Samedi 17 avril, la République tchèque a annoncé l’expulsion de 18 diplomates russes que le pays a déclaré considérer comme des espions[1]. La République tchèque, sur la base d’une enquête de ses propres services de renseignement, attribue aux agents d’une unité du GRU, l’organisme de renseignement militaire russe, la responsabilité de l’explosion d’une cinquantaine de tonnes de munitions dans un dépôt de Vrbětice, petite ville de l’est du pays, datant du 16 octobre 2014.
Cet événement semble s’inscrire au sein d’une chronologie plus vaste émaillée de décisions similaires de la part des différents pays européens. En effet, la Russie paraît, au cours des dernières années, avoir intensifié ses opérations de renseignement au sein des territoires européens. L’affirmation de cette pratique s’est principalement traduite par la succession de scandales médiatiques et politiques rencontrés par ces pays, souvent victimes d’ingérences russes ou bien d’espionnage par moyens humains de la part de ses services secrets.
La médiatisation de la décision tchèque rappelle donc de nombreux autres événements s’étant produits en Europe récemment. Ces ingérences russes ont souvent pour conséquence le renvoi de diplomates, l’année 2020 étant particulièrement marquée par ces expulsions.
Ainsi, en janvier 2020, la Bulgarie expulsait deux officiers des renseignements russes soupçonnés d’être liés à l’empoisonnement de l’homme d’affaires bulgare Emiliyan Gebrev. En juin, la police tchèque arrêtait un diplomate russe qui venait d’acheter des munitions utilisées par l’Otan pour une arme de sniper. Le même mois, la Tchéquie expulsait deux diplomates russes soupçonnés de préméditation d’empoisonnement. En juillet, la Bosnie-Herzégovine bloquait l’arrivée du diplomate russe Vladislav Filipov en raison de ses activités d’espionnage en Albanie. Le 10 août, la Slovaquie expulsait trois diplomates russes liés par certains rapports à l’assassinat à Berlin du Géorgien d’origine tchétchène Zelimkhan Khangoshvili. Le 19 août, la Norvège indiquait à Moscou que le diplomate Aleksandr Stekolshchikov n’était plus le bienvenu dans le pays. Le 24 août 2020, l’Autriche expulsait un officier des services de renseignement russes pour espionnage industriel. En outre, un lieutenant-colonel français affecté à l’Allied Joint Force Command de Naples a été écroué en août 2020 à Paris car il est soupçonné d’avoir fourni des documents sensibles à un officier du GRU. Les Pays-Bas ont annoncé jeudi 4 octobre avoir expulsé quatre agents du GRU, qui avaient tenté de pirater le siège de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) à La Haye. Enfin, un nouveau cas d’espionnage a été révélé en Italie le 30 mars 2021. Le capitaine de frégate italien Walter Biot a été arrêté car il remettait à un agent russe une clef USB contenant 181 documents pris en photo à son bureau dont huit hautement classifiés et 47 « secret OTAN » contre rémunération.
Ce chapelet de crises s’ajoute à des événements aux retentissements internationaux tels que l’affaire Skripal en mars 2018 ou bien l’affaire des « Macron Leaks », dont l’attaque semble être originaire du renseignement militaire russe. Cette succession extrêmement importante d’ingérences avérées de la Russie dans les affaires européennes donnent donc à voir une affirmation croissante de l’attitude prédatrice de la Russie en la matière et sur la scène internationale, l’Europe n’étant pas la seule cible du pays.
L’ingérence russe semble se développer particulièrement sur deux volets, l’un humain et l’autre cybernétique. Le renseignement humain, est organisé à partir des représentations diplomatiques russes qui abritent des éléments du service de renseignent extérieur, le SVR, ainsi que du service de contre-espionnage, le FSB. Concernant le cyberespace, la Russie en a fait son autre mode d’action. Publiée mercredi 17 février 2021, l’évaluation annuelle de la sécurité du service de renseignement extérieur estonien[2] a estimé que la Russie allait renforcer ses attaques cyber à des fins de déstabilisation et d’espionnage. Cette perception de la menace cyber russe est bien étayée par des actions concrètes telles que le piratage « Solar Winds », dans lequel des acteurs malveillants ont réussi à accéder à des courriels internes du gouvernement américain et d’autres institutions occidentales, dont le Parlement européen.
