Par Salomé Sifaoui
« Résistez beaucoup, obéissez peu. Dès que vous cesserez de remettre en question la soumission, vous serez complètement asservis, Et une fois complètement asservis, aucune nation, aucun état, aucune ville, ne peut jamais plus ensuite recouvrer la liberté. » … écrivait Walt Whitman dans son poème To the States, issu du recueil Leaves of Grass (1855). Un peu moins d’un siècle après la fin de la guerre d’indépendance qui prit fin le 4 juillet 1776, quelques années avant la Civil War (1861-1865), cet esprit de défiance vis-à-vis du gouvernement s’annonce partie intégrante, si antinomique soit-elle, de la citoyenneté américaine. La valeur de liberté populaire, de la prédominance du peuple -fondateur des institutions- sur l’Etat, résonne aujourd’hui dans ces velléités séditieuses. Mais est-ce la liberté aujourd’hui que l’on consacre ? Il demeure qu’un pan de la population gardait ses torts dans l’histoire nationale, le Sud, rejeton pourtant caractéristique de l’âme américaine. Cette Amérique factieuse du 6 janvier 2020 est l’expression criante du vestige de l’esprit confédéré. Le spectre d’une division entre le Nord et le Sud (paradigmes plus généraux que géographiques) plus d’un siècle et demi après la guerre civile, réapparait à travers deux Amériques antagonistes, irréconciliables du fait de l’antinomie même de leurs valeurs.
On s’imagine alors difficilement comment Joe Biden parviendrait à établir une autorité sur les pro-Trump, quand les institutions se révèlent plus fragiles qu’elles ne paraissent. Il demeure aussi que les Russes ont réussi en coup de maître la déstabilisation des institutions, motivation de leur ingérence en 2016. Saper la confiance dans les institutions démocratiques, l’objectif est atteint : 45% des électeurs républicains ne reconnaissent pas la légitimité du vote et sont favorables à l’assaut du Capitole (1). Il y avait deux voies possibles pour mener à bien la tentative de déstabilisation : au mieux, la victoire de Donald Trump, sinon, de montrer qu’une ingérence russe est possible et peut influencer les élections américaines. Dans les deux cas, ces moyens permettaient de déstabiliser la première puissance mondiale et ce processus s’est décanté durant quatre ans de présidence Trump. D’ailleurs, si le rôle de Donald Trump est incontestable dans l’alimentation d’un mouvement séditieux, cette implication s’inscrit dans plusieurs dynamiques. Pendant quatre ans, le président a nourri un mouvement contestataire par la non-condamnation des rassemblements racistes à Charlottesville, pour celui aussi de la théorie Qanon, puis durant les débats, dans un appel clair aux mouvements suprémacistes. Donald Trump leur a accordé de multiples attentions, comme un général appelant ses troupes à être prêtes – « Stand back and stand by » adressait-il aux Proud Boys. Le président, depuis sa campagne en 2016, a ouvert un espace aux nationalistes blancs, leur permettant d’exprimer leurs opinions au-delà de la défense symbolique du drapeau confédéré. La contestation du vote depuis cet été en est l’illustration finale. L’appel à la révolte du 6 janvier est le coup de grâce. Au-delà de cet appel, il a participé à ce que l’événement du Capitole se produise, en ralentissant les mécanismes de sécurité dans la capitale. Le secrétariat à la Défense est resté muet lorsque la maire de Washington D.C a exigé en renfort la garde nationale. Les unités de la 173ème Brigade aéroportée peuvent se déployer avec un préavis de 18 heures. Il en va de même pour l’une des brigades de la 82ème Airborne Division, qui n’a pas été déployée en dépit des indicateurs sur les réseaux sociaux. S’il y a eut quatre morts dans leur camp, il n’empêche que ces drames serviront la cause révolutionnaire nationaliste: les factions pro-Trump afficheront leurs martyrs morts pour défendre la liberté citoyenne, spoliée de son droit électoral selon elles. Si tous les observateurs s’accordent pour prédire que cet événement n’est pas isolé et qu’il amorce une phase de déstabilisation à long-terme, il est important d’en analyser les composantes, d’autant plus qu’il est inédit. Si certains disent qu’il fragilise la démocratie, il est pourtant révélateur d’une citoyenneté forte. Si cela ne représente pas l’entièreté du peuple, il demeure que cette minorité reste à gouverner. Qui est cette moitié d’électeurs républicains qui s’oppose aux résultats de l’élection présidentielle et menace le fonctionnement des institutions ? Est-elle représentée à tort par une minorité radicale et terroriste d’extrême-droite ? Quels sont les fondements de cette menace?
Les acteurs factieux du 6 janvier dernier sont tous issus de l’extrême-droite, avec cependant, une hétérogénéité de profils. Certains sont évangélistes, d’autres néo-confédérés, nationalistes blancs, néo-nazis, des membres du Klansmen, des adeptes de la théorie Qanon, des miliciens comme les «Boogaloo Boys» et les « Proud Boys ». Pour certains religieux, pour d’autres appartenant à la droite alternative, leur dénominateur commun s’illustre par leur soutien à Donald Trump.
L’élément le plus surprenant de ce mouvement factieux est sûrement la dynamique de conversion chez les évangélistes, poussés à la radicalisation au travers du complot Qanon. La thèse Qanon est parvenue à se frayer dans les plus hautes sphères du parti conservateur des Républicains comme pour le général Micheal Flynn, ancien conseiller à la Sécurité nationale de l’administration Trump, qui a prêté allégeance et anime désormais une communauté de #DigitalSoldiers (soldats numériques). La pandémie a renforcé cette tendance complotiste chez les évangélistes, animés par la logique protestante d’aller par soi-même à la source de l’information pour contribuer, dans un devoir citoyen, à l’essor spirituel de la communauté. Cette frénésie alimentée par le complot a été propulsée en partie par une couverture médiatique crédule et par de fausses accusations, s’accordant à une vague de télé-évangélistes qui ont « promis d’aider les téléspectateurs à repérer des symboles et des rituels sataniques secrets dans le monde séculier ». (2)
Avant l’élection de Donald Trump, les rassemblements publics d’extrême-droite se faisaient pourtant rares. La montée en puissance de Donald Trump dès 2015, qui s’est appuyée sur la même rhétorique de division que l’extrême droite a historiquement utilisé pour galvaniser ses membres, a transformé le paysage politique. Les meetings de campagne ont participé au rassemblement de l’extrême-droite américaine. La droite radicale s’est soudainement engouffrée dans la brèche de la politique dominante. Un espoir de gagner le pouvoir politique est apparu. Le mouvement a alors pris de l’ampleur et attiré plus d’adhérents, en raison de cet espoir de gagner le pouvoir politique mais aussi sous l’impulsion des paroles de Donald Trump. Celui-ci se présente aujourd’hui comme la plus grande menace de terrorisme intérieur. Deux tiers des complots et attaques terroristes domestiques sont perpétrées par les suprémacistes blancs, contre 20% pour les groupuscules d’extrême-gauche, antifascistes et anarchistes (3). Le terrorisme intérieur américain est défini par le Patriot Act comme des actes de violence commis aux États-Unis, qui constituent une violation des lois pénales fédérales ou étatiques visant à inquiéter ou à contraindre une population civile; influencer la politique d’un gouvernement par l’intimidation ou la coercition; ou affecter la conduite d’un gouvernement par destruction massive, assassinat ou enlèvement. Le Federal Bureau of Investigation (FBI) qualifie le terrorisme domestique d’extrémisme violent quand il est destiné à promouvoir des objectifs idéologiques découlant d’influences politiques, religieuses, sociales, raciales ou environnementales. En octobre 2020, le département américain de la sécurité intérieure concluait dans un rapport que «les extrémistes violents à motivation raciale et ethnique – en particulier les extrémistes suprémacistes blancs- resteront la menace la plus persistante et la plus meurtrière dans le pays». (4)
Préparés sur Internet, les rassemblements de l’extrême-droite ont promu les théories du complot nationaliste blanc, mais aussi se sont révélés un moyen de se réunir autour de préoccupations concernant la liberté d’expression et de croyances selon lesquelles les antifascistes constituaient une menace autoritaire pour la nation. Les organisations nationalistes blanches sont descendues dans la rue, stimulées par l’activisme de la droite politique plus large qui s’opposait, par exemple, aux appels à supprimer les symboles et monuments faisant référence aux confédérés. Le lendemain de l’annonce de la campagne présidentielle en juin 2015 par Donald Trump, Dylann Roof, un suprémaciste blanc radicalisé en ligne, a assassiné neuf fidèles noirs dans leur église de Charleston. Après que la Caroline du Sud a retiré le drapeau confédéré du Capitole en réponse au crime, la pression s’est accrue pour retirer le drapeau, et d’autres monuments de la Confédération, des espaces publics. Les tentatives d’élimination de ces symboles racistes ont contribué à alimenter un récit de victimisation de la droite et, pour la première fois depuis des décennies, ont propulsé un grand nombre de partisans confédérés dans les rues. Le Southern Poverty Law Center a documenté 364 rassemblements pro-confédérés du 20 juin 2015 au 15 décembre 2015. Un rassemblement de juillet 2015 dans le comté d’Alamance, en Caroline du Nord, a attiré environ 4 000 personnes. (5)
Caractérisant la radicalité du mouvement suprémaciste, la conversion appelée « Red Pilling » définit le passage à l’extrémisme politique. Un jeune homme déclarait au Huffington Post en 2018 « cela me fait savoir que je fais partie de quelque chose de plus grand que moi et je ne me sens plus seul » lors d’un événement organisé par Richard Spencer, un nationaliste blanc très actif durant la campagne de Donald Trump. A cause des poursuites judiciaires, les suprémacistes blancs se sont largement retirés sur Internet, se concentrant sur la création d’espaces susceptibles de radicaliser les jeunes hommes. Cependant, l’action sur le terrain demeure. A l’été 2018, les Proud Boys, un groupe entièrement masculin de réactionnaires d’extrême droite, ont organisé une série de rassemblements aux Etats-Unis où les membres se sont équipés pour « combattre les antifascistes ».
