Il aura fallu plus de cinq mois pour que le nouveau chef d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) soit proclamé. Le 21 novembre dernier, le média de propagande d’Aqmi, Al-Andalus, annonçait l’accession d’Abou Oubaïda Youssef à la tête de l’organisation, succédant à Abdelmalek Droudkel, éliminé par les forces armées françaises le 3 juin 2020. La disparition de l’ancien chef « pourrait bien donner un coup très dur à Aqmi et ce qui reste de groupuscules en Algérie », a avancé le politologue Djallil Lounnas (1). Il convient en effet de s’interroger sur le réel changement que pourrait apporter Abou Oubaïda Youssef al-Annabi à la tête d’Aqmi.
Si l’ancien chef d’Aqmi a sans doute joué un rôle central dans la structuration des groupes djihadistes dans le Sahel, en prolongeant l’influence de l’organisation dans le Nord Mali et en Algérie, sa disparition ne change pas à proprement parler le rapport de force dans la région. La « fin » d’Abdelmalek Droukdel marquerait donc plus une fin symbolique qu’un véritable tournant opérationnel pour Aqmi. Al-Annabi était à la tête de la choura, le « conseil des notables » soit l’organe décisionnel d’Aqmi. Depuis 2015, ce vétéran du Groupe islamique armé (GIA), dont le profil de combattant tranchait avec celui de l’idéologue Droudkel, était chargé de la propagande de l’organisation terroriste et en était devenu la figure médiatique. Il avait ainsi accordé en 2019 un entretien au journaliste de France 24 Wasim Nasr. Alors qu’en tant que chef de la choura, il était naturellement appelé à succéder à Droudkel, le temps de latence qui a précédé la proclamation de sa nomination suggère que sa légitimité n’est pas véritablement établie.
La gouvernance de l’organisation demeurant algérien, la question est de savoir si l’autorité du nouvel émir est reconnu par les différentes organisations affiliées. Ainsi, le chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), le touareg Iyad Ag Ghali, affilié à Al-Qaida depuis 2017, tarde à faire allégeance. Figure majeure du paysage djihadiste malien, il a toujours bénéficié d’une forte autonomie par rapport à Al-Qaida. Ainsi, il avait pu réaliser une tentative de rapprochement avec le concurrent d’Aqmi, l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) en 2018. Plus récemment, il fut l’interlocuteur principal du gouvernement malien dans l’échange de terroristes prisonniers contre des otages parmi lesquels la ressortissante française Sophie Pétronin. L’autonomie du GSIM et des autres groupes qui ont fait allégeance s’explique par le relatif isolement dans lequel se trouve les hauts cadres d’Aqmi, qui subissent la campagne antiterroriste des forces de sécurité algériennes.
Au-delà des tensions internes, Aqmi subit depuis quelques années la rivalité de l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS). Apparu en 2015, l’EIGS est entré dans une logique de confrontation avec Aqmi au tournant de l’année 2019 : depuis le début de l’année, le Soum, province du Burkina Faso dans la zone des « trois frontières » (2), est devenu le terrain d’un affrontement violent entre les deux organisations. Aussi, au sommet du G5 Sahel de Pau qui s’est tenu en janvier dernier, Emmanuel Macron a désigné l’EIGS comme la nouvelle priorité de l’opération Barkhane, ce qui confirme l’avantage acquis par le nouveau concurrent d’Aqmi.
Des opérations militaires ont par conséquent été mises en œuvre pour affaiblir les Groupes armés terroristes (GAT) dans leur zone refuge et limiter les capacités de l’EIGS dans l’organisation de ses attaques. Du 28 septembre au 1er novembre s’est par exemple déroulée l’opération BOURRASQUE (3) dans le Liptako malo-nigérien, qui a réuni la force Barkhane et les Forces armées maliennes (FAMa) et nigériennes (FAN).
Ces opérations conjointes, qui se sont intensifiées depuis le sommet de Pau, ont permis de mobiliser un grand nombre de soldats engagés sur le terrain dans le cadre d’une intégration des forces partenaires africaines et européennes. Le 13 novembre dernier, peu après la fin de l’opération BOURRASQUE, une intervention de la force Barkhane a permis la neutralisation d’un chef militaire du Groupe de soutien de l’islam et des musulmans (GSIM), Bah Ag Moussa. Le colonel Frédéric Barbry, porte-parole de l’état-major des armées, a précisé que cette opération « a mobilisé de très importants moyens de renseignement et avait été préparée de longue date, dans le but de viser des cadres du GSIM ». S’il s’agit d’un véritable « succès tactique » selon le porte-parole, l’objectif à terme demeure le repli des forces françaises et le relais aux armées locales.
En somme, le battement autour de la succession d’Abdelmalek Droudkel met en lumière les limites de la stratégie sahélienne d’Aqmi. Sans encore remettre en question leur appartenance à Al-Qaida, les groupes sahéliens affiliés ont acquis une prépondérance incontestable au détriment du noyau dur algérien d’Aqmi. Bien plus qu’un affaiblissement définitif de l’implantation d’Al-Qaida dans la région, on pourrait s’attendre à ce que ces groupes prennent une part grandissante dans l’élaboration des stratégies d’Al-Qaida au sein de la bande sahélo-saharienne. La libération de 200 terroristes, dont s’est félicité Iyad Ag Ghali, va incontestablement regarnir les rangs d’Aqmi et de ses affiliés, et nourrir les dynamiques djihadistes de la région. Malgré des réticences exprimées par la France, le pouvoir malien souhaite de nouveau négocier avec le GSIM. En dépit de la série de victoires opérationnelles remportés par les forces de l’opération Barkhane, l’intervention française dans la région se heurte à l’absence de solution politique à l’insécurité dans la région. Le banquet livré par Iyad Ag Ghali aux terroristes libérés a suscité une vive indignation, tant dans la classe politique que dans la communauté militaire. Lors d’une audition de la ministre des Armées Florence Parly par le Sénat, le président de la commission de la défense Christian Cambon a fait part de ses inquiétudes sur la fiabilité du partenaire malien, alors que la France a « perdu 50 soldats depuis le début de ces opérations et près de 500 militaires ont été blessés. » (4)
(1) Lounnas, Djallil. « Le djihadisme au Sahel après la chute de Daech », Politique étrangère, vol. Été, no. 2, 2019, pp. 105-114.(2) Entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso (ndlr)
(3) Site du ministère des armées, « Barkhane : opération BOURRASQUE, une opération d’ampleur dans le Liptako » : https://www.defense.gouv.fr/operations/barkhane/breves/barkhane-operation-bourrasque-une-operation-d-ampleur-dans-le-liptako
(4) Audition du 14 octobre de Florence Parly, Ministre des Armées, par la Commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat.