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Le dilemme de la définition juridique du terrorisme
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Par Cyrille Bricout

 

Le 17 février dernier, la cour d’assises spéciale de Paris a condamné dans le cadre de l’affaire « Ulysse » trois hommes à des peines d’emprisonnement de 22 à 30 ans pour leur participation à une « association de malfaiteurs terroristes en vue de la préparation d’actes terroristes ». Ils étaient accusés de s’être préparés à perpétrer une tuerie de masse sur le sol français.
L’un de leurs avocats, Maître Hazan, n’a pas hésité à les comparer à Mohammed Merah pour marquer le contraste : d’un côté, trois hommes piégés par les services de renseignement et de police avant d’avoir pu passer à l’acte, de l’autre un tueur de sang-froid.

 

La défense a ainsi mis le doigt sur l’une des nombreuses spécificités de la justice antiterroriste par comparaison avec le droit commun : elle est principalement préventive. Il ne s’agit pas, une fois l’infraction commise, de trouver les coupables à partir des indices collectés ; il s’agit au contraire d’éviter la perpétration de l’infraction. Or, si le droit pénal commun connaît la notion de tentative d’infraction (1), cette dernière se distingue des actes préparatoires qui ne sauraient quant à eux constituer un début d’exécution.

 

Le risque était par conséquent d’aboutir à un régime digne de Minority Report, reposant sur la confusion entre l’intention et l’action ou la tentative d’action. Pour permettre l’existence d’une justice antiterroriste préventive tout en atténuant ce risque, il a fallu créer un cadre juridique spécifique.
Ce cadre a été introduit par la loi du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme (2), qui a été adoptée alors que le terrorisme était principalement le fait de groupes très structurés fréquemment soutenus par des entités étatiques ou paraétatiques (3). C’est pourquoi la loi de 1986 déterminait les actes terroristes comme certaines infractions de droit commun « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » (4) : la notion d’entreprise rendait compte du caractère structuré et préparé de l’infraction terroriste.
La gravité particulière des infractions ainsi définies comme terroristes justifiait des moyens d’enquête extraordinaires comme la prolongation de la garde à vue jusqu’à 96 heures et la réalisation de perquisitions, visites domiciliaires et saisies sans l’assentiment de la personne chez laquelle elles avaient lieu (5).

 

La loi n° 96-647 du 22 juillet 1996 a ensuite créé l’infraction d’ « association de malfaiteurs terroriste » définie comme « le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation [des actes terroristes définis par la loi de 1986] ». Le caractère préventif de la justice antiterroriste était ainsi établi.
Les principaux apports de la loi de 1986 font toujours partie de notre droit pénal – la définition des actes terroristes est restée la même –, mais son champ d’application a été considérablement élargi. Il en ressort deux difficultés qui se combinent.

 

La première tient à ce qui constitue la singularité du terrorisme dans son acception pénale, à savoir le mobile, alors qu’une infraction pénale est normalement définie par des agissements (6).
Il en résulte, par une déformation notamment due au traitement médiatique, un amalgame entre la cause affichée de certaines infractions – invocation d’une religion, d’une idéologie politique… – et l’« étiquette » de terrorisme, y compris lorsque l’infraction en question est pulsionnelle. C’est oublier que la qualification juridique de terrorisme est suspendue à la caractérisation d’une « entreprise », et donc d’actes préparatoires.
Par conséquent, alors que le cadre dérogatoire propre aux infractions à caractère terroriste (7) a été élaboré pour permettre de déjouer la commission d’infractions difficilement détectables préparées par des groupes organisés et puissants, la notion de terrorisme s’est progressivement trouvée détournée pour s’appliquer à tous les actes rattachés de façon plus ou moins explicite à certaines idéologies, renforçant au passage le pouvoir symbolique de ces actes et risquant de surcharger les organes judiciaires spécialisés.

