en 1992 mais, ayant continué de mener des essais tardivement, n’a pas ratifié le TICE et participe de la campagne menée contre son entrée en vigueur.
La doctrine chinoise n’est pas exempte de contradictions : si, dans les discours, elle n’identifie pas d’ennemi désigné, elle reconnaît cependant que la constitution d’un arsenal nucléaire trouve sa source dans la menace constituée par les Etats-Unis. La Chine est assurément préoccupée par la stratégie américaine dans la région, notamment par la possibilité d’une frappe préemptive et désarmante. Les autorités chinoises ont été partiellement rassurées par la Nuclear Posture Review (NPR) publiée en 2010 par l’administration Obama ; moins par la NPR de 2018, qui visait à accroître la crédibilité de la dissuasion américaine. Une étude fouillée de la RAND Corporation a interrogé l’avenir des concepts-clés de la doctrine chinoise[25]. Si les auteurs jugent probable la continuité de la doctrine chinoise, par la permanence de ses principes fondamentaux de non-emploi en premier (NFU) et de dissuasion minimale, ils s’inquiètent cependant d’un glissement de la notion de NFU, notant que de nombreux officiels l’ont récemment remise en question, évoquant la possibilité d’une frappe préventive en cas de menace des intérêts ultimes de la République populaire. Une telle intervention serait notamment permise par la montée en gamme de l’arsenal. Le seuil de déclenchement d’une éventuelle frappe de riposte reste par ailleurs flou, et l’éventuel développement d’une composante nucléaire aérienne demeure un point d’interrogation. Au sujet des relations avec l’Inde, les auteurs considèrent que l’amélioration apparente des relations bilatérales voile en réalité une intense compétition stratégique, fondée sur l’asymétrie des deux puissances séparées par la chaîne himalayenne, qui inquiète plus New Delhi que Pékin. En matière nucléaire, la plupart des stratèges chinois seraient en effet focalisés sur les Etats-Unis et la Russie, à un moindre niveau sur la Corée du Nord et la mer de Chine du Sud, délaissant quelque peu les enjeux d’Asie du Sud[26].
L’alliance AUKUS, facteur de prolifération et de redéfinition des doctrines
L’annonce de l’alliance AUKUS marque une nouvelle étape dans la rivalité sino-américaine. La stratégie du Département d’Etat s’éloigne de la « competition without catastrophe », selon le titre d’un article à valeur programmatique paru en 2019 dans Foreign Affairs, cosigné par Jake Sullivan, qui n’était pas encore conseiller à la sécurité nationale[27]. Loin de témoigner d’une aversion au risque, la livraison sans précédent de sous-marins à propulsion nucléaire dans un pays dépourvu de filière constitue de fait une attitude éminemment risquée vis-à-vis de Pékin. Cette vente s’inscrit dans un contexte de prolifération (Téhéran, Pyongyang), alors que New Delhi et Séoul ont enjoint Washington d’accéder à leur demande de livraison de SNLE. Les Etats-Unis ont ainsi ouvert des débats houleux avec leurs alliés et fourni une occasion à la Chine de mettre en avant son exemplarité, entachant la crédibilité du combat mené par les Américains contre la prolifération. Dans la continuité de la Nuclear Posture Review de 2018 qui relègue au second plan l’enjeu de désarmement, l’administration Biden a fait primer d’autres considérations au détriment de son engagement contre la prolifération.
Quel motif Washington pourrait-il à présent opposer à un partenaire pour lui refuser l’octroi d’armes livrées à un autre allié ? La Corée du Sud fait partie des « Etats du seuil », côtoyant à ce titre le Japon et Taïwan dans l’Indopacifique ; elle développe un sous-marin lanceur d’engins ainsi que des missiles de longue portée et envisage la nucléarisation de ces vecteurs, par l’introduction d’armements américains ou par le développement de capacités nationales. Cette option connaît de nouvelles faveurs depuis l’annonce du partenariat AUKUS[28]. Elle est plus largement motivée par l’inquiétude des pays dont la sécurité repose sur la promesse d’intervention américaine en cas d’agression et qui ont été témoins du retrait des Etats-Unis d’Afghanistan. Les interrogations quant à la propension des Etats-Unis à venir en aide à ses alliés mis en difficulté — en particulier ceux qui négligeraient leur effort de défense, à l’image de l’Afghanistan —, nourries par les déclarations du président Trump à l’égard de l’article 5 de « défense collective » du Traité de l’Atlantique nord[29], pourraient conduire à une popularisation de l’option nucléaire dans l’Indopacifique, dont l’équilibre précaire repose notamment sur la garantie d’un soutien américain à ses alliés en cas de prédation chinoise. Il s’avère que les réflexions sud-coréennes relatives à la constitution d’un programme nucléaire militaire étaient déjà nées, dans les années 1970, d’un comportement américain jugé inquiétant, lorsque le commandement des Etats-Unis décida le retrait de la majorité de ses troupes stationnées en Corée du Sud. Cette décision motiva le lancement d’un programme militaire nucléaire, annoncé par le président Park Chung Hee en 1975. Le projet fut cependant avorté sous la pression américaine et Séoul ratifia le TNP en avril 1975. Jean-Vincent Brisset rapporte cependant la poursuite de recherches scientifiques en ce sens jusque dans les années 1980, de même que des coopérations avec des Etats « poursuivant des programmes clandestins » (Israël, Afrique du Sud)[30].
