Par Karan Vassil
Avec le retrait américain, l’installation du régime taliban sous le sceau de la charia a provoqué l’effroi et suscité de nombreuses condamnations internationales hormis quelques États, parmi lesquels la Russie, qui ont fait le choix d’ouvrir le dialogue avec le nouveau pouvoir. Ainsi, le souvenir douloureux de la débâcle soviétique en Afghanistan n’a pas freiné la mise en place d’une diplomatie russe pragmatique à l’égard des nouveaux maitres de Kaboul, puisque dès 2018, la Russie noue contact avec des chefs talibans en les invitant à prendre part à une conférence organisée à Moscou. De fait, l’attitude du Kremlin s’inscrit largement dans la continuité du réalisme de la politique étrangère russe pratiquée au Moyen-Orient et matérialisé par les coopérations avec les régimes syrien et iranien. En outre, avec un sol riche en métaux rares, l’Afghanistan, depuis le départ américain, s’avère riche en potentialités économiques pour la Russie. Pour autant, l’opportunisme russe reste pour l’instant du ressort des discours ; ne misant pas sur les promesses des chefs talibans de maintenir la paix avec leurs voisins, la Russie a organisé discrètement l’évacuation de ses ressortissants et agit d’ores et déjà pour prévenir une déstabilisation profonde de la région.
La prolifération du terrorisme islamique, qui s’organiserait à partir de la base arrière afghane, constitue le défi principal de l’Asie centrale, région considérée par le Kremlin russe comme son pré-carré. Pour rappel, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan ont été durant les années 1990 et 2000 victimes de multiples attaques terroristes projetées depuis le territoire afghan. En outre, l’installation d’une théocratie islamique à Kaboul peut faire un appel d’air aux réseaux djihadistes opérant dans le Caucase, ventre mou sécuritaire de la Russie.
Le trafic de drogue constitue un autre fléau. Représentant 85% de la production mondiale, l’opium afghan peut constituer une manne financière pour le nouveau régime dans le cas d’un isolement international durable. Or, la Russie et les États centrasiatiques sont des voies de transit privilégiées de la drogue en provenance d’Afghanistan.
C’est dans ce contexte sécuritaire incertain que la Russie entend réinvestir dans la sécurité régionale. Ayant multiplié les livraisons d’armes à ses alliés centrasiatiques ces derniers mois, Moscou organise aussi depuis fin août plusieurs exercices militaires conjoints dans le cadre de l’Organisation du Traité de sécurité collective[1], structure chapeautée par la Russie et regroupant notamment le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. Si cette structure peut apparaitre comme le cadre idéal pour un redéploiement stratégique russe en Asie centrale, la Russie connait tout de même un déclin relatif de son influence régionale. En effet, alors que certains États tels que l’Ouzbékistan et le Turkménistan, qui renâclent à intégrer l’OTSC, ont affiché depuis quelques années une volonté de s’affranchir de la tutelle russe, Moscou doit composer avec de nouveaux acteurs -la Chine et la Turquie- qui n’ont eu de cesse ces dernières années d’étendre leur influence et d’afficher des ambitions stratégiques dans la région.
Néanmoins face au spectre d’une déstabilisation de la région, Moscou dispose d’un atout intéressant, à savoir, sa relation privilégiée avec New Delhi qui n’a pas caché ses inquiétudes quant à l’installation d’un régime religieux fondamentaliste en Afghanistan qui pourrait servir de base de projection d’attaques terroristes sur le territoire indien. Ainsi, bénéficiant déjà d’un partenariat industriel en matière de défense, la Russie pourrait voir sa relation avec l’Inde se structurer en une coopération antiterroriste. La rencontre du 8 septembre entre Nikolai Patrushev du Conseil national de sécurité russe et de son homologue indien Ajit Doval, conseiller du Premier ministre en matière de sécurité nationale, semble aller en ce sens.
Ainsi, si le retrait américain résonne aux oreilles des élites politiques russes comme l’échec du « moment unipolaire[2] » des États-Unis et une défaite de l’« universalisme occidental »[3], l’installation d’un régime religieux pratiquant un islam fondamentaliste en Afghanistan suscite de nombreuses interrogations quant à la stabilité régionale.