Par Joana Sureau
En novembre dernier, le célèbre écrivain mozambicain Mia Couto s’exprimait dans le quotidien O Pais à propos de la hausse violente de l’insurrection islamiste dans le nord du pays. Comparant la réaction médiatique suite à l’assassinat de l’enseignant français Samuel Paty à la couverture des événements du Mozambique, il pointait du doigt “l’oubli de l’histoire”[1].
“Lorsqu’un enseignant a été décapité en France, tous les journaux, toutes les stations de radio ont relayé les informations sur la vie de cette personne. La mobilisation nous a fait prendre conscience que les personnes tuées ou chassées ont droit à une existence présente et vivante dans nos mémoires. Les personnes assassinées au Cabo Delgado ne peuvent pas simplement faire l’objet d’actualités, dans lesquelles elles sont des chiffres. C’est une façon de les tuer une seconde fois“[2].
Région située dans le nord du Mozambique, le Cabo Delgado est un espace riche de ressources qui suscite des intérêts grandissants, notamment pour ses gisements gaziers, de la part d’acteurs internationaux. Si la perspective d’un avenir radieux pour le gaz africain semble s’esquisser, celui-ci demeure pour l’instant compromis par les exactions d’un groupe armé terroriste dont les moyens et les opérations témoignent du développement exponentiel de leurs capacités. Alors que les données d’Armed Conflict Location & Event Data project (ACLED) affirment qu’environ 1500 personnes ont perdu la vie depuis 2017[3], la plupart étant des civils, le Programme alimentaire mondial des Nations Unies estime que le nombre de personnes déplacées internes (pdi) est passé de 90 000 à 300 000 personnes dans la seule province du Cabo Delgado[4]. Contraintes à la fuite, elles dépendent désormais de l’aide humanitaire.
Octobre 2017. Connus à cette époque sous le nom d’al-Shabaab[5], désormais Ahlu al-Sunna wal-Jamaa (ASWJ), un groupe de jeunes musulmans locaux amorce un mouvement d’insurrection dans la ville portuaire de Mocimboa da Praia. S’appuyant sur les revendications d’une secte créée en 2007, dont l’épine dorsale serait un membre de la communauté Mwani, le groupe se dresse contre l’establishment islamique, incarné par le Conseil islamique du Mozambique, dont il rejette la vision quiétiste. Les insurgés d’al-Shabaab exigent l’application de la charia sur le territoire.
Novembre 2020. Le groupe d’insurgés, qui aligne désormais plus d’un millier de sympathisants dans ses rangs, a perpétré 370 attaques pour la seule année 2020[6], soit le double qu’en 2019 à cette période. S’ils ne constituaient qu’un groupe marginal attaquant les hameaux forestiers lors de raids nocturnes en 2017, les récentes attaques, offensives complexes qui visent des cibles officielles, poussent le gouvernement mozambicain à se rendre à l’évidence: le groupe connaît un développement sans précédent qui plonge le nord du pays dans une crise sécuritaire et humanitaire. Comment l’émergence d’un tel groupe a-t-elle été rendue possible ?
Un territoire fertile à l’assimilation de la rhétorique des insurgés
Les problèmes socio-économiques du territoire du Cabo Delgado ont favorisé l’essor du groupe ASWJ. Premièrement, le mouvement a bénéficié de rivalités ethniques profondément enracinées. D’une part, il y a les Macondes, communauté majoritairement chrétienne implantée sur les plateaux de l’intérieur du territoire. Ayant joué un rôle déterminant dans la lutte pour la libération du Mozambique au côté du Front de Libération du Mozambique (FRELIMO), parti de l’actuel président Filipe Nyusi, le groupe entretient des relations de proximité avec le gouvernement actuel, considéré ainsi comme un agrégat d’élites. De l’autre, on trouve les Mwani et Macua, peuples côtiers du nord, de majorité musulmane, dont la tendance est de soutenir le parti Resistência Nacional Moçambicana (RENAMO), engageant une opposition à l’ordre établi. À ces divisions s’ajoutent dans un deuxième temps la situation socio-économique de la région. Celle-ci a directement servi le discours de propagande du groupe, faisant du Cabo Delgado un bassin d’éventuels sympathisants. Cette région est la plus pauvre du Mozambique et le manque de gouvernance étatique nourrit un sentiment d’exclusion des populations civiles, renforcé depuis la découverte de gisements de gaz. Les populations locales étaient déjà largement empêchées de mener leurs activités d’extraction des minéraux de valeur par les conglomérats d’affaires et par le Frelimo. Elles considèrent désormais que le Cabo Delgado fait l’objet d’une privatisation économique et que les richesses ne tombent qu’aux mains des élites mozambicaines.