Il apparaît que c’est encore une fois l’attitude du partenaire américain qui a décidé un autre « Etat du seuil », Taïwan, à rechercher la possession d’armes nucléaires. C’est sous l’effet du relâchement du soutien américain, à l’occasion de la visite du président Nixon en République populaire de Chine en 1972, que Taipei s’est décidé à se doter de capacités nucléaires. L’ancienne Formose, que l’hebdomadaire The Economist qualifiait de « lieu le plus dangereux sur Terre » en mai 2021[31], a mené un projet de développement de recherche nucléaire entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1970. Celui-ci a finalement été avorté, sous la pression des Etats-Unis, auxquels elle n’est pas parvenue à dissimuler le programme[32]. Si un coup d’arrêt ultime a été imposé par Washington en 1988, le projet a de nouveau été évoqué, brièvement, par les autorités taïwanaises à l’occasion de tensions avec Pékin en 1995-1996, dans le but de faire reculer son adversaire mais également de signaler à l’allié américain qu’il devait maintenir un partenariat sécuritaire étroit avec Taïwan pour s’assurer que l’île ne reconstitue pas son programme[33]. Il ressort de ce détour par l’Histoire que c’est en partie du fait des Etats-Unis que Taipei ne dispose pas d’armes nucléaires de nos jours. La décision de l’administration Biden de la livraison de sous-marins nucléaires a dès lors pu surprendre les autorités taïwanaises. Il est ainsi possible de lire dans la déclaration alarmiste prononcée par la ministre de la défense de Taïwan au début du mois d’octobre, selon laquelle la Chine aurait les capacités d’envahir l’île d’ici 2025, une façon de se signaler à Washington après l’ouverture des vannes de l’exportation de SNLE et se positionner comme client éventuel[34].
L’attitude perçue des Etats-Unis pourrait enfin encore être un des facteurs menant l’un de ses alliés, un autre « Etat du seuil », le Japon, à passer le pas du nucléaire militaire. Les récents développements en Asie de l’Est conduisent en effet Tokyo à faire évoluer sa doctrine stratégique.
Le pays a certes formulé en 1967 la doctrine Satô, formulant le principe des « trois non » au nucléaire : ni détention, ni production, ni passage sur le territoire d’armes nucléaires[35]. Pour autant, il est communément admis que l’archipel nippon dispose de la base industrielle et technologique de défense (BITD) ainsi que des moyens financiers pour produire en peu de temps des armes nucléaires opérationnelles. L’annonce de l’alliance AUKUS, qui marginalise de fait Tokyo, de même que la remise en cause de l’effectivité du parapluie américain, sont autant d’éléments qui pourraient contribuer à précipiter le projet, évoqué en 2002 par Shinzo Abe, de développer des capacités nucléaires défensives. Cette perspective demeure cependant lointaine : ainsi, dans son discours de politique générale prononcé le 8 octobre à l’occasion de l’ouverture de la 205e session de la Diète, le Premier ministre Fumio Kishida a rappelé l’engagement du Japon en matière de non-prolifération[36].
