Par Amélie Faltot
Le renseignement français a connu d’importantes mutations au cours des dix dernières années, cette transformation s’est traduite par des restructurations formalisées grâce à l’adoption progressive de textes juridiques, la loi de 2015 relative au renseignement en étant l’exemple le plus marquant. Ces profondes mutations s’inscrivent d’abord dans un phénomène inédit ; celui de la médiatisation croissante des espaces autrefois gardés secrets par l’Etat et appartenant à un « monde de l’ombre » (1). Les pays démocratiques sont aujourd’hui confrontés à une demande de transparence aussi bien qu’à de nouveaux enjeux relatifs aux libertés individuelles. L’implication croissante de la société civile dans les questions de renseignement a été induite par la transformation des enjeux de défense, en particulier par le retour des questions relatives aux actes de terrorisme au sein même du territoire national. Ces textes viennent, en outre, entériner les mutations des méthodes de renseignement, ceux-ci faisant une place croissante à l’anticipation et donc au big data et à l’exploitation des données personnelles. Ces nouvelles pratiques répondent elles-mêmes aux bouleversements et aux surprises stratégiques que la France a pu rencontrer et à l’attitude de la sphère politique à l’égard du renseignement.
La transformation profonde connue par l’univers stratégique et sécuritaire a, en outre, induit une remise en cause des moyens d’action du renseignement et de son organisation administrative ; en faisant un sujet éminemment politique. Il a ainsi été progressivement pris en charge par les pouvoirs exécutifs et législatifs. Il s’agit donc de comprendre cet encadrement nouveau du renseignement comme étant la conséquence directe du regain progressif de l’anti-terrorisme à la fois dans sa dimension discursive et donc politique, mais aussi en tant que cadre d’action et cible privilégiée des organismes de renseignement aujourd’hui.
La réforme du renseignement français est d’abord passée par des textes juridiques, ceux-ci traduisant une volonté politique d’optimisation et de contrôle des services et ayant pour objectif premier la défense de l’Etat. La communauté du renseignement, en tant qu’élément conceptuel et politique, s’est constituée progressivement depuis qu’elle a été définie en tant que notion de doctrine dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2008. Elle a ensuite été strictement circonscrite par un décret le 12 mai 2014, lui même révisé le 14 juin 2017.
La transformation du monde du renseignement français est passée par un contrôle accru de celui-ci, notamment grâce à la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013 et renforcé par la loi du 24 juillet 2015. La loi de 2015 a fourni un cadre légal aux pratiques du renseignement, visant à la fois à donner des moyens aux services tout en garantissant la protection des libertés publiques. Elle subordonne ainsi le recours aux mesures de surveillance à l’autorité du pouvoir politique et à un double contrôle, celui d’une autorité indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) et celui du Conseil d’État. Ce nouveau cadre d’action permet d’affirmer que le pouvoir politique prend en main les questions de renseignement, dans un contexte où il perçoit ce domaine comme étant au centre des politiques de sécurité.
Les réformes connues par le monde du renseignement indiquent donc d’abord une transformation profonde du traitement et de la perception de ce domaine par le politique. Les nouvelles menaces identifiées par le pouvoir politique, en particulier le terrorisme, sont devenues des enjeux publics, donc des objets de communication mais aussi de défense nationale. Le traitement du domaine du renseignement en tant que politique publique à part entière a mené à une élaboration par le pouvoir exécutif d’objectifs poursuivis par le renseignement, d’une restructuration des organismes de renseignement mais aussi à une coordination accrue entre les services. Ainsi, il est possible d’évoquer La Stratégie Nationale du Renseignement (SNR), prévue par la loi du 18 décembre 2013, qui a institué une véritable feuille de route du Renseignement, élaborant une liste d’enjeux prioritaires poursuivis dans le domaine. En outre, les textes ont créé en 2017 un coordonnateur national du renseignement, donnant à voir la nécessité de souder une communauté nationale du renseignement autour d’objectifs strictement déterminés par la sphère politique.
Le traitement du monde du renseignement comme étant l’objet de politiques publiques a ainsi donné lieu à une transformation des services. Ainsi, de 2014 à 2017, le nombre d’agents participant à la politique publique du renseignement est passé de 15 531 à 18 632, soit une augmentation de 20%. De même, les crédits consacrés au renseignement ont cru d’environ 32% au cours des cinq dernières années (2). Le monde du renseignement en France est donc en train de s’étoffer à la faveur d’une allocation de moyens budgétaires et juridiques capables de lui donner des moyens concrets de lutter contre des menaces formellement identifiées en amont par le monde politique.
La transformation décisive qu’a introduit la loi de 2015 concerne les modalités d’actions et le fonctionnement légal de la mise en place des pratiques de renseignement en France. En effet, la législation en vigueur introduit l’idée de finalité au sein du renseignement. Les pratiques visant la collecte de données se font ainsi le lieu d’objectifs politiques à large spectre et permettent à l’Etat de déployer légitimement et légalement tout un arsenal de pratiques afin de préserver la défense nationale. Le principe de finalité ou d’effet recherché est aujourd’hui au coeur même du cadre juridique qui définit le renseignement. Il en fait ainsi le lieu légitime du déploiement de moyens préventifs visant à assurer la protection de la France.
