Par Adrien Sémon et Eleni Mavrommatis[1],
Le marché du gaz, du fait de la faible densité d’énergie de ce combustible et de la difficulté à le transporter par navire, est avant tout régional et par conséquent fortement contraint par les rivalités politiques entre les acteurs étatiques. Quand les États se font confiance, la construction d’un réseau de gazoducs peut se faire selon des tracés optimaux réduisant les coûts et favorisant le commerce du gaz sur de plus longues distances tout en conservant des prix compétitifs. En revanche, la tension géopolitique engendre un surcoût ; le gazoduc EastMed en fournit un exemple patent. Evalué entre 7 et 9 milliards d’euros, ce projet a été signé en janvier 2020 entre Israël, Chypre et la Grèce dans le but d’acheminer 10 milliards de m3 par an de gaz de Méditerranée orientale vers l’Europe en contournant la Turquie[2]. C’est bien plus que les 3 milliards d’euros qui eussent été alloués à la construction du gazoduc entre Israël et la Turquie si ces deux États avaient maintenu de bonnes relations[3].
L’attrait européen pour les ressources de Méditerranée orientale – autour de 4880 milliards de mètres cubes de gaz[4] – découvertes au début des années 2010 s’explique par l’épuisement à moyen terme des réserves norvégiennes en mer du Nord et le besoin de l’Union européenne de diversifier ses sources de gaz afin d’éviter une dépendance accrue envers la Russie. Néanmoins, avec de tels coûts de construction, et alors que les prix du gaz devraient rester au plus bas pendant la décennie à venir[5], il est illusoire de penser qu’EastMed pourra pallier la chute des exportations norvégiennes – 115 milliards de mètres cubes en 2019[6].
Au surplus, la Russie, qui a exporté 190 milliards de mètres cubes à destination de l’Union européenne en 2019[7], tend à accroître ce nombre avec la réalisation prochaine du gazoduc Nord Stream 2 en mer Baltique et la mise en service en janvier 2020 du gazoduc TurkStream qui délivre 15,75 milliards de mètres cubes à l’Europe et autant à la Turquie[8]. Quand la Russie pourvoira à plus de 50% de la demande de gaz au sein de l’UE, EastMed ne rencontrera que 2% de celle-ci[9]. Il bénéficiera certes à la Grèce et à Chypre, sera une source d’appoint pour l’Italie, mais ne procurera qu’un avantage économique marginal pour l’UE dans son ensemble.
Force est de constater que contourner la Turquie et moins dépendre de la Russie sont deux stratégies incompatibles, ne serait-ce que parce que se priver des deux reviendrait à ne pas avoir accès au gaz de Russie, du Caucase, d’Asie centrale, voire de l’Iran, soit près de la moitié des réserves mondiales.
Dès lors, la construction d’EastMed ne se justifie qu’à l’aune de nécessités politiques. La Grèce et Chypre ont de vivaces contentieux maritimes et territoriaux avec la Turquie et refusent de dépendre de celle-ci pour ce qui concerne le gaz, la première pour ses importations, la seconde pour ses exportations. Quant aux Israéliens, ils entretiennent de tumultueuses relations avec la Turquie avec pour fond le conflit israélo-palestinien, la rivalité entre Israël et l’Iran et l’animosité entre Benyamin Netanyahou et Recep Tayyip Erdogan. Israël a fait ainsi le choix de privilégier sa relation avec Chypre et l’Égypte pour l’exploitation des ressources gazières.
La constitution de ce front anti-turc a des conséquences autres que l’accès au gaz méditerranéen à des prix peu compétitifs. Malgré la volonté affichée de réduire la dépendance gazière de l’Union européenne au gaz russe, l’exclusion de la Turquie du projet EastMed devrait produire l’effet inverse.
De surcroît, si TurkStream et EastMed peuvent a priori apparaître comme des projets concurrents, ils sont en réalité très complémentaires pour la Russie. EastMed, en empêchant la Turquie de diversifier ses approvisionnements avec du gaz méditerranéen, permet à la Russie de s’imposer comme un fournisseur d’énergie incontournable dans ce pays. Employés à pleine capacité, les deux gazoducs russes de la mer Noire – BlueStream et TurkStream – peuvent fournir près de deux tiers du gaz consommé en Turquie. La Russie pourra ainsi sécuriser le rendement de ses gisements gaziers d’une part et consolider son rôle sur la scène internationale d’autre part.
Il est en effet indéniable qu’EastMed agit tel un catalyseur des dynamiques à l’œuvre depuis presque une décennie au Moyen-Orient et qui ont vu l’effacement progressif des Européens dans les conflits syrien, irakien et libyen au profit de la Russie, de la Turquie et de l’Iran. Les orientations militaro-stratégiques de la Turquie étant source de tensions et d’escalades sur l’ensemble du bassin méditerranéen, sa relation avec l’Union européenne s’en trouve fragilisée. Le gazoduc vient s’ajouter à cela et ravive les contentieux autour des zones économiques exclusives – la Turquie n’a pas signé la convention de Montego Bay[10]. En contrariant par ailleurs les ambitions de la Turquie de devenir une plateforme majeure de transit de gaz non russe vers l’Union européenne alors que sa géographie l’y destinait, EastMed pourrait entériner la fin des négociations d’adhésion à l’UE, bloquées depuis longtemps.
Si la Turquie entretient des relations historiquement ambivalentes entre l’UE d’une part et la Russie d’autre part, il semble qu’elle doive se rapprocher de plus en plus de cette dernière, tant pour des raisons politiques qu’économiques. Les Européens risquent une marginalisation durable au Moyen-Orient où ils demeureront confinés à la côte levantine, tandis que la Russie, la Turquie et l’Iran deviennent les principaux acteurs de la restructuration de la région.
De la sorte, les ressources gazières restructurent la Méditerranée orientale et contribuent à y dresser une frontière entre Orient et Occident, une frontière à la fois politique et économique dont le nom sera EastMed.