Par Valentin Châtelet,
« Si vis pacem para bellum »
« Si tu veux la paix, prépare la guerre »
Epitoma rei militaris, Végèce, IVè s. B.C.
Les 24 et 25 octobre 2019 à Sotchi, Vladimir Poutine accueillait les représentants et chefs d’États d’une trentaine de pays à l’occasion du premier sommet « Russie-Afrique ». En octobre dernier, une vingtaine de véhicules blindés de reconnaissance russes de type BRDM-2, acquis dans le cadre d’un contrat d’armement, défilaient dans Bangui, la capitale centrafricaine. Traditionnellement investie plus au nord du Sahara, la Russie a démultiplié son influence auprès de ses alliés égyptien et libyen, mais aussi en Afrique subsaharienne. Oscillant entre démonstration de ses capacités militaires et manœuvres de diffamation informationnelle comme au Mali, la Russie séduit économiquement et s’attache à démanteler l’influence française auprès de ses partenaires africains. Si les Soviétiques soutenaient les mouvements de libération nationaux face aux colonisateurs sous l’impulsion de Léonid Brejnev (1964-1982), la politique étrangère russe s’apparente désormais à une realpolitik pragmatique et agressive. La Russie a l’ambition de devenir le troisième acteur économique en Afrique, en déclinant son partenariat en fonction des États.
Un nouvel acteur régional en Afrique
Le retour de la Russie en Afrique remonte à 2006, quand le Kremlin décide d’annuler la dette algérienne en contrepartie de l’achat d’équipements militaires russes. (1) En Égypte, le développement de la centrale nucléaire de Dabaa en 2015 s’inscrit dans une dynamique similaire : la vente d’armement en contrepartie de l’annulation de la dette. À l’aide militaire russe – formellement des imports d’armes et la formation par des instructeurs privés – s’ajoutent des projets économiques où sont associés les entreprises proches de l’État : Rosatom, Gazprom, Rosneft, Lukoïl…
Le sommet « Russie-Afrique » de 2019 clarifie les ambitions économiques russes. L’objectif annoncé est de doubler la valeur des échanges économiques entre les deux pays-continents, pour atteindre 50 milliards d’USD, l’équivalent des échanges annuels entre la France et l’Afrique. (2)
Des partenariats économiques opportunistes et belliqueux
En marge du sommet, le forum économique de Saint-Pétersbourg de 2018 et le prochain forum de jeunesse témoignent de l’intérêt que porte la Russie pour l’Afrique. En août de 2020, le quotidien allemand Bild accusait la politique étrangère russe de convoiter six bases militaires (3) en Érythrée, Mozambique, Angola, République centrafricaine, au Soudan et Soudan du Sud. (4) Moscou avait alors démenti, mais la création depuis cet automne d’une base de la marine russe au Soudan, à quelques kilomètres de Djibouti, met au jour le double jeu du Kremlin.
De surcroît, la Russie choisit l’Afrique subsaharienne car sa puissance n’y est pas contestée par l’annexion de la Crimée de 2014 ; elle ne subit pas de sanctions économiques. N’étant ni « colonisatrice », ni « pilleuse de ressources » dont elle dispose sur son territoire, l’intérêt des dirigeants africains est aussi l’obtention de financements, sans contrepartie démocratique. Les contrats russes, ne sont pas conditionnés par l’aide au développement.
Les conflits armés offrent d’ailleurs une multitude de choix à Rosoboronexport, la firme nationale d’export d’armes. C’est selon cette logique que Moscou investit en République centrafricaine (RCA), un pays déchiré par plus de 20 ans de guerres civiles successives. Le conflit qui opposait les groupes ethno-confessionnels des Sélékas – groupes ethniques musulmans –, contre anti-Balakas – des milices d’auto-défense catholiques – que la France avait contribué à désarmer, perd en intensité depuis 2016.