Dans ce contexte, les membres d’ASWJ parviennent à s’imposer en esquissant le portrait d’un groupe de défenseurs des musulmans pauvres. Au travers de thèmes attrayants, la mauvaise gouvernance ou la corruption des élites, les messages sont clairs et efficaces; le groupe “occupe les villes pour prouver que le gouvernement en place est injuste, qu’il humilie les pauvres et donne le profit aux patrons”[7]. Cette rhétorique trouve un écho favorable dans la région où les niveaux de pauvreté sont supérieurs à la moyenne nationale[8], et qui concentre la plus grande population musulmane (18%) d’un pays à majorité catholique.
Un groupe terroriste dont la conscience stratégique semble amorcer un succès croissant
Au service de cette objection fondamentaliste à la gouvernance islamique du nord Mozambique, l’ASWJ dispose d’une solide base organisationnelle et d’un savoir-faire qui se perfectionnent à mesure que le mouvement gagne en envergure. Cette rapide croissance repose d’abord sur une sélection stratégique des cibles: les membres mettent un point d’honneur à attaquer les infrastructures associées symboliquement à l’État, des postes de police aux ports de commerce, en passant par les bâtiments de téléphonie cellulaire. Ce type d’attaque illustre d’ailleurs une volonté plus profonde de rendre impossible le travail de gouvernance civile dans les districts où le groupe s’affirme, et ainsi, d’alimenter toujours davantage le sentiment d’exclusion et la vulnérabilité des populations locales. Les récentes attaques ont par exemple eu des conséquences sur les actions de l’ONG Médecins sans frontières. Alors qu’une partie des populations dépendent désormais de l’aide humanitaire et que les violences dans la région poussent les ONG à restreindre leur assistance, le groupe attaquait le 28 mai 2020 le village de Macomia[9], hébergeant le centre de santé MSF. Augmenter la présence sur les nœuds et espaces de flux stratégiques est par ailleurs un moyen d’immobiliser les actions de l’État, tout en bénéficiant des taxes imposées aux activités économiques illicites, notamment le trafic d’héroïne, de bois, d’ivoire et de rubis.
Les analystes du conflit, tels que Tim Lister qui travaille pour le Combating Terrorism Center, s’accordent par ailleurs à affirmer que le succès d’ASWJ est lié à une conscience des erreurs stratégiques commises habituellement par d’autres groupes terroristes[10]. Parmi ces erreurs, l’organisation d’opérations qui dépassent les capacités des groupes armés: jusqu’au mois d’août 2020 ASWJ s’affairait à piller les villages sans les occuper. Ils évitent ainsi toute opération qui pourrait les rendre vulnérables à des actions gouvernementales. La relation entretenue avec les civils fait également partie de ces erreurs évitées par ASWJ. Le groupe maintient son utilisation de la terreur et de la violence à des niveaux qui, certes, intimident les civils et les poussent à l’exode, mais ne les amènent pas à se révolter ou à organiser une lutte locale contre les insurgés. Entre violence et clémence intéressée, le groupe alterne massacres locaux, dons de biens matériels et financement des collectivités. Cette dynamique rend complexe la relation avec les populations civiles. Enfin, leur rapide ascension repose sur une profonde compréhension des limites des forces de sécurité mozambicaines comme stratégie, le plaçant ainsi dans une position de supériorité.
L’impuissance du gouvernement et de ses forces de sécurité
Dès 2017, le gouvernement mozambicain opte pour une réponse sécuritaire aux actions terroristes. “Stagnante et incohérente”[11], cette réponse est le reflet d’une incapacité gouvernementale à identifier le mouvement, ses protagonistes et son organisation opérationnelle, affirme Emilia Columbo, analyste au Center for Strategic and International Studies. Malgré un déploiement croissant, les forces de sécurité mozambicaines font face à un manque de formation, d’équipement et de transport protégé, de lignes de ravitaillement et de soutien logistique qui les entraînent dans leur propre perte: elles sont victimes d’embuscades[12], de détournements d’uniformes et d’armes permettant l’infiltration des insurgés. En effet, les problèmes de commandement et de contrôle sont nombreux au sein d’une armée dont la mauvaise structuration empêche de mener une lutte antiterroriste efficace. Les forces de sécurité sont divisées entre la Policia da Republica (PRM), qui dispose de sa propre unité d’intervention rapide militarisée, et les unités des Forças Armadas e Defesa de Moçambique (FADM). Ces divisions se traduisent par un manque de coordination des troupes qui joue en leur défaveur. Il existe par ailleurs des lacunes de confiance entre les fantassins et leurs commandants: les troupes nouvellement créées, dont les membres proviennent du sud du pays voir de l’étranger, sont contraintes de se battre dans “une guerre qu’ils ne considèrent pas comme la leur”[13], et sur un terrain géographiquement difficile et culturellement différent du leur. Face au manque de succès des forces dans la lutte antiterroriste, certains soldats cèdent finalement à la désillusion pour se rallier aux troupes terroristes[14], prouvant ainsi les faiblesses du sentiment d’appartenance et le manque de compréhension du conflit. Ces désertions offrent un avantage considérable au groupe insurgé qui bénéficie de nouveaux renseignements et de l’expertise des soldats dans la lutte contre les opérations gouvernementales.