Au cœur du partenariat AUKUS, se trouvent les autorités australiennes, qui présentent l’AUKUS comme une victoire diplomatique. Leur discours témoigne en vérité du balancement de la position de Canberra depuis près d’un demi-siècle, entre quête de l’arme nucléaire et engagement contre sa prolifération. Il est intéressant de constater qu’au cours des années 1950, c’est encore une fois le facteur américain, en l’occurrence l’incertitude de Canberra quant à la détermination de Washington d’assurer sa sécurité, qui a conduit le pays à envisager de se doter d’un arsenal nucléaire[37]. Ce projet avait aussi été motivé par les craintes suscitées par la production d’armes nucléaires chinoises, ainsi que les tensions régnant alors en Asie du Sud-Est. Envisagé dans un premier temps sous la modalité de la livraison d’armes par un partenaire, puis par le développement de capacités autonomes, il fut cependant écarté dans les années 1970, lors desquelles l’Australie s’engagea contre la prolifération et la course aux armements nucléaires en ratifiant le TNP en 1973 et en fondant pour l’avenir sa garantie de sécurité sur la défense américaine[38]. A l’origine de nombreuses initiatives dans la lutte contre la prolifération, l’Australie a pour autant tenu à ménager ses intérêts économiques en préservant sa capacité à exporter ses ressources en uranium[39]. Elle a notamment refusé de se joindre à la négociation du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). En dépit du consensus politique que constitue à Canberra l’option du parapluie nucléaire américain[40], dans un contexte de prolifération des missiles balistiques et de montée en gamme des capacités nucléaires chinoises, l’orientation prise en septembre 2021 interroge en Australie même. Elle compromet notamment la diversification entamée des partenariats, en troquant, pour un horizon plus lointain, une large flotte de « Corollas » pour un maigre escadron de « Rolls-Royce », pour reprendre les termes d’un éditorialiste australien[41]. Dans ce contexte, l’Australie pourrait être encouragée à reconsidérer l’opportunité de reprendre son programme nucléaire, mis à l’arrêt depuis plusieurs décennies[42]. Des enjeux politiques se mêlent aux débats stratégiques : en cas de menace imminente, la disposition d’un arsenal autonome, dont l’emploi ne dépendrait pas du consentement d’un allié, constituerait une option séduisante.
Depuis les premiers programmes nucléaires, l’Indopacifique constitue le principal théâtre de prolifération nucléaire (Russie, Chine, réflexions sud-coréenne et japonaise, programmes indien et pakistanais, Afrique du Sud, Corée du Nord, Iran). L’AUKUS pourrait entraîner une course aux armements dans la région, notamment chinoise si Pékin en interprétait l’avènement comme la réalisation de l’une de ses pires craintes, celle d’un « Otan du Pacifique ». Le porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois a déclaré que « l’alliance risquait d’endommager sévèrement la paix régionale et intensifier la course aux armements »[43]. Le quotidien nationaliste chinois Global Times a pour sa part annoncé que les autorités considéraient à présent l’Australie comme une « cible potentielle pour une frappe nucléaire »[44]. Inquiètes de la croissance de l’arsenal chinois, qui reste bien inférieur à ceux des Etats-Unis et de la Russie, les autorités américaines ont déclaré anticiper son doublement, voire son triplement dans la prochaine décennie, alors que la composante navale de l’arsenal fait l’objet d’investissements conséquents[45].
L’annonce du partenariat tripartite pourrait également avoir des répercussions sur le dossier iranien. Le président Biden s’adressait indirectement à la Chine lors de son premier discours à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, en se disant prêt à travailler avec toute nation, « même en cas de sérieux désaccords sur d’autres sujets », sur le dossier de la prolifération nucléaire[46]. Cependant, il est difficile de concevoir l’intérêt de la Chine à assister les Etats-Unis dans leurs efforts pour empêcher leur ennemi, l’Iran, de se doter de capacités nucléaires offensives, alors que les Etats-Unis ont pris une part active à l’entrée en possession par un pays adverse de technologies nucléaires militaires[47]. L’intérêt de la Chine à agir ainsi est d’autant plus faible qu’elle a signé en mars 2021 un pacte de coopération stratégique avec l’Iran pour une durée de 25 ans.
La nouvelle stratégie américaine pour l’Indopacifique intéresse également la Corée du Nord, énième exemple d’Etat ayant décidé de développer un arsenal nucléaire du fait du comportement incertain qu’ont adopté, à un moment donné, les Etats-Unis – en l’occurrence lorsqu’ils furent proches d’utiliser la bombe entre 1950 et 1953 dans la guerre de Corée, avant de remiser des centaines d’ogives nucléaires en Corée du Sud, ainsi que le rappelle Mathieu Gaulène[48]. Pyongyang, sous protection soviétique jusqu’à la fin de la Guerre froide, a accéléré son programme nucléaire dans les années 1990, ce qui s’est traduit par sa sortie du TNP en 2003 et par des contacts avec le « Dr. Khan » menant aux premiers essais en 2006[49]. En réponse à l’annonce de l’AUKUS, un responsable du ministère des affaires étrangères nord-coréen a déclaré que le nouveau pacte sécuritaire risquait d’entraîner une course aux armements[50]. Un rapport publié par l’AIEA en août 2021 s’inquiétait de l’activité d’un réacteur situé dans le complexe nucléaire de Yongbyon, tandis que deux missiles balistiques ont été tirés en mer en octobre[51].
