Par Marek Bourgeois,
Dans la nuit du 15 au 16 juin 2020, les forces armées indiennes et chinoises se sont affrontées à mains nues et à l’aide de barres de fer trouvées sur place le long de la ligne de contrôle effectif (LAC), dans la vallée de Galwan. Provoquant la mort de vingt soldats indiens et d’un nombre indéterminé de soldats chinois, cet événement marque “le point le plus bas [dans les relations sino-indiennes] depuis la guerre de 1962”[1]. La rivalité entre les deux géants asiatiques semble prendre une tournure militaire inédite depuis leur dernier affrontement. Alors que New Delhi décide d’affirmer sa stratégie défensive et de s’armer en conséquence, Pékin multiplie les sommets multilatéraux. Reprenant les codes et la structure du Quadrilateral Security Dialogue (Quad), cet “Himalayan Quad”, regroupant l’Afghanistan, la Chine, le Népal et le Pakistan, pourrait être une première étape vers une rivalité d’alliances dans un contexte de tensions régionales de plus en plus poussées.
En avril 2021, l’armée indienne a publié un appel d’offre publique afin d’acquérir de nouvelles unités blindées. Ces dernières doivent répondre à plusieurs exigences. D’abord, elles doivent être légères et facilement transportables. Ainsi, l’armée exige des véhicules de moins de 25 tonnes pouvant être déplacés par voies aériennes, maritimes ou encore terrestres. Ensuite, ces blindés doivent disposer d’un arsenal polyvalent permettant aussi bien d’attaquer des chars, des véhicules blindés ou encore des drones. Enfin, ces véhicules doivent embarquer des technologies de pointe comme la vision nocturne et thermique ; l’élimination de sa propre signature audio, thermique et électromagnétique, ou encore de l’intelligence artificielle et du brouillage de véhicule aérien non-habité (UAV). L’armée indienne espère acquérir jusqu’à 350 de ces blindés polyvalents afin de former six régiments capables d’opérer en conditions extrêmes, notamment en haute altitude[2]. De telles exigences interrogent sur les projets indiens le long de la LAC. Si les affrontements de l’année dernière se sont faits à l’aide d’armes de fortunes, la rixe a tout de même causé la mort de plusieurs dizaines de soldats. Une escalade dans la militarisation de la frontière pourrait donc alourdir les futurs bilans. Par ailleurs, si une réconciliation sino-indienne semble lointaine, il ne reste plus que deux scénarios possibles en cas d’évolution des relations : l’affrontement direct ou la cohabitation armée, entretenant tous deux un climat délétère dans la région.
Depuis les affrontements dans le Ladakh, New Delhi semble donc plus encline à mobiliser ses forces armées afin d’assumer sa stratégie dans la région et s’affirme également davantage au sein du Quad[3]. L’Inde s’est pendant longtemps tenue en retrait lors des exercices militaires conjoints craignant alors d’assumer une posture trop provocatrice à l’égard de la Chine en rejoignant ses partenaires américains, australiens et japonais. Pour cause, depuis que les États-Unis ont intégré le concept indopacifique à leurs discours géostratégiques, Washington a imposé à ses partenaires du Quad une teinte profondément anti-Chine à ce nouveau paradigme, légèrement différent des premiers discours fondateurs indiens et japonais. Ainsi, en début d’année, on a pu voir la marine indienne participer pour la première fois aux exercices conjoints “La Pérouse” menés par la France.
La Chine voit d’un mauvais œil le développement de ce partenariat à quatre et n’a de cesse de le critiquer, perçu comme un outil américain dirigé contre les intérêts chinois. Les médias d’État chinois parlent d’un partenariat au chevet de “l’hégémonie mondiale des États-Unis”[4] dans lequel l’Australie, l’Inde et le Japon ne sont plus que des “pions” ayant perdu toute autonomie en matière de stratégie diplomatique[5]. Pourtant, de son côté la Chine semble avoir également adopté une stratégie fondée sur le multilatéralisme, multipliant les forums, les sommets et autres rencontres avec un petit groupe de pays. Dans cette idée, le 27 juillet 2020, Pékin a organisé un sommet virtuel avec trois autres nations : l’Afghanistan, le Népal et le Pakistan. Certains observateurs y ont vu une tentative chinoise de regrouper autour d’elle, à la manière des États-Unis, trois États afin de former un partenariat à quatre[6]. Surnommé “Himalayan Quad”, la rencontre quadrilatérale a soulevé rapidement des interrogations quant à ses objectifs. Lors de ce sommet, il a été notamment question de la pandémie actuelle dans la mesure où l’objectif annoncé par les pays membres est l’organisation d’une “communauté mondiale de la santé”[7]. Cependant, cette rencontre himalayenne a aussi été l’occasion pour Pékin de signer des accords de sécurité et de commerce ainsi que de proposer des investissements dans les infrastructures nationales.
Le rapprochement opéré par la Chine avec les pays transhimalayens s’intègre dans le cadre plus large du projet des Nouvelles Routes de la Soie qui voit la Chine renforcer son poids dans son environnement proche et ce même au-delà de la chaîne de l’Himalaya. Depuis quelques années, Pékin a donc négocié des corridors économiques et logistiques avec ses voisins du sud, comme le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) ou encore le réseau de connectivité transhimalayenne (THCM). Ces projets de vaste envergure dépassent le cadre économique et devraient avoir des effets importants sur les paysages stratégiques et politiques des pays partenaires. Par ailleurs, de tels investissements permettent à Pékin de renforcer sa connectivité avec l’Asie méridionale qui, à l’exception du Pakistan, tombent traditionnellement dans la sphère d’influence indienne. Ainsi, comme le note le général indien Prakash Menon, les projets chinois dans l’Himalaya pourraient être un moyen pour Pékin de ralentir l’expansion maritime de son rival, le forçant à se concentrer sur ses frontières terrestres septentrionales quand tout dans sa stratégie indopacifique l’incite à se déployer vers les espaces maritimes méridionaux[8].
Les médias d’État chinois mettent en avant un “mécanisme normal de coopération entre la Chine et ses voisins […] ouvert et sans aucune intention géostratégique”[9]. Ainsi, tout en caractérisant le Quad comme une “alliance militaro-politique régionale exclusive dominée par une mentalité de guerre froide”[10], la Chine veut mettre en avant sa volonté pacifique et assure que le projet d’un “Himalayan Quad” (dont elle réfute le nom) se limite à une entraide entre pays voisins. Pourtant, Pékin annonce déjà que “si la Chine et ces pays sont confrontés à l’avenir à des menaces dans des domaines autres que la sécurité non-traditionnelle, les quatre pays pourraient élargir encore le champ de leur coopération”[11].
Dès lors, le spectre d’un “Himalayan Quad” interroge sur l’éventualité d’une rivalité d’alliances qui contribuerait à accroître l’insécurité régionale. Si certains y voient en effet la réponse de la Chine au Quad, il semble que dans la réalité une telle opposition ne soit pas encore d’actualité. Si un “Himalayan Quad”peut émerger comme un groupe de soutien mutuel, dans le cadre de la pandémie ou encore afin de développer l’économie et la connectivité régionale, une dominante stratégico-défensive apparaît à ce stade plus compliquée.
https://theprint.in/defence/army-wants-around-350-light-tanks-to-sharpen-its-mountain-warfare-edge-amid-ladakhstalemate/644727/?utm_source=JioNews&utm_medium=referral&utm_campaign=JioNews&&__twitter_impression=true , consulté le 14 mai 2021
https://theprint.in/opinion/ladakh-didnt-work-out-for-china-it-will-now-drive-a-wedge-between-quad-partners/629974/ , consulté le 14 mai 2021
https://theprint.in/opinion/ladakh-didnt-work-out-for-china-it-will-now-drive-a-wedge-between-quad-partners/629974/ , consulté le 14 mai 2021