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De la démocratie en Amérique
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Par Salomé Sifaoui

 

« La Providence n’a créé le genre humain ni entièrement indépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sortir ; mais, dans ses vastes limites, l’homme est puissant et libre ; ainsi des peuples.»

Alexis de Tocqueville (1)

 

Si Donald Trump semblait mener la course à l’annonce des premiers résultats, Joe Biden fut finalement élu, quatre jours plus tard, 46ème président des Etats-Unis. La troisième tentative fut la bonne. Last but not least, les Etats-Unis élisent la première vice-présidente de leur histoire, Kamala Harris.

 

La participation illustre le caractère crucial de l’élection, s’élevant à plus de 150 millions de votants – 67% du corps électoral – jamais observé depuis 1900 (2). Donald Trump a ainsi obtenu, malgré sa défaite, plus de voix que Barack Obama en 2008 (3). Les démocrates ont compris l’erreur fondamentale de leur défaite en 2016 qui était le manque de mobilisation de leur électorat : l’abstention s’était élevée à 45%, aux dépens d’Hillary Clinton. Les minorités ethniques, traditionnellement acquises aux démocrates, s’étaient largement abstenues à l’inverse des électeurs républicains qui avaient massivement voté (4).

 

Néanmoins, de cette participation massive ressort une polarisation extrême : 50,6% des suffrages exprimés en faveur de Joe Biden contre 47,4% pour Donald Trump. La victoire du candidat républicain en 2016 n’était donc pas l’incarnation d’une erreur électorale. Sa base est vaste et plus solide qu’en 2016, car, si elle regroupe une majorité de ruraux blancs, elle compte également une forte propension d’hommes d’origine latino-américaine – entre autres les ressortissants cubains vivant en Floride. L’action de Joe Biden devra composer avec les 70 millions d’Américains rejetant le courant démocrate et l’establishment de Washington qu’il incarne. A cette heure, le président sortant conteste toujours le résultat, arguant d’une fraude due aux votes par correspondance.

 

La peur, que l’on espère chimérique, d’un possible affrontement entre deux Amériques irréconciliables amène plus rationnellement à considérer la division du Sénat. Chaque camp détenant pour l’instant 48 sièges sur 100 (5), les marges de manœuvre du nouveau président démocrate s’annoncent réduites, et ses réformes ardues. Notons cependant qu’une telle polarisation n’est pas nouvelle. En 1960, John Fitzgerald Kennedy avait remporté le vote populaire avec seulement 0,2 points d’avance sur Richard Nixon (6), qui ne voulut pas contester le résultat afin d’éviter une éventuelle crise institutionnelle – Donald Trump n’a pas les mêmes préoccupations.

 

La mobilisation, le rassemblement, « guérir l’Amérique » (7), tels étaient les mots du nouveau président dimanche 8 novembre. La main tendue par Joe Biden à ses adversaires politiques s’appliquera-t-elle à la continuité du fonctionnement de l’administration américaine ? Chaque succession aborde cet enjeu, notamment en politique étrangère. En 2008, Barack Obama avait décidé de conserver Robert Gates au département de la Défense. Cela avait évité la multiplication des difficultés du Pentagone, pris dans deux conflits majeurs – l’Irak et l’Afghanistan -, et permis de rassurer les conservateurs du Congrès. Si l’arrivée de Barack Obama sonnait le glas de l’Amérique « gendarme du monde », celle-ci, à travers la continuité idéologique de ses institutions, prenait un virage doux et lent. En 1963, la forte dépendance du président Lyndon B. Johnson à l’égard de l’administration Kennedy – la décennie de Robert McNamara à la Défense et de Dean Rusk au secrétariat d’Etat – a sans aucun doute rendu plus difficile d’envisager sérieusement un changement radical de la politique américaine sur le Vietnam.