Le pivot stratégique des Etats-Unis vers l’Asie, conceptualisé par l’administration Obama et mis en œuvre par ses successeurs, pourrait également avoir des répercussions sur la prolifération nucléaire dans la péninsule arabique, comprise dans l’acception large de l’Indopacifique. L’Arabie saoudite pourrait être actrice de cette prolifération. En effet, le royaume a fait savoir son intention d’acquérir des armes nucléaires dans l’éventualité où l’Iran, son rival stratégique, développerait des capacités opérationnelles. Selon la BBC, Riyad aurait investi dans des projets nucléaires pakistanais et escompterait obtenir des armes atomiques en échange[52]. Les Etats-Unis s’inquiéteraient de cet intérêt saoudien et tentent de l’étouffer, notamment par le biais d’une proposition de loi soumise au Congrès en avril 2021 proposant de mettre un terme aux exportations d’armes américaines à Riyad si le royaume recevait de l’aide, dans la construction d’un complexe nucléaire, qui ne respecterait pas les standards de l’AIEA[53]. Cette aide serait fournie par la Chine, fréquemment citée dans le « bill » dans lequel les élus s’émeuvent de ce que deux accords de coopération en matière nucléaire ont été signés en 2012 et 2017 entre Riyad et Pékin. Or, la focalisation stratégique du Département d’Etat sur l’Asie s’est accompagnée d’un désintérêt à l’égard du Moyen-Orient, illustré par le retrait d’Afghanistan ou la fermeture de plusieurs bases militaires en Irak et en Syrie. En ce sens, la monarchie saoudienne, insatisfaite de la couleur de la nouvelle administration américaine, pourrait être tentée de conquérir une plus grande autonomie stratégique.
Pour sa part, l’Afrique du Sud, unique Etat à avoir volontairement renoncé à la possession de ses armes nucléaires puis ratifié le TNP en 1991, n’apparaît pas être engagée dans un processus de réactivation de ses capacités de production d’armes nucléaires. Elle participe au contraire de la mobilisation internationale contre la prolifération et de l’effort de transparence en matière d’arsenaux nucléaires : Frederik de Klerk, président de la République de 1989 à 1994, est allé jusqu’à admettre publiquement, en 2017, que le pays avait réussi à se doter de six bombes atomiques, motivé en cela par « la politique expansionniste menée par l’URSS en Afrique australe » dans les années 1970[54].
Les risques de prolifération nucléaire connaissent une recrudescence dans l’Indopacifique, dans un contexte d’aggravation des tensions entre Washington et Pékin, plus largement du fait des déséquilibres nés de l’achèvement de la Guerre froide. La livraison sans précédent de sous-marins nucléaires, l’activation ou la réactivation de programmes de recherche et les transactions souterraines contribuent à donner forme à une situation qui obère sérieusement l’avenir de la région. Dans cet environnement stratégique changeant, les Etats de la zone font évoluer leur doctrine, pour la plupart dans la continuité des postures définies lors de la maîtrise de la Bombe. Presque aucun pays, cependant, n’échappe à une réflexion quant à l’utilité de disposer de capacités nucléaires au moins défensives, et le cas échéant à une remise en question de la dépendance à l’égard de l’allié américain. Ces développements jettent par ailleurs une lumière nouvelle sur la question des réparations des essais nucléaires, qui place les Etats occidentaux dans une position délicate, alors que le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) est entré en vigueur le 22 janvier 2021.
[1] Guibert Nathalie, « Sous-marins australiens : des risques de prolifération nucléaire dans la zone indo-pacifique », Le Monde, 17 septembre 2021
[2] Li Hansong, « The “Indo-Pacific”: Intellectual Origins and International Visions in Global Contexts », Modern Intellectual History, juin 2021, pp. 1-27 – “[e]xtending from the mouth of the Indus to that of the Amur and taking in the littoral of Southeast Asia as well as the divides of the large central highland of Asia.”