La gestion de l’insurrection par le gouvernement apparaît donc arbitraire, en raison de l’impréparation des troupes, mais également parce que celui-ci ne semble pas cibler précisément son ennemi. En décembre 2017, les forces du gouvernement ont mené un raid d’hélicoptère et le bombardement mer-sol sur le village de Mitumbae, qui était considéré comme le bastion de l’ASWJ. L’opération, qui a fait une cinquantaine de morts, a également fait des victimes parmi les civils, et fut qualifiée par la suite de “bombardement à l’aveugle”[15]. Ce type d’événement est la preuve que l’action du gouvernement nécessite des opérations menées par des unités d’élites équipées, disposant d’une technologie de drone militaire et intégrée dans une plus grande coopération transnationale.
Au-delà de ces faiblesses opérationnelles, l’impuissance latente du gouvernement mozambicain face à la menace terroriste réside également dans l’impopularité de ses troupes. Les abus des services de sécurité contre les civils sous prétexte de la lutte anti-terroriste sont fréquents[16], du harcèlement[17] aux exécutions extrajudiciaires[18]. La violation des droits humains a pour conséquence de saper toute possible expression et forme de confiance de la population civile envers ses forces de sécurité, d’autant que leurs membres, majoritairement originaires du sud, ne parlent pas les dialectes locaux. Cette division sert directement le discours de propagande de l’ASWJ. Une récente étude du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a révélé que 71% des personnes interrogées avaient rejoint la mouvance terroriste en réponse à la violence des forces de sécurité envers les civils[19], phénomène qui se confirme dans le Cabo Delgado.
Plus généralement, l’erreur principale causant l’impuissance des forces armées mozambicaines réside dans un conflit qui n’est pas attaqué aux racines; la pauvreté et du chômage, la marginalisation d’une partie de la population et la privatisation régionale menant à l’expropriation de ses locaux dans un contexte général de crise socio-économique. Face à des insurgés qui, dans un vaste processus de recrutement, offrent des salaires, des bourses et des aides à la création d’entreprise[20], la région manque cruellement de programmes gouvernementaux, d’où la nécessité pour l’Agence de développement intégrée du Nord de mettre en oeuvre des programmes socio-économiques afin d’améliorer les qualités de vie dans le Cabo Delgado, et ainsi, de contrer les discours insurrectionnels ayant pour fond la négligence d’élites corrompues.
L’assaut de Mocimboa da Praia, climax d’une supériorité stratégique évidente: d’une guérilla à une guerre hybride ?
Le 11 août 2020, le groupe djihadiste s’empara de la ville et du port de Mocimboa da Praia. La ville, berceau du groupe, avait été le lieu symbolique de la première attaque en 2017, marquant d’après Morier-Genoud, historien du conflit, “le passage d’un sectarisme islamique au djihadisme armé”[21]. L’actuelle occupation de la ville par le groupe ASWJ rappelle d’ailleurs leur projet initial d’en faire la capitale du mouvement, et questionne les possibilités d’établissement d’un califat.
Il n’en demeure pas moins que l’événement prouve la sophistication croissante de leurs opérations, et souligne la supériorité d’ASWJ dans les rapports de force actuels. Il est la preuve d’une évolution radicale de leurs capacités et de leurs ambitions. Le groupe est passé d’une technique d’attaque exclusive des villages ou d’individus isolés au lancement d’opérations de plus grande complexité, à double front, menaçant et faisant fuir les forces gouvernementales des lieux stratégiques. L’attaque du 11 août a en effet chassé les marines des forces mozambicaines qui gardaient le port, et certains rapports affirment d’ailleurs que l’ASWJ aurait coulé le patrouilleurs HS-132 de la marine mozambicaine avec des RPG[22].
Cette attaque a illustré la capacité du groupe à mobiliser des individus sur plusieurs fronts: alors que l’assaut était lancé à Mocimboa da Praia, une attaque était menée simultanément à Quissanga[23]. Cela a, en outre, prouvé sa capacité à déployer des lancements dans les eaux côtières, renforçant ainsi sa présence maritime: après l’assaut, une attaque était lancée sur l’île voisine et station balnéaire de Vamizi[24]. Elle a rendu évidente la conscience tactique et stratégique des membres d’AWSJ. Le port de Mocimboa da Praia, auquel les priorités de défense avaient été données, est la principale source de ravitaillement de l’armée. L’attaquer revient à couper les flux matériels militaires, et entrave les efforts de guerre de l’État dans le nord du pays. La ville est d’autant plus stratégique qu’elle est le nœud logistique majeur pour les projets de Gaz naturel liquéfié (GNL) du site d’Afungi, notamment pour l’importation des fournitures à destination des champs de gaz offshores et installations logistiques à terre. S’emparer de la ville revient ainsi à accroître le risque sécuritaire sur les infrastructures énergétiques et à menacer directement les intérêts étrangers d’acteurs tels que la France, l’Italie ou les États-Unis. L’assaut de Mocimboa da Praia prouve ainsi le passage d’une guérilla à un conflit plus symétrique, illustrant la mise en place d’une “stratégie hybride”[25] reposant sur la manipulation des populations locales, l’usage de la force entre modération et brutalité, conscience et la mise à profit des points faibles de l’adversaire et l’établissement de bases territoriales solides.
Une semaine avant l’assaut, un briefing du département d’État américain ravivait d’ailleurs l’inquiétude américaine quant à l’insurrection. Le général de division américain Dagvin Anderson, commandant de l’US special Operations Command Africa affirmait que les États-Unis avaient, durant les 18 derniers mois, observé les insurgés “développer leurs capacités, devenir plus agressifs et utiliser des techniques et procédures courantes qui, dans d’autres parties du monde, notamment au Moyen-Orient, sont associées à l’État Islamique”[26].
Vers l’internationalisation d’un mouvement
Bien qu’il soit difficile d’évaluer les liens de l’ASWJ avec l’État Islamique, les tournures des récentes opérations semblent inscrire le mouvement mozambicain dans un écosystème djihadiste plus global d’Afrique de l’Est, ancré jusqu’au sud sur le territoire de Cabo Delgado. En avril 2019, la direction centrale de l’État Islamique a en effet reconnu une nouvelle province, nommée État Islamique en Afrique Centrale (IS-CAP). Si sa première composante officielle en est le Nord-Kivu de la République Démocratique du Congo[27], la seconde n’est autre que la province du Cabo Delgado. Bien que seules les attaques d’envergure soient revendiquées par l’ISCPA, l’influence étrangère apparaît de plus en plus évidente.
En 2017, une vague d’arrestations de jihadistes au Mozambique avait déjà permis de compter 50 personnes de nationalité tanzanienne et ougandaise, parmi 400 détenus. Les liens ethniques et linguistiques communs entre les membres des communautés Mwani de chaque côté de la frontière avec la Tanzanie font du nord de la frontière un potentiel vivier de recrutement. En janvier 2018, un haut responsable de la police tanzanienne avait d’ailleurs déclaré la fuite de militants tanzaniens vers le Mozambique[28]. Le lien avec l’Ouganda a également été confirmé par l’arrestation d’Abdul Rahman Faisal Nsamba, recherché par les autorités ougandaises pour terrorisme, en 2018, à Cabo Delgado[29].
Cette influence a d’ailleurs permis au gouvernement mozambicain d’adopter une nouvelle ligne en 2020. Après l’attaque d’août, le président Nyusi déclarait que les signes rassemblés poussaient à croire que l’insurrection était davantage importée que native, réclamant ainsi une coordination régionale dans la lutte anti-insurrectionnelle.
Au-delà de prouver ses liens internationaux, le mouvement semble étendre territorialement ses capacités opérationnelles, constituant progressivement une menace qui n’est plus nationale, mais régionale. L’insurrection devient un enjeu pour l’Afrique de l’Est, notamment pour la Tanzanie. La frontière avec le Mozambique est poreuse et offre aux insurgés des voies d’évacuation et des bases arrières, en témoigne l’attaque le 15 octobre dernier contre un poste militaire à Kitaya, revendiquée par l’État Islamique comme première attaque de l’EI-CAP dans le sud de la Tanzanie.
Alors que la violence se rapproche des frontières, elle semble nécessiter le développement d’une coopération régionale dans la lutte antiterroriste. Si l’ASWJ ne déploit pour le moment aucun combattant à l’étranger, un attentat suicide suffirait, d’après Emilia Columbo[30], à susciter la peur et ainsi la réaction des gouvernements régionaux. Hésitant jusqu’ici à demander l’assistance des pays voisins, le président Nyusi a souligné la nécessité d’établir une plus grande sécurité aux frontières. Dans ce contexte, les forces de sécurité tanzaniennes avaient déjà lancé une opération de contre-insurrection le long de la frontière adjacente à la rivière Rovuma. Mais les pays susceptibles d’apporter un soutien au Mozambique demeurent en retrait.