 

Dès lors, face au chiasme idéologique qui oppose les deux candidats, Joe Biden choisira-t-il de renouveler de fond en comble l’administration précédente ? Les secrétaires de Donald Trump, notamment, son secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, ne résisteront sûrement pas aux revirements diplomatiques à l’égard d’Israël et de l’Arabie saoudite, ni à la fin de la « pression maximale » contre l’Iran. Pour autant, nous pouvons tenir comme acquis le relatif consensus national du devoir de modernisation de la défense américaine face aux nouvelles menaces extérieures – chinoises et russes notamment. Cette ligne stratégique assure une certaine continuité dans les prochains budgets de défense et dans les contrats observés, comme en témoigne Kathy Warden, PDG de Northrop Grumman (8). A cet égard, l’industrie de défense américaine s’inquiétait moins de l’élection présidentielle que des effets et de l’étalement de l’épidémie de Covid-19, en particulier dans le secteur aéronautique commercial. En outre, en septembre dernier, la moitié du corps militaire disait soutenir le candidat Joe Biden et 42% désapprouvaient fortement le mandat de Donald Trump, depuis ses attaques répétées contre l’institution militaire (9).

 

Ainsi, une courte majorité a obtenu le départ de Donald Trump, inspirée par le message rassembleur du duo Biden-Harris. Dès lors, le parti démocrate n’est pas élu pour son programme et son idéologie : si son essence est, certes, l’unité des citoyens et leur protection, son caractère de contre-pouvoir en 2020 n’est pas suffisant pour une pleine victoire sur l’idéologie national-conservatrice qu’incarne Donald Trump. Ce mandat sera celui de la réflexion sur la nature même du parti démocrate – et les républicains peuvent se poser la même question : leur avenir est-il du côté de l’alt-right (10) et du « protectionnisme racial » (11)? Joe Biden et ses successeurs devront considérer le sentiment de dépossession, la volonté de protection et de puissance sans entrave d’une moitié de leurs compatriotes. La fin de cet épisode électoral reste pour autant à suivre : l’issue des recours déposés par les avocats de Donald Trump, avant le 8 décembre, et le discours d’investiture de Joe Biden esquissant sa future politique, le 20 janvier 2021.

 

 


(1) De la démocratie en Amérique, 1835
(2) Participation s’élevant à 73,2%, débouchant à la victoire de William McKinley
(3) 70, 6 contre 69,4 millions.
(4) L’électorat de Donald Trump étant majoritairement blanc et rural, vote ainsi dans les Etats centraux, qui possèdent un nombre élevé de grands électeurs proportionnellement à leur population.
(5) Les prochains résultats en Géorgie assoiront la majorité, puisque le scrutin est actuellement recompté. Si aucun des candidats de ces deux élections ne parvient à atteindre les 50 %, la loi électorale de la Géorgie prévoit qu’un second tour se tienne le 5 janvier 2021.
(6) « 1960 Presidential General Election Results ». Consulté le 8 novembre 2020.
https://uselectionatlas.org/RESULTS/national.php?year=1960.
(7) « Elections américaines : Joe Biden promet de « guérir » l’Amérique dans son discours de victoire ». Le Monde.fr, 8 novembre 2020. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/11/08/elections-americaines-dans-son-discours-de-victoire-joe-biden-promet-de-guerir-l-amerique_6058953_3210.html.
(8) “While we plan for various budget scenarios, defense spending is largely threat-driven and today’s threat environment warrants a strong defense. Emerging threats are intensifying, and we believe both political parties are committed to effectively countering these threats.” Gould, Joe. « What the Defense Industry Is Seeing and Saying about the Election ». Defense News, 3 novembre 2020. https://www.defensenews.com/congress/2020/11/02/what-the-defense-industry-is-seeing-and-saying-about-the-election/.
(9) III, Leo Shane. « Trump’s Popularity Slips in Latest Military Times Poll — and More Troops Say They’ll Vote for Biden ». Military Times, 1 septembre 2020. https://www.militarytimes.com/news/pentagon-congress/2020/08/31/as-trumps-popularity-slips-in-latest-military-times-poll-more-troops-say-theyll-vote-for-biden/.
(10) « Etats-Unis : qu’est-ce que l’« alt-right » et le « suprémacisme blanc » ? » Le Monde.fr, 16 août 2017. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/16/etats-unis-qu-est-ce-que-l-alt-right-et-le-supremacisme-blanc_5173096_4355770.html.
(11) « Questions Raciales : L’Amérique Blanche va-t-Elle Mieux Depuis l’élection de Donald Trump ? » Consulté le 8 novembre 2020. https://le1hebdo.fr/journal/comment-trump-a-chang-l-amrique/316/article/questions-raciales-l-amrique-blanche-va-t-elle-mieux-depuis-l-lection-de-donald-trump-4105.html.

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