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Stabilité en Indo-Pacifique : la Russie prise en étau
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Le sommet virtuel du Quad s’est tenu le 12 mars 2021 entre le président américain et les Premiers ministres de l’Inde, de l’Australie et du Japon. Le retour officiel du multilatéralisme est l’une des marques de l’édition 2021. A l’ordre du jour furent discutées les questions de sécurité régionale, les technologies émergentes et le changement climatique.

Initié sous l’administration George W. Bush pour traiter des questions de sécurité régionale, le Quad a aujourd’hui un objectif plus grand : lutter contre la concurrence stratégique de la Chine. Bien que le Quad ne soit pas une alliance formelle, son objectif renouvelé a été précipité par l’affirmation régionale croissante de la Chine : la militarisation en mer de Chine méridionale, la pression économique contre l’Australie et d’autres pays, la pression coercitive sur le Japon dans la mer de Chine orientale ; et sa maîtrise de la frontière dans l’Himalaya, qui a entraîné la mort de 20 soldats indiens[1].

 

De leur côté, les autorités chinoises ont dénoncé la « mentalité de Guerre froide »[2] du Quad, l’accusant d’attiser la concurrence géopolitique. Chez les Russes, en décembre, le ministre des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, a condamné la « politique persistante, agressive et sournoise » de l’Occident consistant à engager l’Inde dans des « jeux anti-chinois »[3]. En réponse à cette solidarité renouvelée entre les démocraties maritimes indo-pacifiques, Moscou et Pékin ont effectué une série d’exercices militaires et de manœuvres diplomatiques, dont une main tendue vers l’Iran, ainsi que des mots chaleureux pour la Corée du Nord et la junte birmane. De même, la Chine a adopté un langage agressif et des contre-sanctions contre l’Union européenne et le Royaume-Uni.

Ces rivalités croissantes laissent suggérer une future dissociation entre blocs, d’un côté, une alliance de pays avec les Etats-Unis, de l’autre, un axe sino-russe. Pourtant, penser un axe sino-russe peut s’avérer approximatif.  Les intérêts chinois et russes en Asie ont souvent été en conflit. De même, cette alliance bilatérale conduira nécessairement à la vassalisation d’une puissance sur l’autre, alors qu’aucun des deux pays, la Russie comme la Chine, ne serait prêt à l’accepter.

 

Les convergences sino-russes 

Malgré leur rivalité historique, les deux pays ont travaillé à la démilitarisation et à l’amélioration de leurs relations, notamment à partir de la chute de l’Union soviétique, puis, de la création du « partenariat stratégique » en 1996. Dans le même temps, à partir de 2014, les relations de la Russie avec l’Occident sont devenues ouvertement hostiles en raison de l’annexion de la Crimée, d’ingérence dans les élections américaines et européennes et des sanctions occidentales contre la Russie.

Face à la détérioration de ses relations avec l’Occident, Moscou s’est fortement investie dans le partenariat stratégique avec Pékin. Pékin et Moscou ont négocié des accords bilatéraux sur l’énergie et sur les exportations agricoles. La part de la Chine dans le commerce russe a presque doublé, passant de 10% en 2013 à plus de 18% en 2020. Les relations commerciales sino-russes ont été entretenues par les ventes d’armement et de technologies militaires russes, ainsi que par l’intensification des exportations de pétrole et de gaz naturel russes vers Pékin. La Chine est le premier partenaire commercial de la Russie depuis dix ans[4].

Les sanctions américaines en cours contre la Russie pour une série de violations des droits de l’homme et les récentes sanctions contre la Chine pour le traitement des Ouïghours ont fait converger les efforts russes et chinois dans la mise en place d’alternative à une architecture financière mondiale dominée par le dollar. Lors de sa récente visite en Chine, Serguei Lavrov a insisté sur la nécessité pour la Russie et la Chine de travailler ensemble pour « réduire les risques de sanctions en renforçant [leur] indépendance technologique » et « s’éloigner des systèmes de paiement internationaux contrôlés par l’Occident »[5].

 

Dans la même dynamique, la coopération militaire et technologique s’est accrue. A l’automne 2020, les forces russes et l’Armée populaire de libération (APL) ont mené leur deuxième patrouille combinée de bombardiers au-dessus de la mer du Japon et de la mer de Chine orientale après une première patrouille en juillet 2019. Pour la troisième année consécutive en 2020, l’APL a participé à l’exercice annuel dans le district militaire russe de Kavkaz, et cela s’inscrit dans les exercices militaires de Tsentr et de Vostok des années précédentes. Les exercices navals conjoints sino-russes ont commencé en 2015 en Méditerranée et ont été menés presque chaque année, de la mer Baltique jusqu’à la côte chinoise de la mer Jaune. Cette augmentation de la fréquence et de la portée géographique des exercices conjoints a été complétée par la vente d’armes par la Russie à la Chine, notamment des avions de combat Su-35, des systèmes de missiles S-400 et un système d’alerte contre les attaques de missiles.

