Par Karan Vassil
Le 29 janvier, les services de renseignement estoniens ont publié le cinquième rapport annuel sur les enjeux de sécurité internationale (1), exercice auquel se livrent également les autorités des voisins baltes. Identifiant deux menaces principales, l’une traditionnelle – la Russie – et l‘autre plus récente – la Chine – ce document atteste tant de la permanence que de la diversité des enjeux sécuritaires confrontés par les États baltes.
Étant les seules anciennes républiques soviétiques devenues membre de l’OTAN, les États baltes ont longtemps été perçus comme des « consommateurs de sécurité » (2) dans l’Alliance atlantique en raison des déficiences structurelles de leur défense qui les rendaient passifs devant les différentes menaces. Dès 1998, l’ancien secrétaire d’État Américain, Howard Baker, s’opposait à l’élargissement de l’OTAN à ces États pour la raison que « défendre les États Baltes pousserait certainement à l’usage d’armes nucléaires dans le cas d’une attaque par une Russie renaissante. » (3) Toutefois, si les préoccupations stratégiques des États baltes demeurent encore focalisées sur leur voisinage et sur la menace russe, les efforts d’élargissement de leurs horizons stratégiques traduisent une implication plus grande dans l’architecture de sécurité euro-atlantique ainsi qu’une conscience sécuritaire plus aigüe.
Désignant « un ensemble d’unités dont les processus majeurs de sécuritisation, désécuritisation, ou les deux, sont si interreliés que leurs problématiques de sécurité ne peuvent raisonnablement pas être analysées indépendamment les unes des autres » (4), le concept de complexe régional de sécurité (RSC) rend bien compte des dynamiques sécuritaires de l’espace balte et de ses interactions avec d’autres ensembles, tels que le complexe euro-atlantique. Comme le précise Barry Buzan, le trait caractéristique principal du RSC est « le degré élevé de menace/crainte que ressentent mutuellement deux ou plusieurs États. » (5) La Russie est perçue par les États baltes comme la menace principale de leur environnement stratégique et, au lendemain de leur indépendance, en raison de cette menace, ces États appartenaient de fait au complexe de sécurité postsoviétique. Cette perception est le produit d’une longue histoire tourmentée des relations avec le voisin russe. L’annexion de 1940, ou encore la projection de forces spéciales russes dans les capitales baltes en 1991, lors des déclarations d’indépendances, sont autant de souvenirs douloureux qui façonnent encore aujourd’hui la vision négative de la Russie. Or, l’annexion illicite de la Crimée en 2014 et la multiplication des actions disruptives russes depuis, ont forcé l’OTAN et l’Union européenne à recalibrer leur perception de la Russie, passant ainsi de partenaire stratégique à menace pour la sécurité internationale. Dès lors, dans ce nouvel environnement stratégique, les Baltes ont pu voir leurs horizons sécuritaires se solidariser avec ceux du complexe euro-atlantique.
D’abord centrés sur la dimension territoriale de la sécurité, les États baltes ont su progressivement atteindre une maturité stratégique en redoublant d’efforts pour respecter les standards militaires de l’OTAN et en opérant un élargissement considérable de leurs horizons stratégiques (6). Depuis 2018, les États baltes sont parmi les huit seuls États à investir 2% de leur PIB dans le budget de la défense (7). Ces efforts budgétaires traduisent une implication forte de ces acteurs au sein de l’architecture euro-atlantique, remettant en question l’image de consommateurs de sécurité passifs. Dans un environnement stratégique marqué par la multiplicité des menaces provenant de la Russie, les États baltes ont très tôt cherché à se spécialiser dans de nouveaux secteurs de sécurité, tels que l’énergie ou encore le cyber. Par exemple, la Lituanie s’est efforcée de s’affranchir de la dépendance énergétique à l’égard de la Russie et s’est fait le chantre d’une stratégie énergétique transatlantique notamment en accueillant en 2012 un centre d’excellence de l’OTAN consacré à la sécurité énergétique. Dès les années 2000, l’Estonie a manifesté son ambition de devenir un acteur central de la cybersécurité, notamment en accueillant en 2014, le Centre de recherche de cyberdéfense de l’OTAN. Au-delà de sa dimension militaire, le cyber, dans sa dimension informationnelle est un enjeu crucial pour les États baltes, qui sont les plus exposés aux campagnes de désinformation et de d’influence russes. Ainsi, l’élargissement des enjeux de sécurité atteste de la maturité stratégique de ces États, devenus des éléments dynamiques de l’architecture de sécurité euro-atlantique.
Aussi, cette maturité se reflète dans la capacité de ces acteurs à identifier de nouvelles menaces. Loin d’être obnubilés par la menace russe, les États baltes ont manifesté une conscience sécuritaire aigüe en identifiant la Chine comme une menace technologique. Au moment de la publication du rapport des services de renseignement, l’État lituanien interdisait les équipements destinés aux contrôles dans les aéroports fabriqués par la compagnie chinoise Nuctech (8) car ils constituaient une menace pour la sécurité nationale. Ayant fait le pari très tôt des nouvelles technologies avec l’ambition de devenir des hubs dans ce secteur, les États baltes sont particulièrement vulnérables à l’espionnage technologique, intensément pratiqué par la Chine. Depuis le début de l’année, les États baltes appellent l’Union européenne à la vigilance sur le risque d’espionnage chinois et russe et en envoyant des émissaires de second plan au Sommet 17+1 organisé par la Chine le neuf février, ont envoyé un message politique fort. Face aux géants russes et chinois, les États baltes font preuve d’un dynamisme dans les questions sécuritaires, faisant d’eux de véritables rouages stratégiques de l’ensemble euro-atlantique.
(1)2021ENG.pdf. https://www.valisluureamet.ee/pdf/raport/2021-ENG.pdf. Consulté le 2 mars 2021.
(2) Perchoc, Philippe. « Les États Baltes, Entre Défense Territoriale Et Élargissement Des Concepts De Sécurité ». Revue detudes comparatives Est-Ouest, vol. N° 44, no 3, NecPlus, 2013, p. 61‑88
(3) Baker H., Frye A., Nunn S. & Scowcroft B. (1998), “Will Expansion Undercut the Military?”, Los Angeles Times
(4) Barry Buzan, People States and Fear, 1983
(5) Buzan B., Waever O., Security : A New Framework for Analysis, Lynne Rienner Publishers INC, 1997
(6) Kalibataitė, Živilė. « Le positionnement stratégique des pays baltes face à la Russie ». Revue Defense Nationale, vol. N° 802, no 7, Comité d’études de Défense Nationale, 2017, p.147‑52
(7) Dépenses militaires (% du PIB) | Data. https://donnees.banquemondiale.org/indicator/MS.MIL.XPND.GD.ZS. Consulté le 2 mars 2021
(8) « Baltic States Warn EU on China and Russia Espionage ». EUobserver, https://euobserver.com/foreign/150973. Consulté le 2 mars 2021.