En 2017, la Russie profite de la fin de l’opération française Sangaris pour négocier une levée de l’embargo en RCA, vendre des VBCI (véhicules blindés de combat d’infanterie) et de l’armement. Cette même année, les Forces armées centrafricaines (FACA) reçoivent 900 makarovs, 5 200 armes automatiques, 840 fusils kalachnikov, 140 snipers ainsi que des « instructeurs militaires ». La Russie forme 600 militaires centrafricains en 2018 et 200 en 2019 (5). Diplomatiquement c’est une réussite car le président centrafricain Faustin-Archange Touadéra s’entretient personnellement avec S. Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, et Moscou envisage d’établir une délégation russe auprès du ministère centrafricain de la Défense. (6)
Les Sociétés Militaires Privées (SMP), garantes des intérêts économiques russes en Afrique
Ce 3 décembre, à l’occasion des célébrations des 62 ans de l’indépendance de la RCA, des images de miliciens russes participant à la parade militaire dans la capitale centrafricaine sur un air de Katioucha fuitent sur le réseau social Telegram (7). S’ils ne sont pas soldats russes, ils font partie de la Société militaire privée (SMP) Wagner supposément dirigée par l’homme d’affaire russe Evgueni Prigojine, qui fait l’objet de sanctions américaines. Cette duplicité fait partie du jeu orchestré par Vladimir Poutine. Les external services (8) procurés par les SMP sont régulièrement démentis dans les médias russes.
Or dès 2018, la présence de la SMP Wagner dans la zone d’exploitation d’une mine d’or dans la région de Ndassima suscite quelques interrogations. La Russie procède efficacement : en échange de l’aide militaire, elle doit pouvoir profiter d’un accès à l’exploitation des ressources minières (or, diamants, uranium…), mais elle ne répond en rien des actions entreprises par ses nationaux expatriés. Les émissaires russes à Bangui, Valéri Zakharov, conseiller auprès du président F.-A. Touadéra, et l’ambassadeur Vladmir Titorenko insistent sur le cadre onusien et démentent toute velléité de puissance.
Au Mozambique, dans la région de Cabo Delgado, sous-couvert de guerre contre le terrorisme, on retrouve la SMP Wagner. Pourtant ce sont bien ses intérêts privés que la Russie veut garantir et en échange des services de la SMP Wagner, elle perçoit des droits de prospection des champs gaziers et pétroliers dans la région.
À plus long terme, la Russie sera-t-elle à l’origine de changements politiques majeurs sur l’échiquier africain ? Son implication dans la campagne électorale du chef d’État mozambicain montre qu’elle est prête à protéger ses partenariats économiques. En prévision d’un « printemps africain », des émissaires russes avaient été envoyés dans plusieurs États en 2016 et notamment à Madagascar, en RDC ou encore au Soudan. Son implication dans des opérations de manipulation de l’information via les médias Russia Today et Sputnik invite à penser que la Russie s’attaque à l’influence française et désire étendre la sienne dans la région. Dans ce contexte, la perspective de maintien au pouvoir du président Touadéra lors des élections du 27 décembre prochain est un enjeu crucial pour Moscou.
Ce faisant, la Russie ne se pense pas en garante de la paix. C’est sur ce point qu’il faut distinguer les investissements russes, des accusations contre la France au sujet de son implication dans les opérations Barkhane et Sangaris. La RCA agit de manière autonome en sollicitant le Kremlin. A terme, la perte de relais d’influence français en Afrique subsaharienne apparaît inévitable, et il est à craindre qu’ils ne laissent place à la généralisation des SMP – particulièrement au Sahel – œuvrant au profit d’intérêts privés.
(2) (en russe) « Les nouvelles ambitions de la Russie en Afrique : le Bild dévolile les véritables plans de Poutine », Les nouvelles économiques, publié le 09/08/2020, consulté le 04/12/2020
(3) « Selon un rapport de la diplomatie allemande, la Russie envisagerait d’établir six bases militaires en Afrique », Zone militaire, publié le 05/09/20, consulté le 04/12/2020/
(4) (en russe) V. Zaïtsev,(dir.) « Ce que fait la Russie en Centrafrique », Centre moscovite de la fondation Carnegie, publié le 10/08/2018, consulté le 04/12/2020
(5) (en russe) « Lavrov garantit au président centrafricain que la Russie est prête à maintenir son aide pour stabiliser le pays », RIA Novosti, publié le 03/12/2020, consulté le 04/12/2020
(6) N. Chahed, « Bientôt une représentation russe au ministère centrafricain de la Défense », Anadolu Agency, publié le 01/09/2020, consulté le 03/12/2020
(7) (en russe) F. Danniltchenko « De nouveaux témoignages sur la participation des SMP russes en Afrique », Московский Космолец, publié le 03/12/2020, consulté le 04/12/2020
(8) A. Kalika, « Le ‘‘grand retour ’’ de la Russie en Afrique ? », Notes de l’IFRI n°114, 04/2020. p.22