 

Les divergences sino-russes 

Néanmoins, Moscou est d’abord motivée par cette alliance avec la Chine pour des considérations pratiques. En tant que puissance du Pacifique, la Russie est préoccupée par le renforcement de la présence américaine dans la région. La vente par les États-Unis de plus de 100 chasseurs furtifs F-35 de cinquième génération au Japon l’été dernier a incité la Russie à renforcer son groupement de défense aérienne dans les îles d’Extrême-Orient, en déployant des S-400 et S-300V4. Plus largement, le Quad est perçu comme l’équivalent de l’OTAN dans la région pacifique, à savoir un instrument de l’hégémonie américaine.

Au fur et à mesure que les États-Unis et leurs alliés renforcent leur posture militaire dans l’Indo-Pacifique, la coopération de défense de la Russie avec Pékin se développe parce que la Chine, plus que toute autre puissance asiatique, renforce la position de la Russie dans le monde. L’objectif de la Russie ne sera pas de se confronter aux États-Unis ou de fournir un soutien militaire direct à la Chine, mais plutôt d’étendre la portée géographique de la contestation afin de diluer la puissance américaine dans la région et de démontrer sa propre valeur à la Chine en tant que partenaire stratégique.

 

Le partenariat entre les deux Etats souffre d’un déséquilibre économique en faveur de la Chine. Surtout, leurs relations économiques sont négociées aux conditions de la Chine et non de la Russie. Les ventes d’armes russes à la Chine ont augmenté, mais les capacités technologiques militaires de la Chine rattrapent la Russie et dans certains domaines, tels que l’intelligence artificielle, la construction navale et les avions furtifs, dépassent celles de la Russie. A terme donc, la Chine n’aura plus autant besoin des ventes d’armes russes.

La Russie est pleinement consciente de cette asymétrie, mais apparaît impuissante pour la contrebalancer si ce n’est en cherchant à développer des partenariats avec d’autres puissances du Pacifique telles que l’Inde, le Japon et l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) pour renforcer sa propre position dans la région et conserver une marge de manœuvre. Cependant, Moscou se trouve dans une situation sans issue. Le partenariat avec la Chine nuit à ses efforts de rapprochement avec l’Inde et le Japon, deux puissances qui subissent l’expansion chinoise dans la région.

 

D’autre part, malgré de grandes tensions dans leurs relations bilatérales, les États-Unis et la Russie pourraient identifier des convergences pour la région indo-pacifique. Les deux visent à établir un ordre régional multipolaire dans lequel la Chine est un moteur de croissance économique à somme positive, mais pas une puissance hégémonique. Avec des signes inquiétants indiquant que l’objectif de la Chine est l’unipolarité, Moscou pourrait rechercher un rééquilibrage stratégique. La Russie et la Chine n’ont aucune obligation militaire l’une envers l’autre, mais une crise régionale ferait pression sur la Russie pour qu’elle s’aligne rhétoriquement sur la Chine, réduisant ainsi l’espace politique permettant à Moscou de contrebalancer ses relations avec d’autres États.

Bien que le Kremlin comprenne qu’un alignement accéléré avec Pékin dans l’Indo-Pacifique lui procurera un regain de puissance à court terme, celui-ci nuira à l’indépendance russe et à sa projection régionale.

 

 


[1] Tensions Inde-Chine : au moins 20 morts dans de violents affrontements militaires – Le Point – 16/06/2020 https://www.lepoint.fr/monde/inde-trois-soldats-tues-dans-un-affrontement-avec-l-armee-chinoise-a-la-frontiere-16-06-2020-2380080_24.php
[2]  La Chine appelle les États-Unis à « abandonner la mentalité de Guerre froide», L’Union, 19/03/2021 https://www.lunion.fr/id241903/article/2021-03-19/la-chine-appelle-les-etats-unis-abandonner-la-mentalite-de-guerre-froide
[3] Quad a new game with India; undermining ties with Russia: Lavrov : The Tribune India, 9 décembre 2020, https://www.tribuneindia.com/news/nation/quad-a-new-game-with-india-undermining-ties-with-russia-lavrov-181970
[4]  « Plus de 100 milliards de dollars d’échanges entre la Chine et la Russie attendus pour 2018 », Xinhua, 20 avril 2018, http://french.china.org.cn/business/txt/2018-04/19/content_50914450.htm
« Russie-Chine : des relations ambivalentes. Pourquoi ? » Pierre Andrieu, 27 septembre 2020,  https://www.diploweb.com/Russie-Chine-des-relations-ambivalentes.html
[5] « La Russie et la Chine font front commun face aux sanctions occidentales » Courrier international, 23 mars 2021, https://www.courrierinternational.com/article/diplomatie-la-russie-et-la-chine-font-front-commun-face-aux-sanctions-occidentales
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