Si le président sud-africain Cyril Ramaphosa a suggéré l’apport d’une aide de la part de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), son pays fait toujours preuve d’hésitation à s’engager. N’ayant pas organisé d’opération en dehors de ses propres frontières depuis 1998, il craint notamment le manque de moyen des forces mozambicaines et reste réticent à l’égard des accusations de violations des droits de l’homme qui sont lancées contre le gouvernement mozambicain. Ajoutons que le pays a déjà fait l’objet de menaces de la part de l’État Islamique[31]. Le gouvernement mozambicain bénéficie toutefois de l’apport privé d’entrepreneurs d’Afrique du Sud, notamment le Dyck Advisory Group, mais dont les moyens déployés ne permettent pas de combler les lacunes matérielles et opérationnelles des Forces armées mozambicaines.
Une coordination régionale dont la timidité inquiète le général américain de division aérienne Dagvin R.M Anderson: “Des pays devront s’engager, la Tanzanie, le Malawi et d’autres. Les terroristes ne connaissent pas de frontières, ils les traversent. Ils s’engageront. Ils chercheront des havres de paix et des refuges là où ils le pourront, afin de continuer à perturber la région”[32].
Une fébrilité de la communauté internationale à intervenir dans un conflit qui pourtant menace les intérêts de certains de ses acteurs
Jeudi 3 décembre dernier, le coordinateur américain de la lutte contre le terrorisme au département d’État, Nathan Sales, rencontrait le président Filipe Nyusi à Maputo. Il affirmait alors la volonté des États-Unis souhaitant “approfondir leur amitié avec le Mozambique au moment où nous sommes tous les deux confrontés au défi du terrorisme”[33], preuve du regain d’inquiétude des pays de la communauté internationale quant à la hausse de la violence dans le pays, et à l’éventuelle nécessité d’intervention extérieure. Face à la gravité de la situation, le gouvernement du Mozambique a adressé un appel à l’aide à l’Union européenne, en septembre 2020, afin qu’elle “forme ses forces armées à combattre l’insurrection et qu’elle offre une aide humanitaire pour les déplacés”. Si l’Union européenne a confirmé qu’elle offrirait au pays “une logistique de formation et la formation technique dans plusieurs domaines spécifiques”[34], son aide et la fourniture d’un soutien militaire restent conditionnées par “des engagements vérifiables de la part des Forces de sécurité mozambicaines de respecter les droits de l’Homme dans ses opérations et de responsabilité les contrevenants”[35].
En effet, la corruption des troupes mozambicaines et leurs manquements au respect des droits humains causent la fébrilité de la communauté internationale à intervenir au Mozambique. En septembre 2020, Amnesty International a obtenu plusieurs vidéos dans lesquelles les soldats des Forces de défense armées du Mozambique (FADM) et les policiers d’intervention rapide du Mozambique (PIR) commettent de nombreuses atrocités sur les prisonniers supposés de l’opposition, du démembrement de combattants aux tentatives de décapitation[36]. Ces preuves, commente le centre Soufan, “rendent moins probable que les pays occidentaux soient disposés à s’associer aux forces de sécurité mozambicaines pour lutter contre l’IS-CAP (…) Elles interviennent en faveur du message porté par les insurgés, à savoir que le gouvernement mozambicain est une structure prédatrice qui n’a aucun intérêt à garantir le bien être de sa population”[37].
Dans cette perspective, si l’interventionnisme de certains pays de la communauté internationale est envisageable, il se restreint pour le moment à des opérations de soutien dont la principale motivation est la sécurisation des sites énergétiques. En août 2019, après une visite à Moscou, le président mozambicain Nyusi a signé avec Vladimir Poutine des accords relatifs aux ressources minérales et énergétiques, à la défense et la sécurité. Un accord a également été permis entre Rosneft, l’entreprise énergétique russe, et la société énergétique publique mozambicaine pour le développement des gisements de gaz. A la suite de ces accords, le premier contingent d’entrepreneurs militaires privés russes du groupe Wagner était déployé à Pemba et Mueda, principales bases de l’armée mozambicaine à Cabo Delgado, avec du matériel militaire. Mais le manque de préparation du contingent et le manque de coordination avec les forces locales ont conduit à une réduction de son rôle.
Au même titre, la protection des intérêts français à travers l’entreprise Total ont été renforcés suite à la menace proférée par l’IS-CAP en juillet 2020 d’attaquer les projets en lien avec la politique du gaz naturel: “Si les croisés estiment qu’à travers leur soutien au gouvernement incrédule du Mozambique, ils protégeront leurs investissements et garantiront la poursuite de leur pillage des ressources, ils délirent”[38]. En juin 2020, les employés et entrepreneurs locaux de l’entreprise avaient déjà été pris pour cibles dans une attaque contre un véhicule appartenant au sous-traitant Fenix Construction Services, faisant 8 morts[39]. La société française a donc signé un accord de sécurité avec le gouvernement mozambicain, et fournit désormais un soutien logistique à un groupe de travail conjoint ayant pour rôle de protéger les installations de la ville d’Afungi. Or, ce type d’accord est révélateur des mesures de sécurité qui semblent ne s’appliquer qu’aux territoires privatisés par des intérêts étrangers. Cela soulève ainsi un autre risque : que les meilleurs éléments de l’armée mozambicaine soient détournés du Cabo Delgado afin de protéger les infrastructures énergétiques, ce qui constituerait par ailleurs une nouvelle opportunité pour le groupe d’insurgés.