[3] Brisset Jean-Vincent, « Nucléaire militaire en Asie de l’Est », Revue Défense Nationale, 2015/7, pp. 95-101
[4] Li Hansong, op. cit. : « With the “uniform climate rhythm” of the monsoon, more than half the world’s population, and age-old Indian and East Asian cultures, the region contains “the two greatest concentrations of mankind ever witnessed in the history of the world. ” »
[5] Lovold Magnus, « Pourquoi le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires est-il si important ? », CICR, 19 janvier 2021. Ces 13 Etats sont : Iles Cook, Laos, Malaisie, Maldives, Nauru, Niue, Nouvelle-Zélande, Palaos, Samoa, Thaïlande, Tuvalu, Vanuatu et Viet Nam.
[6] Chu Mei Mei, « Malaysia warns new Indo-Pacific pact may trigger nuclear arms race », Reuters, 18 septembre 2021
[7] Philippe Sébastien, Statius Thomas, Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, Puf / Disclose, 2021
[8] Maitre Emmanuelle « Le “non-emploi en premier” : éternel débat de la dissuasion indienne », Observatoire de la dissuasion — FRS, Bulletin n°59, novembre 2018
[9] BJP Election Manifesto, 2014, p. 39
[10] L’Inde a réalisé son premier essai dans le désert du Rajasthan en 1974 (test Smiling Buddah).
[11] India: Reviewed doctrine, 4 janvier 2003 : « Nuclear weapons will only be used in retaliation […] nuclear retaliation to a first strike will be massive and designed to inflict unacceptable damage. »
[12] Joshi Shashank, « An Evolving Indian Nuclear Doctrine? », in Deterrence Instability and Nuclear Weapons in South Asia, Washington DC: The Henry L. Stimson Center, avril 2015, p.74
[13] Iyer-Mitra Abhijit, « India’s Nuclear Imposture », The New York Times, 11 mai 2014. Pour une étude des options indiennes dans la définition de sa posture nucléaire, voir : Tellis Ashley, India’s Emerging Nuclear Posture: Between Recessed Deterrent and Ready Arsenal, RAND Corporation, 2001.
[14] Keck Zachary, « Why India Tested Nuclear Weapons in 1998 », The Diplomat, 20 septembre 2013
[15] Allocution du ministre des affaires étrangères indien, Harsh Shringla, 22 février 2021 : « India, as a responsible nuclear weapon State, is committed as per its nuclear doctrine, to maintaining credible minimum deterrence with the posture of no-first use and non-use against non-nuclear weapon States. »
[16] Frantz Douglas, Collins Catherine, The Nuclear Jihadist : The True Story of the Man Who Sold the World’s Most Dangerous Secrets…And How We Could Have Stopped Him, New York, Twelve, 2007
[17] Levesques Antoine, « Nuclear deterrence and stability in South Asia: perceptions and realities », IISS, 20 mai 2021, p. 17
[18] Ibid, p. 18
[19] Lettre du premier ministre indien Atal Vaipavee au président Clinton, « Nuclear Anxiety: Indian’s Letter to Clinton On the Nuclear Testing », The New York Times, 13 mai 1998
[20] « Shangri-La Dialogue: China Reiterates ‘No First Use’ Nuclear Pledge, » Straits Times, 2 juin 2013 — Livre blanc de la défense chinois de 2015, State Council Information Office, 2015
[21] Le porte-parole du gouvernement chinois a déclaré le 16 octobre 1964, jour du premier essai nucléaire : « la Chine n’emploiera à aucun moment, en aucune circonstance, des amres nucléaires en premier. » China Strategic Missile Force Encyclopedia, 2012, p. 11.
[22] Lewis Jeffrey, The Minimum Means of Reprisal: China’s Search for Security in the Nuclear Age, Cambridge, MIT Press, 2007
[23] China’s 2006 Defense white paper, State Council Information Office, 2006
[24] Xiangli Sun, Strategic Choice in the Nuclear Age: On China’s Nuclear Strategy, Beijing: China Academy of Engineering Physics Research Center, 2013 : « should not be unsuitably large. »
[25] Heginbotham Eric et al., China’s Evolving Nuclear Deterrent: Major Drivers and Issues for the United States, RAND Corporation, 2017.
