Par Joana Sureau,
« L’Arctique, c’est le Far West avec le soleil en moins :
c’est déjà le lieu de toutes les convoitises,
demain, ce sera celui de toutes les rivalités. »
Florence Parly, ministre des Armées
En octobre dernier, le NCSM Harry DeWolf naviguait pour la première fois sous le commandement de la Marine Royale Canadienne (MRC). Premier des six patrouilleurs intégrés au programme NPEA[1] (Navires de patrouille extracôtiers et de l’Arctique) et commandés par le gouvernement canadien, il poursuit sa montée en puissance au moyen de sorties de formation et d’entraînement dans les eaux territoriales canadiennes, avec pour objectif un déploiement en Arctique à l’été 2021. Infrastructure la plus importante du Canada, il est le symbole d’un pays qui s’active et investit dans une politique de défense capable de réaffirmer sa souveraineté sur un territoire suscitant les convoitises des puissances voisines.
D’un pôle de paix à la polarisation de rivalités : entre coopération et compétition des puissances
En 1987, prononçant le discours historique de Mourmansk, Mikhaïl Gorbatchev appelait à faire de l’Arctique “un pôle de paix”[2]. Si le discours, dans une perspective de démilitarisation du Grand Nord, avait amorcé deux décennies de coopération internationale pacifique incarnée par le Conseil de l’Arctique[3], il est rendu désuet par le renouvellement d’une course à la militarisation de cette zone entre les États du jeu circumpolaire. L’espace Arctique fait en effet l’objet d’un regain d’intérêt de la part des membres de la communauté internationale: le réchauffement climatique et la fonte du pergélisol mêlés aux progrès technologiques offrent de nouvelles routes à un espace déjà considéré comme hautement stratégique. En outre, la prospection énergétique offre de nouvelles perspectives à des acteurs internationaux avides du contrôle des ressources. Dans ce retour à la compétition des puissances, la nation canadienne met sa politique de défense au service d’une réaffirmation de sa souveraineté dans les rapports de force en Arctique.
Surmonter a minima la supériorité opérationnelle évidente de la Russie est l’un des premiers objectifs. Se projetant en Arctique comme dans une arrière-cour, la Russie dispose d’une force de déploiement rapide, dont la préparation aux difficiles réalités du terrain est aboutie. La possession de 77 brise-glaces publics et privés[4], dont six à propulsion nucléaire, et dont le nombre devrait dépasser les 100 unités avant 2030, confère au pays la plus grande ascension dans la région. Cette avance russe a notamment été permise par le retrait américain, obligeant le Canada à combler les lacunes de son plus ancien allié dans la région.
Victime d’un désengagement amorcé sous le président George W. Bush et poursuivi par Barack Obama, les États-Unis sont confrontés à un retard – du manque de préparation des militaires américains à l’infime nombre de bâtiments militaires obsolètes – que Donald Trump a tenté tant bien que mal de rattraper. Faire revivre la doctrine du GIUK[5], ligne de défense couvrant le Groenland, l’Islande et la Grande-Bretagne afin d’empêcher l’accès à l’Atlantique des forces russes, ainsi que réinvestir le North American Aerospace Defense Command (NORAD), organisation américano-canadienne de surveillance de l’espace aérien nord-américain, semblaient être les seules solutions à court terme pour une Amérique consciente de la menace russe grandissante, mais dont les moyens ne sont pas à la hauteur de ses appétits.
Dernier mais pas des moindres, la Chine, pays ni membre ni limitrophe du cercle polaire, convoite pourtant les ressources naturelles de la région, souhaitant les intégrer à un programme plus vaste de “nouvelles routes polaires de la soie”[6]. Pays dont la progression militaire inquiète les membres de la communauté internationale, l’Empire du Milieu prévoit, au moyen d’un armement adapté et moderne, d’être à même de concurrencer les forces russes d’ici 2030. Bouleversant ainsi les rapports de force déjà établis en Arctique, son apparition sur l’échiquier questionne un possible rapprochement entre la puissance russe et les forces occidentales afin de contrer une menace chinoise.
La nécessité canadienne de réaffirmer sa souveraineté et de projeter ses forces
Entre velléités de développement économique et nécessité d’un maintien de la sécurité et de sa souveraineté dans l’Arctique et le Nord, le gouvernement canadien entend muscler ses capacités sécuritaires. “Protection, Sécurité et Engagement”[7] étaient les maîtres-mots d’une politique de défense actualisée sous le gouvernement libéral de Justin Trudeau (2017), ayant pour principale ligne directrice le rehaussement de la présence militaire dans le Grand Nord.
Avec 75% de son littoral et 162 000 km de côtes situés en Arctique, il s’agit avant tout de donner de nouvelles perspectives aux capacités de la Marine royale canadienne (MRC) en amorçant notamment le renouvellement de leur flotte. Pour ce faire, les investissements du gouvernement ont été démultipliés. Ainsi, dès 2017, le budget de la défense prévoyait la construction de 15 navires de combat, deux bâtiments de soutien, ainsi que l’acquisition de six navires de patrouille extracôtiers de l’Arctique.[8 ]
Tenant compte de la nécessité d’accroître la connaissance de la circulation aérienne et de renforcer les capacités des forces armées canadiennes à surveiller les activités de l’Arctique, la politique canadienne de l’Arctique n’a pas fait l’impasse sur les évolutions du domaine aérien et spatial. Afin de couvrir ces missions de surveillance, sont prévues l’acquisition d’une flotte de 88 avions de chasse de pointe et le remplacement du système de la Mission de la constellation RADARSAT[9].
L’Arctique représentant 40% de la masse continentale canadienne, cette politique de renforcement passe également par une réaffirmation des forces canadiennes terrestres. Considérés comme « les yeux et les oreilles » des Forces Armées Canadiennes (FAC) et directement formés par celles-ci, les rangers canadiens déployés sur le terrain ont un rôle important dans le maintien d’une présence militaire dans ces zones isolées et désertiques, qui revêtent un grand intérêt stratégique. Preuve d’une volonté canadienne de renforcer la coopération entre les partenaires nationaux et internationaux, l’opération NANOOK 2020[10], véritable symbole de l’engagement terrestre dans le grand Nord, atteste de l’importance du travail des organisations de sécurité. En intégrant les forces américaines, françaises et danoises, cette opération illustre l’esprit de coopération qui règne entre les alliés nord-atlantiques.
Les scénarios de ce type d’exercice conjoint, qui simulent les confrontations entre plusieurs Etats tels que la Russie et les pays occidentaux[11], rappellent ironiquement des faits historiques bien connus: l’opposition entre des blocs de puissance, une nouvelle guerre froide à laquelle les différents convoiteurs du Grand Nord semblent progressivement se préparer.