Conclusion
Les trois dernières années ont ainsi été révélatrices d’une sophistication du modus operandi du groupe d’insurgés ASWJ, dont la conscience tactique et le succès montant sont apparus évidents lors de l’assaut d’août 2020. Plongée dans une crise sécuritaire et humanitaire renforcée par l’élargissement de la portée du groupe, la preuve des ses capacités croissantes et de son extension territoriale, la région du Cabo Delgado semble donc connaître un tournant qui nécessite une réflexion nouvelle du gouvernement mozambicain. Celle-ci doit reposer autant sur les moyens et opérations militaires pour faire face au risque sécuritaire que sur les conditions socio-économiques de la région, berceau de cette insurrection.
En juin 2020, le Tony Blair Institute for Global Change affirmait dans un rapport que le groupe d’insurgés pourrait “représenter une menace aussi grave que Boko Haram dans le bassin du Tchad, ou que l’État Islamique dans le Grand Sahara au Sahel”[40]. Dans l’état actuel des choses, deux éléments semblent conditionner les évolutions du groupe: l’engagement profond du gouvernement mozambicain sur le front opérationnel nécessitant formation, renseignement et matériel, autant que sur le front socio-économique nécessitant l’investissement de politiques s’attaquant aux moteurs du conflit, ainsi que la conscience du groupe d’insurgés d’erreurs à ne pas commettre pour entraver son propre développement à mesure qu’il gagne en confiance, en capacités, en coordination et se révèle plus audacieux dans ses actions.
Quoiqu’il advienne, l’ampleur de la situation appelle à une intervention des membres de la communauté internationale, et les récents évènements en sont la preuve. Si le ministre de la défense portugais a affirmé que Lisbonne souhaitait intervenir afin d’aider le Mozambique dans la lutte contre le terrorisme[41], l’Organisation des Nations unies lançait un appel de 254 millions de dollars pour l’aide humanitaire d’urgence au Mozambique le 18 décembre 2020[42] et ce, quelques jours avant que les insurgés d’ASWJ lancent une série d’attaques à proximité des installations gazières de l’entreprise française Total, obligeant le groupe a évacuer son personnel sur place[43].
[1] Romeu Carlos, “Mia Couto pede que vítimas do terrorismo não sejam tratadas como “números”, O Pais, 13/11/2020, consulté le 15/11/2020. URL:https://opais.co.mz/noticia/mia-couto-pede-que-vitimas-do-terrorismo-nao-sejam-tratadas-como-numeros
[2] Ibid.
[3] ACLED, “Cabo Ligado Weekly 10-16 August 2020”, ACLED, URL : https://acleddata.com/2020/08/19/cabo-ligado-weekly-10-16-august-2020/
[4] UN World Food Programmation, “Escalating conflict in Mozambique, forces hundreds of thousands to flee amidst worsening humanitarian crises
“, UNWFP, 22/09/2020. URL: https://www.wfp.org/news/escalating-conflict-mozambique-forces-hundreds-thousands-flee-amidst-worsening-humanitarian
[5] Signifie “les jeunes” en arabe, à ne pas confondre avec le mouvement somalien
[6] Données issues d’ACLED, URL : https://acleddata.com/dashboard/#/dashboard
[7] BBC News, “Mozambique: is Cabo Delgado the latest Islamic Outpost”, BBC News, 04/05/2020, consulté le 15/10/2020. URL https://www.bbc.com/news/world-africa-52532741
[8] Rapport de la Banque mondiale, “Mozambique Poverty Assessment”, The World Bank, 2018. URL: http://documents1.worldbank.org/curated/en/377881540320229995/pdf/131218-WP-P162550-PUBLIC-FRI-OCT-26-7AM-DC-DIGITAL-Mozambique-Poverty-Assessment-2018.pdf
[9] Rapport de Médecins sans frontières, “Des milliers de personnes déplacées, les soins de santé menacés par la montée de la violence à Cabo Delgado”, MSF.org, 05/06/2020, consulté le 12/11/2020. URL: https://www.msf.org/thousands-displaced-violence-surges-cabo-delgado-mozambique
[10] Tim Lister, “Jihadi Insurgency in Momzabique Grows in Sophistication and Reach”, Combating Terrorism Center, CTC Sentinel Review, Octobre 2020, Volume 13. URL: https://ctc.usma.edu/jihadi-insurgency-in-mozambique-grows-in-sophistication-and-reach/