 

La seconde difficulté tient à l’extension considérable du champ d’intervention de la justice antiterroriste. A titre illustratif, certaines infractions auparavant appréhendées par le droit de la presse ont été placées sous le joug de la justice antiterroriste, ainsi la provocation directe à commettre des actes de terrorisme (8) et l’apologie publique de ces actes (9).
Or, cette extension a pu tourner à l’inflation lorsque la considération du risque d’atteinte à l’ordre public a cédé le pas à la volonté de marquer symboliquement certains agissements du sceau – infamant ou glorificateur, selon le point de vue – du terrorisme.
Le Conseil constitutionnel a ainsi jugé contraires à la Constitution le délit de consultation habituelle de sites terroristes (10) (11), et celui de recel d’apologie du terrorisme (12) consistant à détenir des documents de propagande terroriste. Il a notamment souligné que le Législateur n’avait pas retenu l’intention terroriste de l’auteur comme élément constitutif de ces infractions. Si la mise en danger de la sûreté de l’Etat a, depuis la révolution française, conduit à établir des situations d’exception et des procédures spéciales, leur champ d’application doit être strictement contrôlé, sans quoi les procédures exceptionnelles, comme l’est la justice antiterroriste, encourraient l’accusation de devenir des procédures politiques (13).

 

Le traitement pénal du terrorisme est assis sur une définition qui est le pilier d’un cadre juridique pragmatique permettant de lutter contre des réseaux à la taille et à la puissance variables en intervenant préalablement à la commission de l’infraction tout en préservant la possibilité de condamner les personnes interpelées. Cependant, cette définition présente l’inconvénient de reposer sur le mobile de l’infraction terroriste et prête ainsi le flanc aux dérives du sensationnalisme et de l’instrumentalisation, à tel point que la pertinence actuelle de la notion de terrorisme en droit pénal s’en trouve fragilisée : ne faudrait-il pas intégrer le terrorisme à la délinquance et la criminalité organisées qui bénéficient des mêmes spécificités de procédure et d’enquête ?
Mais ce serait oublier que l’autorité judiciaire n’agit pas dans un cadre cloisonné, et qu’elle est reliée à des organes administratifs et politiques qui ont besoin du concept de terrorisme – fût-il imparfaitement défini – au risque de ne plus pouvoir nommer un ennemi qui agit bien au nom de motifs idéologiques propres.

 

 

(1) Article 121-5 du Code pénal : « La tentative est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d’exécution, elle n’a été suspendue ou n’a manqué son effet qu’en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur ».
(2) Loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme, JORF, n° 0210, 10 septembre 1986.
(3) A titre illustratif, le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient de Fouad Ali Saleh lié au Hezbollah et le Fatah-Conseil Révolutionnaire d’Abou Nidal.
(4) Article 1er de la loi du 9 septembre 1986.
(5) Ibid.
(6) Le mobile est alors un élément secondaire permettant d’estimer la personnalité du suspect, de déterminer le quantum de la peine…
(7) Ce cadre a été étendu à la criminalité et à la délinquance organisées par la loi du 9 mars 2004 portant sur l’adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite « loi Perben II ».
(8) Assimilable sous certaines conditions à un acte de complicité, notion élémentaire de droit pénal commun (article 121-7 du Code pénal).
(9) Article 421-2-5 du Code pénal créé par la loi du 13 novembre 2014.
(10) Décision n° 2016-611 QPC du 10 février 2017 ; Décision n° 2017-682 QPC du 15 décembre 2017.
(11) Sans être un délit, le fait de « consulter habituellement un ou plusieurs services de communication au public en ligne ou détenir des documents provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie » est un critère qui participe à la caractérisation du délit consistant à préparer la commission de certaines infractions terroristes (article 421-2-6 du Code pénal).
(12) Décision n° 2020-845 QPC du 19 juin 2020.
(13) Alain NOYER, La sûreté de l’Etat, LGDJ, 1966.
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