Cette multiplication des ingérences russes sur le sol européen est donc devenue un phénomène particulièrement visible, médiatisé et documenté[3]. Il ne s’agit pas de s’interroger quant à l’augmentation du nombre de ces opérations mais bien plutôt de questionner leur visibilité. La pratique du renseignement sur le sol étranger est commune à la majorité des États. Toutefois, la perte de leur caractère clandestin ne l’est pas. Elle donne à voir, d’une part, un désintérêt concernant l’aspect secret de ces opérations et donc des conséquences diplomatiques de celles-ci. Cette attitude décomplexée, éloignée de toute tentative de déni plausible, donne à voir une Russie pour qui ces opérations sont des outils de communication. D’autre part, elle traduit des tentatives d’affirmation de la puissance de la part du pays qui les commet.
L’attitude décomplexée du pouvoir russe concernant la publicité de ses actions disruptives rend compte de son intérêt décroissant quant à son insertion au sein du multilatéralisme et, plus largement, au sein de la scène internationale. La normalisation de ses relations avec ses voisins serait devenue un élément périphérique pour la Russie. En effet, les renvois successifs de ses diplomates ne semblent pas avoir limité les pratiques russes en matière d’ingérence. La Russie semble alors bien se conformer au rôle de contestateur de l’ordre international qu’elle a bâti au cours du siècle précédent. Enfin, cette attitude peut traduire une résignation russe face à l’éventualité de son intégration à un concert des nations occidentales. Le pays ayant finalement embrassé son identité d’altérité indépassable ne pouvant être intégrée à la communauté des États.
De plus, l’attitude russe en matière de renseignement aujourd’hui donne à voir un pays dont le souci n’est pas la clandestinité, mais bien davantage la publicité de ses capacités d’action et de son aptitude à l’ingérence. Dès lors, une telle instrumentalisation du renseignement interroge une possible disproportion entre capacités d’ingérence affichées et aptitudes réelles en matière de défense.
L’agressivité des pratiques russes serait une politique à part entière permettant d’influencer la perception que les autres États peuvent avoir de la Russie. Cette sortie de plus en plus fréquente de la clandestinité serait donc une pratique pouvant s’inscrire dans une mise en scène plus vaste visant à promouvoir le renouveau de la puissance russe. En effet, ces nombreuses affaires, bien que rendant compte d’une réelle capacité de nuisance, poussent surtout les États à systématiquement réévaluer à la hausse[4] la menace russe et l’hypothèse d’un futur conflit symétrique et inter-étatique.
Or, il est tout à fait possible d’émettre des réserves quant à la réalité de cette puissance, et bien plutôt y voir une stratégie de communication. Les pratiques liées au renseignement, lorsqu’elles sont mises en place par des États puissants, n’ont pas vocation à être rendues publiques. Un État puissant est souvent particulièrement bien inséré dans le maillage des relations internationales et ne peut politiquement et diplomatiquement souscrire au fait de mettre en place une politique d’ingérence très visible au sein d’autres États.
Dès lors, la Russie apparaît envoyer des signaux contradictoires. Les différentes affaires qui ont éclaté au cours du temps suscitent l’inquiétude et donnent à penser que la Russie affirme sa puissance dans le monde. Toutefois, des politiques clandestines aussi visibles peuvent être facilement perçues comme des leurres, visant à simuler la puissance militaire, à la fois auprès de voisins perçus comme dangereux par la Russie, mais aussi auprès de la population russe, pour qui ces affaires rendent compte de la diplomatie agressive de Vladimir Poutine[5].