[11] Emilia Columbo, “The secret to the Northern Mozambique insurgency’s success”, War on the rocks, 08/10/2020, consulté le 15/10/2020. URL: https://warontherocks.com/2020/10/the-secret-to-the-northern-mozambique-insurgencys-success/
[12] André Baptista, “Insurgentes capturam porto de Mocmboa da Praia e Estado Islâmico divulga imagens”, Voa Portugues, 12/08/2020, cosulté le 15/11/2020. URL: https://www.voaportugues.com/a/insurgentes-capturam-porto-de-moc%C3%ADmboa-da-praia-e-estado-islâmico-divulga-imagens/5540447.html
[13] Tim Lister, “Jihadi Insurgency in Momzabique Grows in Sophistication and Reach”, Combating Terrorism Center, CTC Sentinel Review, Octobre 2020, Volume 13. URL: https://ctc.usma.edu/jihadi-insurgency-in-mozambique-grows-in-sophistication-and-reach/
[14] Deutsche Welle, “Veteranos devem combater terrorismo em Cabo Delgado, refere ministro”, Deutsche Welle, 05/09/2020, consulté le 15/11/2020. URL: https://www.dw.com/pt-002/veteranos-devem-combater-terrorismo-em-cabo-delgado-refere-ministro/a-54827213?maca=pt-002-Twitter-sharing
[15] Tim Lister, “Jihadi Insurgency in Momzabique Grows in Sophistication and Reach”, Combating Terrorism Center, CTC Sentinel Review, Octobre 2020, Volume 13. URL: https://ctc.usma.edu/jihadi-insurgency-in-mozambique-grows-in-sophistication-and-reach/
[16] Tom Bowker, “Mozambique accused of abuses in its fight against extremists”, AP News, 09/09/2020, consulté le 11/11/2020. URL: https://apnews.com/article/africa-islamic-state-group-mozambique-archive-maputo-14b086ff3413bdb09802d12cc50aa3c8
[17] Marcelo Mosse, “Ataques em Cabo Delgado: FDS passam ‘pente fino” a cidadaos e militares nos nove distritos afectados”, Carta de Moçambique, 12/03/2020, consulté le 15/15/2020. URL: https://ccoartamz.com/index.php/politica/item/4645-ataques-em-ncabo-delgado-fds-passam-pente-fino-a-cidadaos-e-militares-nos-nove-distritos-afectados
[18] Aljazeera, “Mozambique committing abuses in fight against rebels: Amnesty”, Aljazeera, 09/09/2020, consulté le 22/11/2020. URL: https://www.aljazeera.com/news/2020/09/09/mozambique-committing-abuses-in-fight-against-rebels-amnesty/
[19] PNUD, “Journey to extremism in Africa”, United Nations Development Programme Regional Bureau for Africa, 2017. URL : https://journey-to-extremism.undp.org/content/downloads/UNDP-JourneyToExtremism-report-2017-english.pdf
[20] Nadia Issufo, “Insurgência em Cabo delgado: como travar o recrutamento em Napula ?”, Deutsche Welle, 24/06/2020, consulté le 22/11/2020. URL: https://www.dw.com/pt-002/insurg%C3%AAncia-em-cabo-delgado-como-travar-o-recrutamento-em-nampula/a-53924250
[21] Eric Morier-Genoud, “The jihadi insurgency in Mozambique: origins, nature and beginning”, Taylor & Francis Online, 06/07/2020, consulté le 01/12/2020. URL: https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/17531055.2020.1789271?journalCode=rjea20&
[22] ACLED, “Cabo Ligado Weekly 10-16 August 2020”, ACLED, URL : https://acleddata.com/2020/08/19/cabo-ligado-weekly-10-16-august-2020/
[23] All Africa, “Mozambique: terrorists attack Quissanga Town”, 25/03/2020, consulté le 25/11/2020. URL: https://allafrica.com/stories/202003251004.html
[24] All Africa, “Terrorist Behead Seven on Nhonge Island”, 27/08/2020, consulté le 25/11/2020. URL: https://allafrica.com/stories/202008270856.html
[25] Louis Ouvry, “La guerre hybride: définition du concept”, Classe Internationale, 13/10/2020, consulté le 17/12/2020. URL: https://classe-internationale.com/2020/10/13/la-guerre-hybride-2-4-definir-le-concept-de-guerre-hybride/
[26] Rapport du Général Dagvin R.M Anderson au Département d’État américain, “Digital Briefing on U.S Efforts to Combat Terrorism in Africa during COVID”, 04/08/2020. URL https://www.state.gov/digital-briefing-on-the-u-s-efforts-to-combat-terrorism-in-africa-during-covid/
[27] Tomasz Rolbiecki, “The Islamic State’s Strategic Trajectory in Africa: Key Takeaways from its Attack Claims”, Combating Terrorism Center, CTC Sentinel Review, août 2020, volume 13. URL: https://www.ctc.usma.edu/the-islamic-states-strategic-trajectory-in-africa-key-takeaways-from-its-attack-claims/
[28] Rapport de l’International Crisis Group, 21/09/2018. URL: https://www.crisisgroup.org/africa/horn-africa/kenya/265-al-shabaab-five-years-after-westgate-still-menace-east-africa
[29] Andrew Bagala, “Uganda police want Usafi mosque imam, five others extradited from Mozambique, Club of Mozambique, 30/01/2019, consulté le 15/11/2020. URL https://clubofmozambique.com/news/uganda-police-want-usafi-mosque-imam-five-others-extradited-from-mozambique/
[30] Emilia Columbo, “The secret to the Northern Mozambique insurgency’s success”, War on the rocks, 08/10/2020, consulté le 15/10/2020. URL: https://warontherocks.com/2020/10/the-secret-to-the-northern-mozambique-insurgencys-success/
[32] Rapport du Général Dagvin R.M Anderson au Département d’État américain, “Digital Briefing on U.S Efforts to Combat Terrorism in Africa during COVID”, 04/08/2020. URL https://www.state.gov/digital-briefing-on-the-u-s-efforts-to-combat-terrorism-in-africa-during-covid/
[33] AFP, “Les États-Unis proposent au Mozambique de l’aider à lutter contre le djihadisme”, Le Monde, 04/12/2020, consulté le 05/12/2020. URL: https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/12/04/les-etats-unis-proposent-au-mozambique-de-l-aider-a-lutter-contre-le-jihadisme_6062144_3212.html
[34] Reuters, “Mozambique asks EU for felip in tackling insurgency”, Us News, 23/09/2020, consulté le 11/11/2020. URL: https://www.usnews.com/news/world/articles/2020-09-23/mozambique-asks-eu-for-help-in-tackling-insurgency
[35] Reuters, “European Union agrees to help Mozambique tackle insurgency: statement”, Reuters, 14/10/2020, consulté le 12/11/2020. URL: https://www.reuters.com/article/us-mozambique-insurgency-eu/european-union-agrees-to-help-mozambique-tackle-insurgency-statement-idUSKBN26Z2XE
[36] Rapport d’Amnesty International, “Mozambique: torture by security forces in gruesome videos must be investigated”, 09/09/2020. URL: https://www.amnesty.org/en/latest/news/2020/09/mozambique-torture-by-security-forces-in-gruesome-videos-must-be-investigated/
[37] Tim Lister, “Jihadi Insurgency in Momzabique Grows in Sophistication and Reach”, Combating Terrorism Center, CTC Sentinel Review, Octobre 2020, Volume 13. URL: https://ctc.usma.edu/jihadi-insurgency-in-mozambique-grows-in-sophistication-and-reach/
[38] Aymenn Jawad al-Tamimi, “ Islamic State Editorial on Mozambique”, Aymennjawad.org, 03/07/2020, URL: http://www.aymennjawad.org/2020/07/islamic-state-editorial-on-mozambique
[39] AFP, «Des hommes armés tuent 8 travailleurs du projet gazier dans le nord du Mozambique», Agence France-Presse, 06/07/2020. URL: https://www.lematin.ch/story/des-hommes-armes-tuent-8-ouvriers-dun-projet-gazier-795362000283
[40] Rapport du Tony Blair Institute for Global Change, “The Mozambique Conflict and Deteriorating Security Situation”, 19/06/2020. URL: https://institute.global/policy/mozambique-conflict-and-deteriorating-security-situation
[41] AFP, “Lisbonne veut soutenir le Mozambique pour lutter contre les attaques djihadistes”, Connaissances des Énergies, 12/12/2020. URL: https://www.connaissancedesenergies.org/afp/lisbonne-veut-soutenir-le-mozambique-lutter-contre-les-attaques-jihadistes-201212
[42] ONU Info, “Mozambique : l’ONU et ses partenaires demandent 254 millions de dollars pour l’aide d’urgence”, ONU Info, 18/12/2020. URL: https://news.un.org/fr/story/2020/12/1084902
[43] Le Figaro, “Mozambique: Total évacue du personnel d’un site gazier après une série d’attaques”, Le Figaro, 02/01/2020. URL: https://www.lefigaro.fr/flash-eco/mozambique-total-evacue-du-personnel-d-un-site-gazier-apres-une-serie-d-attaques-20210102