Ces nouveaux moyens d’action sont formalisés au sein des textes juridiques qui encadrent le renseignement aujourd’hui en France. La loi de 2015 marque bien l’avènement de nouvelles pratiques et entérine l’usage par les services des outils résultants de la révolution numérique. Celle- ci bouleverse les moyens d’action des services, en outre elle en dit long quant aux nouvelles menaces auxquelles ils sont confrontés. Le cyber est aujourd’hui un espace de traitement et de transit de l’information mais aussi un espace par lequel l’attaque peut advenir. C’est donc un lieu à maitriser étroitement car il représente une potentielle faille sécuritaire, tout en constituant un nouveau canal informationnel. La loi prévoit et oriente alors les services de renseignement vers une mise en oeuvre de techniques d’écoutes et de surveillance via l’exploitation des données personnelles liées au numérique. Il s’agit là, au nom de la prévention du terrorisme, de recueillir des métadonnées qui renseignent d’une part sur l’origine, la datation et les destinataires de messages, d’autre part sur les adresses IP et les différents sites consultés par les individus. La loi, en outre, autorise le traitement automatisé de cette importante base de données (les big data), celle-ci devant permettre la détection de projets d’actions terroristes.
La loi de 2015 a donc marqué un tournant dans la stratégie des organismes de renseignement, ceux-ci ayant une attitude proactive d’anticipation leur permettant de repérer en amont et d’anticiper des attitudes potentiellement problématiques. La loi a donc entériné l’attribution aux services de renseignement d’outils autrefois propres aux autorités judiciaires (3), telle que l’autorisation de sonorisation, de surveillance informatique et de géolocalisation, par exemple. Il s’agit donc bien de voir dans la loi de 2015 relative aux renseignements un tournant technique, celui-ci étant directement lié aux transformations de l’univers stratégique dans lequel les services de renseignement français évoluent.
Enfin, il s’agit de donner à voir la réforme du monde du renseignement français comme étant à la fois le lieu d’une transparence inédite des pratiques et des actions des organismes, qui deviennent des lieux de politiques publiques, mais aussi comme un espace de légitimation juridique et politique de méthodes à très large spectre pouvant profondément remettre en causes les libertés individuelles. Dès lors, la transparence, processus revendiqué comme démocratique, se fait lieu de légitimation de pratiques considérées comme limitatives des libertés individuelles. Le dernier rapport de la délégation parlementaire au renseignement publié le 11 juin 2020 fait ainsi état de la nécessité de faire évoluer le droit afin qu’il encadre des pratiques de renseignement considérées comme intrusives. Il apparaît alors que le droit et les cadres qu’il produit suivent aujourd’hui les besoins des organismes de renseignement et visent à encadrer formellement des pratiques afin qu’elles suivent des standards juridiques, ceux-ci étant induits par une politique publique clairement définie. La question principale dont s’emparent les institutions ne concerne pas tant le respect de certaines valeurs ou des libertés individuelles mais bien plutôt l’encadrement concret des pratiques afin de poursuivre les objectifs donnés par le politique. L’intérêt de la commission à l’égard des échanges entre les services des différents Etats donne à voir la dynamique qui anime aujourd’hui les politiques publiques. Il s’agit non pas de prohiber certaines pratiques mais d’en encadrer les modalités afin de leur donner une légitimité et de les pérenniser.
Il s’agit donc bien d’encadrer les pratiques et de les normer afin d’assurer l’efficacité des dispositifs. Les renseignements français sont aujourd’hui le lieu d’une optimisation des pratiques, marquée par un encadrement légal et politique des méthodes de renseignement et de l’organisation des services. Il s’agit donc bien aujourd’hui de voir dans le renseignement français le lieu de l’affirmation d’une centralisation par le politique des buts poursuivis par les différents services, en accord avec une stratégie étatique.
En outre, les réformes de 2015 donnent à voir les nouvelles logiques du renseignement, celui-ci étant à présent marqué par l’anticipation de la menace, dans un monde où la distinction entre ami et ennemi tend à disparaitre et à faire place à un monde toujours déjà marqué par l’hostilité. Ce bouleversement stratégique mène logiquement à légiférer sur le renseignement de manière à lui donner des effets à produire, des objectifs à atteindre, tout en élargissant ses moyens d’actions et en les légitimant.
(1) Arboit, Gérald. « Une brève histoire contemporaine du renseignement français », Hermès, La Revue, vol. 76, no. 3, 2016, pp. 23.
(2) https://www.vie-publique.fr/eclairage/272339-renseignement-francais-quel-cadre-legal
(3) Mégie, Antoine, et Ariane Jossin. « De la judiciarisation du renseignement : le cas des procès de djihadistes. », Hermès, La Revue, vol. 76, no. 3, 2016, pp. 50-58.
Bibliographie :
- Arboit, Gérald. « Une brève histoire contemporaine du renseignement français », Hermès, La Revue, vol. 76, no. 3, 2016, pp. 23-30.
- Cambon, Christian, « Délégation parlementaire au renseignement, rapport relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année » 2019-2020.
- Delarue, Jean-Marie. « Les écoutes, un besoin insatiable ? », Après-demain, vol. n ° 37, nf, no. 1, 2016, pp. 30-33.
- Martin, Daniel. « La réforme des services de renseignement civils français », Sécurité globale, vol. 4, no. 2, 2008, pp. 63-73.
- Mégie, Antoine, et Ariane Jossin. « De la judiciarisation du renseignement : le cas des procès de djihadistes. », Hermès, La Revue, vol. 76, no. 3, 2016, pp. 50-58.
- Oudet, Benjamin. « Les coopérations internationales françaises de renseignement face aux nouvelles menaces », Les Champs de Mars, vol. 30 + supplément, no. 1, 2018, pp. 27-35.
- Passot, Olivier. « Renseignement français et lutte contre le terrorisme. Évolutions récentes et perspectives », Les Champs de Mars, vol. 31, no. 2, 2018, pp. 63-71.