La droite radicale continue de bâtir un mouvement qu’elle croit capable d’atteindre ses objectifs révolutionnaires, bien que sa tactique ait changé. Les rassemblements n’ont plus la valeur stratégique qu’ils avaient aux débuts du mandat Trump, maintenant que celui-ci est parvenu à atteindre la Maison Blanche. Donald Trump n’incarne plus un objectif, certains activistes étant déçus par l’incapacité du président à réaliser leurs visions ethno-nationalistes ou ultra-nationalistes. Par conséquent, l’extrême droite a dérivé vers des fins plus révolutionnaires et s’est attaquée à l’État lui-même. Les Blancs, pensent-ils, sont confrontés à une menace apocalyptique et doivent prendre des mesures contre «la communauté juive internationale scellant le destin de la race blanche», comme le dit un activiste en ligne, lié au suspect de la fusillade de la synagogue de Poway, en Californie, en 2019 (6). D’autres membres du mouvement se préparent à «l’invasion hispanique», selon une autre déclaration en ligne liée à la tuerie de Walmart à El Paso, au Texas en 2019 (7). L’extrême-droite justifie ses actes de violence par l’imminence du « génocide blanc ». Chaque acte de violence mené par les antennes terroristes de l’extrême-droite fait partie d’un mouvement plus large visant à déstabiliser l’État. Par exemple, en octobre 2020, le FBI a arrêté Adam Fox, Barry Croft et plusieurs autres complices dans un complot visant à kidnapper et potentiellement exécuter la gouverneure du Michigan, Gretchen Whitmer. Ils avaient également prévu d’enlever le gouverneur de Virginie, Ralph Northam, à cause de ses mesures de confinement pour ralentir la propagation de la Covid-19.
Plus largement, la droite radicale cherche activement à exploiter le climat politique polarisé – un climat qui est devenu encore plus incertain sous la pression de la pandémie et des manifestations Black Lives Matter cet été. Les mouvements extrémistes et clandestins affirment sur Internet que la démocratie américaine se dirige vers un effondrement inévitable. Si Donald Trump reste une caisse de résonance pour le mouvement, ils ont désormais l’intention d’exacerber les tensions politiques – comme nous l’avons vu le 6 janvier – et pousser le pays vers une seconde guerre civile. Le spectre confédéré n’a jamais été aussi fort depuis un siècle.
Ainsi, ces violences font ressurgir le spectre de la sécession au sein d’une frange de la population, les Etats-Unis se retrouvant face aux fantômes de leur histoire. Fondant leur unité sur la victoire d’un camp sur l’autre au lendemain de la guerre de sécession, le ressentiment des confédérés rejetés est une plaie qui n’a jamais été pansée, et qui, ravivée par la rhétorique de la droite pro-Trump, redevient béante en 2021. Cet échec de l’intégration d’une population a perpétué une rupture profonde entre deux systèmes de valeurs et gangrène désormais la démocratie américaine, dans sa représentativité et son intégrité.
(2) MIT Technology Review. « Evangelicals Are Looking for Answers Online. They’re Finding QAnon Instead. » Consulté le 10 janvier 2021. https://www.technologyreview.
(3) « The War Comes Home: The Evolution of Domestic Terrorism in the United States ». Consulté le 10 janvier 2021. https://www.csis.org/analysis/
(4) U.S. Department of Homeland Security, Homeland Threat Assessment (Washington, DC: U.S. Department of Homeland Security, October 2020), 18, https://www.dhs.gov/sites/
(5) Southern Poverty Law Center. « When the ‘Alt-Right’ Hit the Streets: Far-Right Political Rallies in the Trump Era ». Consulté le 10 janvier 2021. https://www.splcenter.org/
(6) (7) Ibid