[26] Saalman Lora, « China’s detachment from the South Asian nuclear triangle », SIPRI Writepeace blog, 8 septembre 2020
[27] Campbell Kurt, Sullivan Jake, « Competition Without Catastrophe. How American Can Both Challenge and Coexist with China », Foreign Affairs, septembre-octobre 2019
[28] Lind Jennifer, Press Daryl, « Should South Korea build its own nuclear bomb? », Washington Post, 7 octobre 2021
[29] GRAY Rosie, « Trump Declines to Affirm NATO’s Article 5 », The Atlantic, 25 mai 2017,
[30] Brisset Jean-Vincent, op. cit., p. 101
[31] « The most dangerous place on Earth », The Economist, 1er mai 2021
[32] Stricker Andrea, Albright David, « Taiwan’s former nuclear weapons program », Institute for science and international security, 2018, sections I et II
[33] Ibid, pp. 208-209
[34] LIY Macarena Vidal, « Taiwán, ante el temor de un ataque de China: “Es la situación más dura en 40 años” », El Pais, 6 octobre 2021
[35] Pajon Céline, « Culture stratégique et normalisation militaire du Japon », Réseau Asie IIIe Congrès, Ifri, 20 février 2008
[36] Yamaguchi Mari, « Kishida vows to lead with ‘trust and empathy’ to fix Japan », The Washington Post, 8 octobre 2021
[37] Reynolds Wayne, « Australia’s Bid for the Atomic Bomb », Melbourne University Press, février 1997, p. 206
[38] 2020 Defence Strategic Update, Ministère de la défense australien, p. 27 : « Only the nuclear and conventional capabilities of the United States can offer effective deterrence against the possibility of nuclear threats against Australia. »
[39] Watson Eloise, « Perspectives australiennes sur la dissuasion, la non-prolifération et le désarmement », Observatoire de la dissuasion, Bulletin n°81, novembre 2020
[40] Frühling Stephan, O’Neil Andrew, « Institutions, informality, and influence : explaining nuclear cooperation in the Australia-US alliance », Australian Journal of Political Science, vol. 55, n°2, 2020
[41] Roggeveen Sam, « A Rolls-Royce sub fleet, when what we need is a class of Corollas », Australian Financial Review, 16 septembre 2019
[42] Lyon Rod, « Should Australia build its own nuclear arsenal ? », ASPI – the Strategist, 24 octobre 2019 : Lyon Rod interroge dans cet article l’opportunité d’un « arsenal indigène » (indigenous arsenal), tout en considérant que l’Australie ne se repent pas d’avoir ratifié le TNP.
[43] « Aukus: China denounces US-UK-Australia pact as irresponsible », BBC, 17 septembre 2021
[44] « AUKUS to bring ‘nuclear-powered submarine fever’ across globe », Global Times, 16 septembre 2021
[45] Amiral Charles Richard, « Forging 21st-Century Strategic Deterrence », USNI, février 2021
[46] « Remarks by President Biden Before the 76th Session of the United Nations General Assembly », The White House, 21 septembre 2021
[47] Tarabay Jamie, « How Hackers Hammered Australia After China Ties Turned Sour », Bloomberg, 30 août 2021
[48] Gaulène Mathieu, Le nucléaire en Asie, Ed. Picquier, 2016, ch. « Corée du Nord »
[49] Weiner Tim, « Abdul Qadeer Khan, Father of Pakistan’s Nuclear Program, Dies at 85 », The New York Times, 10 octobre 2021 : « The C.I.A. believed “that he was trading nuclear expertise and material for other military equipment — for example, aiding North Korea with its uranium-enrichment efforts in exchange for ballistic missile technology. »
[50] « Aukus could trigger a ‘nuclear arms race’, says North Korea », BBC, 20 septembre 2021
[51] Masterson Julie, « North Korea Rachets Up Nuclear, Missile Activities », Arms Control Association, Octobre 2021
[52] Urban Mark, « Saudi nuclear weapons ‘on order’ from Pakistan », BBC, 6 novembre 2013
[53] « US lawmakers introduce bill to stop Saudi Arabia from obtaining nuclear weapons », Middle East Eye, 16 avril 2021. Bill : Saudi WMD Act, 117th Congress, DAV21689 TFC, Sen. Markey : « On August 4, 2020, a press report revealed the alleged existence of a previously undisclosed uranium extraction facility in Saudi Arabia allegedly constructed with the assistance of China which if confirmed, would indicate significant progress by Saudi Arabia in developing the early stages of the nuclear fuel cycle that precede uranium enrichment. »
[54] Uri Friedman, « Why One President Gave Up His Country’s Nukes », The Atlantic, 9 septembre 2017